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Full text of "La mer libre du Pôle; voyage de découvertes dans les mers arctiques exécuté en 1860-1861"

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LIBRARY  OF  THE 

UNIVERSITY  OF  ILLINQS 

AT  URBANA-CHAMPAIGN 

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LA 

MER  LIBRE  DU  PÔLE 

VOYAGE   DE   DÉCOUVERTES 

DANS   LES  MERS  ARCTIQUES 

EXÉCUTÉ  EN   1860-1861 


9829  —  IMPRIMERIE  GÉNÉRALE  DE  CH.  LAHURE 
Rue  de  Flearos,  9,  à  Paria 


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Le  D'  J.  J.  Haye». 


LA 

MER  LIBRE  DU  PÔLE 

VOYAGE  DE  DÉCOUVERTES 

DANS  LES  MERS  ARCTIQUES 

EXÉCUTÉ  EN  1860-1861 

PAR 

LE   DOCTEUR  J.  J.  HAYES 

TRADUIT   DE    L'aNGLAIS 
ET   ACCOMPAGNÉ    DE    NOTES    COMPLÉMENTAIRES 

PAR 

FERDINAND   DE  LANOYE 

OUTRAGE   HXDSTRÉ    DE    70    GRATUBES    SOB    BOIS 
KT  ACCOMPAGHÉ   DE   S  CAKTBS 


PARIS 

LIBRAIRIE   DE   L.  HACHETTE  ET  C 

BOULEVARD     SAINT-GERMAIN,     N»    77 

1868 

Tons  droia  réservés 


J'AVAIS  EV  L'INTENTION  DE  DÉDIER  CE  LIVRE 


WILLIAM    PARKER    FOULEE 

DE  PHIUDELPHIE 


dont  la  puissante  intelligence  et  la  généreuse  amitié 

m'ont  mis  à  même  de  donner  un  corps  à  mes  projets 

et  d'assurer  le  succès  d'une  entreprise 

oîi  je  n'avais  pour  phare  et  pour  guide 

que  la  lumière  de  la  foi  et  l'ardeur  de  la  jeunesse. 

Ne  pouvant  aujourd'hui 

offirir  à  cet  homme,  excellent  entre  tous,  ce  tribut  de  mon  admiration, 

je  le  voue ,  comme  une  dette  sacrée. 


A  SA  MÉMOIRE 


J.  J.  Hayes. 


%      4^ 


INTRODUCTION. 


Plan  de  l'expédition.  —  Publication  du  projet.  —  Appel  aux  sociétés 
scientifiques.  —  Lectures  et  Conférences.  —  Libéralités  du  public 
et  de  diverses  sociétés.  —  Achat  d'un  navire  à  Boston.  —  Diffi- 
cultés dans  le  choix  d'un  équipage.  —  Organisation  définitive.  — 
Matériel  scientifique.  —  Subsides  abondants. 


Je  me  propose  de  raconter  dans  ce  volume  les  incidents 
de  mon  voyage  dans  les  mers  polaires. 

Le  plan  de  cette  entreprise  date  de  l'époque  où  je  sui- 
vais en  qualité  de  chirurgien  l'expédition  du  regrettable 
docteur  Kane,  de  la  marine  des  États-Unis^  et  bien  qu'à 
mon  retour,  en  octobre  1855,  mon  projet  ne  me  parût  pas 

1.  Arctie  explorations  :  the  second  Grinnell  expédition  in  searchofsir 
John  Franklin,  in  the  years  1853-54-55,  by  Elisha  Kent  Kane,  M.  D.  U.  S.  N. 
—  2  vol.  in-S*.  Philatlelphia.  Il  est  fâcheux  que  cet  ouvrage,  magnifique- 
ment illustré  et  l'un  des  plus  complets  qui  aient  été  publiés  $ur  la  matière, 
n'ait  pas  été  intégralement  traduit  en  français.  Il  n'en  existe  dans  notre 
langue  que  les  fragments  que  nous  en  avons  publiés  dans  le  premier  vo- 
lume du  Tour  du  monde  et  dans  la  modeste  compilation  où,  sous  le  titre 
de  la  Mer  polaire,  nous  avons  donné  la  t-ubstance  abrégée  des  relations  de 
voyages  entrepris  à  la  recherche  des  épaves  de  l'expédition  de  Franklin. 
{Trad.) 


XI  INTRODUCTION. 

encore  exécutable,  je  n'en  ai  jamais  abandonné  la  pensée. 
11  embrassait  un  vaste  champ  de  découvertes  ;  je  me  pro- 
posais de  franchir  le  détroit  de  Smith,  de  compléter  l'étude 
des  côtes  nord  du  Groenland  et  de  la  terre  de  Grinnell, 
puis  de  pousser  mes  recherches  aussi  loin  que  possible 
dans  la  direction  du  pôle  Nord. 

Pour  base  de  mes  opérations,  je  choisis  la  terre  de  Grin- 
nell, découverte  par  moi  dans  mon  précédent  voyage;  j'en 
avais  suivi  les  rivages  jusqu'au  80*  degré  de  latitude,  et  j'é- 
tais persuadé  qu'elle  conviendrait  parfaitement  à  mon  but. 

Comme  plusieurs  éminents  géographes  et  naturalistes, 
j'étais  convaincu  que  l'Océan  ne  peut  être  gelé  autour  du 
pôle  Nord,  qu'une  vaste  mer  libre,  dont  l'étendue  varie 
avec  les  saisons,  se  trouve  encadrée  dans  la  formidable 
ceinture  de  glaces  qui  a  défié  tant  d'audacieux  assauts,  et 
je  désirais  ajouter  encore  aux  preuves  accumulées  à  cet 
égard,  d'abord  par  les  anciens  navigateurs  hollandais  et 
anglais,  plus  tard  par  les  voyages  de  Scoresby,  de  Wrangel 
et  de  Parry,  et  tout  récemment  par  l'expédition  du  docteur 
Kane. 

On  le  sait,  le  plus  grand  obstacle  qu'ait  à  vaincre  l'ex- 
plorateur qui  veut  résoudre  ce  problème  important  de  la 
physique  du  globe,  consiste  dans  la  difficulté  de  briser  avec 
un  navire  l'immense  barrière  de  glaces  ou  de  la  franchir 
en  traîneau,  de  manière  à  se  saisir  enfin  de  la  seule  preuve 
décisive.  Mon  précédent  voyage  m'avait  amené  à  conclure 
que  la  voie  du  détroit  de  Smith  offre  le  plus  de  chances  de 
succès;  j'espérais  ouvrir  une  route  à  mon  bâtiment  jusqu'au 
80*  parallèle,  puis,  à  l'aide  des  chiens  indigènes,  transpor- 
ter sur  la  glace  un  canot,  et  enfin,  si  pareille  fortune 
m'était  réservée,  le  lancer  dans  la  mer  libre  pour  continuer 
ma  route  vers  le  Nord. 


% 


INTRODUCTION.  m 

On  verra  dans  les  pages  suivantes  ce  que  j'ai  pu  réaliser 
de  ce  dessein. 

On  se  rappelle  que  le  point  le  plus  éloigné  atteint  par 
les  navires  du  docteur  Kane  fut  le  port  Van  Rensselaer, 
par  78»  37'  de  latitude.  D'après  les  souvenirs  d'un  voyage 
en  traîneau  que  nous  avions  entrepris  pendant  notre  séjour 
dans  cette  région,  il  me  semblait  que,  sous  le  même  pa- 
rallèle, mais  sur  la  rive  occidentale,  je  pourrais  trouver 
une  station  plus  favorable  à  la  fois  comme  lieu  d'hiver- 
nage et  comme  centre  de  recherches. 

Il  est  inutile  de  m'é tendre  sur  les  avantages  d'un  tel 
poste  comme  centre  d'observations  scientifiques  :  j'étais  en- 
couragé dans  ma  tâche,  non-seulement  par  l'espoir  de  com- 
pléter nos  connaissances  géographiques  sur  cette  région 
du  globe  et  de  résoudre  définitivement  le  problème  de  la 
mer  circompolaire ,  mais  aussi  par  celui  d'élucider  plu- 
sieurs questions  scientifiques  qui  s'y  rattachent  intime- 
ment. 

Les  courants  aériens  et  maritimes,  la  température  de 
l'eau  et  de  l'air,  la  pression  atmosphérique  et  les  ma- 
rées ,  les  variations  de  la  pesanteur,  de  la  direction  et  de 
l'intensité  des  forces  magnétiques,  l'aurore  boréale,  la 
formation  et  la  marche  des  glaciers,  et  d'autres  importants 
détails  de  la  physique  du  globe,  forment  un  ensemble  de 
données,  encore  un  peu  confuses,  qui,  selon  moi,  ne  pou- 
vaient que  gagner  à  être  étudiées  sur  le  théâtre  en  ques- 
tion. Des  années  de  séjour  et  les  labeurs  incessants  d'un 
certain  nombre  d'hommes  spéciaux  me  semblaient  pouvoir 
être  utilement  employés  dans  ce  but. 

Pressé  par  ces  motifs,  je  m'adressai  avec  confiance  au 
monde  savant  et  à  mes  concitoyens. 

La  réponse ,  quoique  très-satisfaisante  à  la  fin ,  fut  plus 


# 


IV  INTRODUCTION. 

lente  à  venir  (jue  je  ne  l'avais  d'abord  espéré.  Plusieurs 
circonstances  concouraient  à  décourager  le  public,  et  la 
principale  était  l'idée,  alors  généralement  répandue,  que 
toute  entreprise  ayant  le  pôle  Nord  pour  but  devait  néces- 
sairement avorter,  et  n'amener  d'autre  résultat  que  le 
sacrifice  coupable  de  vies  utiles  et  précieuses. 

Après  plusieurs  vaines  tentatives,  les  influences  favora- 
bles à  mes  projets  commencèrent  à  prévaloir,  et  ce  fut 
surtout,  j'aime  à  le  reconnaître,  le  concours  de  ces  As- 
sociations scientifiques  dont  les  opinions  font  loi  dans  le 
monde,  qui  donna  l'impulsion  à  ce  mouvement. 

C'est  devant  la  Société  américaine  de  géographie  et  de 
statistique  que,  pour  la  première  fois,  en  décembre  1857, 
je  développai  mon  plan  d'exploration  et  les  moyens  que  je 
comptais  employer.  C'est  là  que,  pour  la  première  fois 
aussi,  j'éprouvai  ce  découragement  auquel  j'ai  déjà  fait 
allusion;  tous  ceux  qui  s'intéressaient  à  mes  desseins 
comprirent  qu'il  fallait,  avant  de  faire  appel  aux  amis 
de  la  science,  prouver  au  public  que  le  voyage  proposé 
était,  non-seulement  praticable,  mais  encore  ne  présentait 
pas,  à  beaucoup  près,  autant  de  dangers  qu'on  pouvait  le 
craindre. 

Je  me  vouai  à  cette  tâche  que  bien  des  gens  croyaient 
sans  espoir,  mais  j'avais  vingt-cinq  ans,  et  à  cet  âge  on  se 
décourage  difficilement.  Aidé  des  personnes  favorables  à 
mon  entreprise,  je  fis  annoncer  que  j'étais  prêt  à  accepter 
l'appel  des  sociétés  littéraires  ou  des  Clubs  qui  organisaient 
des  Conférences  pour  l'hiver;  —  les  Lectures  étaient  alors 
très  en  vogue,  et  chaque  petite  ville  parlait  de  ses  cours  avec 
orçueil. 

Les  invitations  affluèrent  et  toutes  mes  heures  fu- 
rent employées.  Les  journaux  littéraires  et  scientifiques, 


INTRODUCTION.  v 

la  presse,  toujours  prompte  à  propager  les  idées  libérales 
et  éclairées,  me  donnèrent  leur  appui  cordial,  et,  au  com- 
mencement du  printemps  de  1858,  nous  eûmes  la  satisfac- 
tion de  constater  que  plusieurs  des  erreurs  populaires  sur 
les  dangers  de  l'expédition  aux  terres  arctiques  étaient  déjà 
dissipées. 

Sur  l'invitation  du  professeur  Joseph  Henry,  je  fis,  dans 
la  magnifique  salle  de  l'Institution  Smithsonienne  à  Was- 
hington, une  série  de  lectures  qui  assurèrent  à  mon 
projet  la  bienveillance  et  le  soutien  du  professeur  A.  D. 
Bâche,  le  savant  et  habile  directeur  de  l'Inspection  des 
côtes  des  États-Unis. 

En  avril  1858,  je  soumis  mon  plan  à  l'Association  scien- 
tifique américaine  et  ce  corps  de  «  représentants  de  l'hu- 
manité »  désigna  seize  de  ses  principaux  membres  pour 
former  une  commission  chargée  de  s'occuper  de  Vexpèdi- 
tion  arctique. 

Il  ne  restait  plus  qu'à  réunir  les  fonds  nécessaires;  pour 
cela,  des  comités  furent  promptement  organisés  par  la  So- 
ciété scientifique,  l'Académie  des  sciences  naturelles  de 
Philadelphie,  la  Société  de  géographie,  le  Lycée  d'histoire 
naturelle  de  New-York,  l'Académie  des  arts  et  sciences  et 
la  Société  d'histoire  naturelle  de  Boston. 

Ces  divers  comités  ouvrirent  des  listes  de  souscription  et 
le  professeur  Bâche,  toujours  le  premier  à  encourager  les 
découvertes  scientifiques,  voulut  bien  inscrire  en  tête  son 
nomjnfluent  et  illustre. 

Le  savant  secrétaire  de  l'Institution  Smithsonienne,  le 
professeur  Joseph  Henry,  nous  offrit  généreusement  plu- 
sieurs instruments  scientifiques;  nous  fûmes  aussi  puis- 
samment aidés  par  M.  Henry  Grinnell,  dont  le  zèle  et  les 
sacrifices  en  faveur  de  l'exploration  des  régions  arctiques 


Ti  IXTBODUCTIOX. 

aaHl  trop  biei  cniHis  pour  qne  faîe  liiesoiB  dTca  fiôie  ià 

raneev  « 

Je  HfMhcssw  |itos  taord  à  laChunlve  de  commerce  de 
ftew-Tort,  et  à  cdk  de  Hifladriphie;  crtte  dernière  s*aii> 
fRsaa  de  MMBmcr  «ae  commissioii  ponrle  mèniebiit  qoe 
les  .uniftr%  aoMBlifiqpM&.  Je  pariai  anssi,  dus  le  salle  des 
de  llBstitiit  Lovdl  à  Bosloii^  deiant  mie  nom- 
ai^MmWee  ifxmie  par  les  soins  de  rAcadèmîe  des 
aris  et  des  sckaces;  à  cette  occasîoii  cA  grâce  à  râoqnoÉl 
affm  dke  pfésâdent  §ea  Hiomiiahle  Ed  Evmlt  et  des  pr«K 
femems  È^^ÊSsa  et  W.  B.  Roecrs,  mi  nomean  comité  faA 
«■Samsë  ponr  coqpêicr  aiec  cens  que  J'ai  dgà  mentiomiés. 
Je  cuntimMis  pendent  ce  temps  les  lecfaires  dont  J'aTaîs 
retiré  tant  dlamnlages,  car^  tant  en  intéressant  le  publie  à 
mon  entrepeîm,  dles  étaient  aussi  nne  soaroe  de  proBt 
Le  icsnltxt  cacnflunt  de  denx  leclnres  qoe  je  fis 
les  anapioes  de  la  Sodêlé  de  géograpiiie  est  dû  sans 
donie  à  Fag^ni  dhalearenx  que  donnèiait  à  mcn 
projet  les  fisooorsdn  Bér.  Ihltetlnine^dnBév.  J.  P.IIiamp- 
mn,  da  professenr,  aajonrfhm  major  général,  Mitdiel . 
de  M.  Egiicrd  lîlde,  dont  la  guerre  diîle  deraiit  Idire  un 
Ivïgadfar  général,  et  surtout  celui  du  savant  D^  lieber. 

VtÊÊâH  maniindtr  par  les  géographes  européens  fat  à 
peine  moindre  qne  celui  de  nos  assodatioas  sdentifiqiMs. 
LYmim  nt  ptésideaft  de  la  Société  géograyhiqoe  de  Londres^ 
air  Boderïck  Inpejr  Murdûson,  en  annonçant  à  ce  corps 
projets  d'une  noureile  expéditiMi  aux  ré- 
pcdaires^  rifinu  les  voeux  les  plus  ardents  pour  le 


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ISiKS  BOUtiB  lusumit^^    lit 


VIII  INTR0DUGT10x\. 

nouveau  baptême  qui  plus  tard,  à  ma  requête,  fut  con- 
firmé par  un  acte  du  Congrès. 

La  saison  s'avançait  rapidement  :  nous  aurions  dû  être 
partis  déjà  et  chaque  jour  de  relard  ajoutait  à  mon  anxiété; 
je  craignais  de  ne  pouvoir  plus  franchir  les  glaces  de  la  mer 
de  Baffîn,  et  choisir  un  lieu  d'hivernage  avant  que  les  ban- 
quises n'eussent  fermé  tout  accès.  Aussi,  ce  fut  avec  la  plus 
yive  satisfaction  que  je  vis  enfin  le  navire  amarré  dans  la 
darse  de  M.  Kelly  et  les  ouvriers  activement  occupés  à  le 
mettre  en  état.  Pour  nous  protéger  contre  les  frottements 
et  la  pression  des  glaces ,  un  revêtement  de  bordages  en 
chêne  épais  de  deux  pouces  et  demi  fut  cloué  sur  les  flancs, 
et  tout  l'avant,  jusqu'aux  écubiers,  fut  recouvert  d'épaisses 
feuilles  de  tôle.  A  l'intérieur,  on  renforça  le  schooner  par 
de  solides  baux,  entre-croisés  à  douze  pieds  les  uns  des 
autres,  un  peu  au-dessous  de  la  ligne  de  flottaison  et  for- 
tement maintenus  à  l'aide  de  courbes  additionnelles  et 
d'entremises  en  diagonale;  enfin,  pour  manœuvrer  plus 
facilement  au  milieu  des  glaces,  son  gréement  fut  changé, 
et  à  sa  mâture  ordinaire  on  ajouta  des  huniers. 

Pendant  ces  travaux  indispensables,  le  mois  de  juin  s'é- 
coulait, et  il  était  presque  achevé  lorsque  le  bâtiment  fut 
amené  au  quai  pour  recevoir  son  chargement ,  composé 
en  grande  partie  «  d'ofl'randes  au  nom  de  la  science.  »  Ces 
dons  n'arrivant  pas  régulièrement ,  il  s'ensuivait  assez  de 
confusion  dans  l'emmagasinage  et  cela  suffit  pour  expli- 
quer de  nouveaux  retards.  Dans  les  circonstances  les  plus 
favorables,  un  mois  n'eût  pas  été  de  trop  pour  armer  un 
navire,  acheter  et  caser  une  cargaison  des  plus  variées, 
construire  et  rassembler  traîneaux,  canots,  équipements  de 
voyage ,  se  munir  d  instruments  et  de  tout  le  matériel  in- 
dispensable à  une  exploration  scientifique,  bref,  réunir  les 


INTRODUCTION.  ix 

mille  et  une  choses  nécessaires  à  une  expédition  si  hasar- 
deuse et  si  lointaine.  A  nulle  époque  de  ma  vie  je  n'en- 
tassai plus  d'anxiété  et  de  labeurs  que  pendant  ce  long 
mois  de  préparatifs. 

Le  choix  de  l'équipage  ne  me  fut  pas  un  moindre  souci  ; 
les  volontaires  affluaient  :  j'en  aurais  eu  de  quoi  former 
une  escadre,  le  difficile  était  de  trouver  ceux  que  leur  con- 
stitution ou  leurs  habitudes  rendaient  propres  à  une  pa- 
reille entreprise.  Le  plus  grand  nombre  n'avait  jamais  mis 
le  pied  sur  un  navire ,  et  bien  qu'ils  se  déclarassent  prêts 
«  à  tout  faire  »,  la  plupart,  ainsi  qu'il  arrive  souvent,  n'au- 
raient été  capables  de  rien. 

Je  fus  assez  heureux  pour  m'assurer  le  concours  de 
mon  ancien  compagnon  de  l'expédition  Grinnell,  M.  Au- 
guste Sonntag,  revenu  en  1859  du  Mexique,  où  il  dirigeait 
de  savantes  explorations  qu'il  m'avait  proposé  d'aban- 
donner pour  m'aider  dans  mes  travaux  préliminaires; 
nommé  à  son  retour  directeur  adjoint  de  l'observatoire 
Dudley,  d'Albany,  il  sacrifia  pour  m'accompagner  la  posi- 
tion avantageuse  qu'il  venait  d'obtenir. 

Le  choix  fait,  nous  étions  quinze  : 

D'  J,  J.  Hayes,  commandant. 

L.  J.  Aug.  Sonntag,  astronome,  conmiandant  en  se- 
cond. 
S.  J.  MXormick,  officier  de  manœuvres. 
Henry  W.  Dodge. 

Henry  G.  Radcliffe,  aide-astronome. 
George  F.  Rnorr,  secrétaire. 
Gollin  G.  Starr. 

Gibson  Carruthers,  contre-maître  et  charpentier. 
Francis  L.  Harris,  Harvey  Heywood,  volontaires. 


X  INTRODUCTION. 

John  M'Donald,  Thomas  Barnum,  Charles  M'Cormick, 
William  Miller,  John  Williams,  matelots. 

Notre  matériel  scientifique  était  suffisant  :  l'Institution 
Smithsonienne  nous  fournit  une  bonne  provision  de  ther- 
momètres, de  baromètres  et  d'instruments  non  moins  uti- 
les ,  ainsi  que  de  l'esprit-de-vin ,  et  tout  le  matériel  né- 
cessaire pour  la  conservation  de  spécimens  d'Histoire 
naturelle. 

J'ai  aussi,  pour  cette  dernière  branche  de  mes  prépa- 
ratifs, à  remercier  l'Académie  des  sciences  naturelles 
de  Philadelphie  et  le  Muséum  de  Cambridge.  M.  Taglia- 
beau  ,  l'habile  opticien  de  New- York ,  me  fit  cadeau  de 
splendides  thermomètres  à  alcool ,  et  la  courtoisie  du  di- 
recteur du  Bureau  topographique  de  Washington  me  valut 
deux  sextants  de  poche,  précieux  instruments  que  je  n'au- 
rais pu  acheter  ou  emprunter  ailleurs.  J'avais  espéré  que 
l'Observatoire  national  me  fournirait  un  appareil  pour 
sonder  par  de  grands  fonds,  mais  on  m'apprit  que  cette 
concession  ne  pourrait  être  faite  sans  un  acte  du  Congrès. 
Je  réussis  mieux  en  dehors  des  limites  de  la  routine  nauti- 
que; le  directeur  de  l'inspection  des  côtes  me  remit  un 
cercle  vertical  qui  remplissait  le  double  emploi  d'une  lu- 
nette méridienne  et  d'un  théodolite,  un  magnétomètre  bien 
éprouvé  et  un  cercle  à  réflexion. 

Nous  avions  trois  grands  chronomètres,  deux  chronomè- 
tres de  poche  réservés  pour  les  voyages  en  traîneau  ;  un 
excellent  télescope  dont  l'objectif  était  de  quatre  pouces  et 
demi;  et,  sous  la  surveillance  du  regrettable  M.  Bond,  de 
Cambridge,  et  de  M.  Sonntag,  je  fis  construire  un  pendule 
d'après  le  plan  de  l'instrument  de  Foster. 

De  ce  côté  tout  allait  bien,  mais  les  hommes  spéciaux 


INTRODUCTION.  xi 

manquaient  :  de  tous  mes  compagnons,  M.  Sonntag  était  le 
seul  réellement  instruit. 

L'armement  du  schoner  était  parfait  et  la  soute  bien 
garnie;  dabondantes  conserves  de  viande,  de  légumes  et 
de  fruits  nous  rassuraient  contre  le  scorbut,  et  une  bonne 
provision  de  bœuf  séché,  de  tablettes  de  bouillon  (mélange 
de  viande,  de  carottes  et  d'oignons)  préparés  exprès  pour 
nous  par  la  compagnie  de  conserves  alimentaires  de  New- 
York,  nous  garantissaient  une  nourriture  saine  et  facile  à 
transporter  dans  nos  courses  en  traîneau;  je  la  préférai  au 
pemican  ordinaire.  Nous  étions  munis  de  solides  et  chauds 
vêtements  de  laine  et  quatre  grosses  balles  de  peaux  de 
bison  nous  promettaient  aide  et  protection  contre  les  vents 
du  nord;  de  plus,  nous  avions  un  arsenal  de  carabines,  de 
fusils  et  de  poudre,  quarante  tonneaux  de  charbon,  du 
bois  de  chauffage  et  bon  nombre  de  planches  de  pin  desti- 
nées à  abriter  le  navire  pendant  l'hivernage. 

Je  donnai  moi-même  le  dessin  des  traîneaux  et  je  fis 
construire  sous  mes  yeux  les  tentes,  les  lampes  à  cuire  nos 
aliments  et  le  reste  du  matériel  nécessaire.  Je  ne  pourrais 
sans  manquer  à  la  délicatesse  dire  ici  les  noms  d'une  foule 
d'amis  dont  nous  reçûmes  des  livres  et  4,outes  sortes  de 
petites  provisions  que  nous  avons  dûment  appréciées  pen- 
dant notre  captivité  dans  les  glaces. 

Le  départ  étant  fixé  au  4  juillet,  les  amis  de  l'expédition 
furent  convoqués  par  M.  0.  W.  Peabody,  secrétaire  du  co- 
mité de  Boston ,  pour  venir  nous  dire  un  dernier  adieu. 
Malgré  le  temps  brumeux  et  sombre,  plusieurs  centaines 
de  personnes  se  rendirent  à  l'appel  :  notre  petite  troupe 
était  réunie  pour  la  première  fois,  et,  quoiqu'un  accident 
imprévu  nous  empêchât  de  lever  l'ancre,  nous  fûmes  aussi 
heureux  qu'on  peut  l'être ,  en  écoutant  les  discours  et  les 


LA 


MER  LIBRE 

DU    PÔLE. 


CHAPITRE  I. 

Départ  de  Boston.  —  La  rade  de  Nantasket.  —  En  mer. 


Dans  la  soirée  du  6  juillet  1860,  le  schooner  les  Élals-Unis 
détacha  les  amarres  qui  le  fixaient  au  quai,  prêt  à  partir 
le  jour  suivant. 

Le  matin  se  leva  clair  et  brillant;  une  demi-heure  avant 
moi  plusieurs  amis  vinrent  à  bord,  pour  nous  accompagner 
jusqu'à  l'entrée  de  la  baie,  et  parmi  eux  se  trouvaient  Son 
Excellence  le  gouverneur  de  l'État  et  les  représentants  des 
Comités  de  Boston,  New-York  et  Philadelphie.  Une  société 
nombreuse  et  sympathique  couvrait  le  pont  du  grand  et 
beau  remorqueur,  le  P.  P.  Fortes,  qui,  se  plaçant  près  de 
nous  et  saisissant  notre  câble,   nous  remorqua  hors  de 

1 


2  LA  MEK  LIBRE. 

l'ancrage.  Sur  le  (|uai  Long,  une  batterie,  que  le  maire  de 
la  ville  avait  fait  placer  en  notre  honneur,  nous  salua  au 
passage;  maints  vivats  d'adieu  se  succédaient  à  mesure  que 
nous  descendions  la  baie. 

Le  vent  n'étant  pas  favorable,  nous  jetâmes  l'ancre  dans 
la  rade  de  Nantasket  ;  le  remorqueur  ramena  à  Uoston  la 
plupart  de  nos  amis  et  je  restai  dans  ma  cabine  à  conférer 
une  dernière  fois  avec  les  ])rincipaux  promoteurs  de  l'entre- 
prise. Une  liasse  de  papiers,  remise  alors  entre  mes  mains, 
me  rendit  seul  propriétaire  du  navire  et  de  son  armement. 
Le  soleil  se  couchait  pendant  nos  causeries,  et  comme  le 
vent  menaçait  de  souffler  de  l'est  pendant  le  reste  de  la 
nuit,  je  retournai  à  Boston  dans  le  yacht  de  M.  Baker. 

Pendant  ma  courte  absence,  l'officier  de  manœuvre  ne 
resta  pas  inactif  :  il  fit  rouvrir  la  cale  et  essaya  de  mettre 
un  peu  d'ordre  dans  le  chargement  des  ponts.  Certes,  nous 
ne  paraissions  guère  préparés  au  départ  :  les  provisions 
nous  arrivaient  encore  en  masse  aux  derniers  moments,  et 
le  tillac  était  littéralement  couvert  de  caisses  et  de  ballots 
qu'on  ne  savait  où  caser  ;  longtemps  après  la  nuit  close  on 
travaillait  encore  à  débrouiller  cet  effrayant  pêle-mêle  ;  le 
pilote  n'était  pas  venu,  et  il  fallait  l'attendre  jusqu'au  len- 
demain matin. 

Je  passai  cette  dernière  nuit  dans  le  yacht  de  M.  Baker, 
(|ui  me  ramena  en  compagnie  d'amis  décidés  à  ne  nous 
«luitter  qu'après  nous  avoir  vus  en  bon  chemin;  notre  es- 
corte était  complétée  par  les  jolis  yachts  Stella  et  Howard, 
aux  propriétaires  desquels  je  suis  heureux  d'adresser  ici  de 
nouveaux  remercîments. 

Aux  lueurs  grisâtres  de  la  première  aube ,  la  petite  flot- 
tille leva  ses  ancres  et  fit  voile  vers  la  ville,  pendant  que, 
c^ncore  émus  de  leurs  derniers  adieux  et  poussés  par  un 
bon  vent,  nous  gagnions  la  pleine  mer. 

.\.vant  le  soir,  les  côtes  avaient  disparu,  et  j'étais  de 
nouveau  bercé  par  les  vagues  du  grand  Atlantique  ;  de  nou- 


CHAPITRE  I.  3 

veau,  je  voyais  le  soleil  disparaître  sous  la  ligne  des  eaux, 
et  je  contemplai  les  nuages  aux  changeantes  couleurs  sus- 
pendus au-dessus  de  la  terre  que  je  venais  de  quitter,  jus- 
qu'à ce  que  la  dernière  teinte  d'or  et  de  cramoisi  se  fût 
fondue  dans  le  doux  crépuscule.  Me  glissant  alors  dans 
mon  humide  et  étroite  cabine,  je  goûtai  le  premier  repos 
profond  et  continu  que  j'eusse  pris  depuis  plusieurs  se- 
maines. L'entreprise,  qui  durant  cinq  ans  avait  absorbé 
toutes  mes  pensées,  était  maintenant  en  voie  d'exécution  ; 
appuyé  sur  la  Providence  et  fort  de  mon  énergie,  j'avais  foi 
dans  l'avenir. 


CHAPITRE  II. 


Traversée  de  Boston  au  Groenland.  —  La  discipline  à  bord.  —  Les 
ponts.  —  Nos  quartiers.  —  Le  premier  iceberg.  —  Le  cercle 
polaire.  —  Le  soleil  de  minuit.  —  Le  jour  sans  fin.  —  Nous  appro- 
chons de  la  terre.  —  Spectacle  magique.— Le  port  dePrôven. 


Je  n'arrêterai  pas  longtemps  le  lecteur  sur  notre  traver- 
sée d'Amérique  au  Groenland;  elle  présenta,  du  reste,  peu 
d'incidents  dignes  d'attention. 

Je  m'occupai  d'abord  de  ré(juipage  :  ofliciers  et  matelots 
réunis,  je  leur  représentai  qu'étant,  pour  bien  des  mois 
sans  doute ,  appelés  à  former  seuls  notre  petit  univers , 
nos  intérêts,  notre  ambition,  notre  vie  même,  tout  nous 
faisait  une  loi  de  reconnaître  les  obligations  ({ui  nous 
liaient  les  uns  aux  autres;  que,  si  nous  les  avions  toujours 
sous  les  yeux,  nous  ne  trouverions  plus  difficile  de  subor- 
donner les  considérations  de  l'égoïsme  aux  nécessités  du 
l)ienêtre  et  du  salut  de  tous.  La  réponse  fut  telle  que  je 
la  pouvais  attendre  et  je  me  suis  souvent  félicité  d'avoir, 
dès  le  début,  établi  nos  relations  mutuelles  d'une  manière 
si  satisfaisante.  Non-seulement  le  résultat  en  fut  très  favo- 
rable au  bonheur  commun,  mais  encore  ce  système  m'é- 
pargna nombre  de  pénibles  soucis;  du  commencement  à  la 


CHAPITRE  ir.  5 

fin  de  notre  voyage,  je  n'ai  eu  à  constater  la  moindre  in- 
fraction à  mes  ordres  et  à  la  discipline  généralement  en 
usage. 

Ce  point  important  réglé,  vint  le  tour  du  schooner  ; 
ici  les  difficultés  étaient  infiniment  plus  compliquées  :  ira- 
possible  de  rendre  notre  habitation  présente  un  peu  con- 
fortable, impossible  de  mettre  un  ordre  quelconque  dans 
le  chaos  de  son  chargement.  Nous  étions  déjà  secoués  par 
les  flots  de  l'Océan  que  notre  pont  offrait  encore  le  spec- 
tacle du  plus  désespérant  pêle-mêle  :  barils,  caisses, 
planches,  canots,  colis  de  toutes  sortes  étaient  cloués  ou 
amarrés  aux  mâts  et  aux  œuvres  mortes  ;  tout  était  en- 
combré et  il  jie  restait  de  l'avant  à  l'arrière  qu'un  anguleux 
sentier  tracé  dans  l'entassement.  Pour  lieu  de  promenade, 
nous  n'avions  que  la  dunette,  étroit  espace  de  douze  pieds 
de  long  sur  dix  de  large,  et  où  il  nous  avait  fallu  laisser 
maint  objet  dont  la  vraie  place  eût  été  à  fond  de  cale;  au- 
dessous  des  écoutilles,  tout  était  bondé  :  pas  un  coin,  pas 
un  recoin,  pas  un  trou  qui  ne  fût  rempli,  et  le  désordre 
du  pont  devait  nécessairement  durer  jusqu'à  ce  qu'une 
lame  complaisante  vînt  balayer  tout  ce  bric-à-brac;  je  dis 
complaisante,  car  nous  n'aurions  pu  nous  décider  à  rien 
jeter  à  la  mer.  Cependant  nous  étions  tellement  chargés 
que  le  pont,  par  le  travers  des  passavants,  ne  s'élevait 
que  d'un  pied  et  demi  au-dessus  de  l'eau,  et  qu'en  se 
courbant  sur  le  bastingage  on  pouvait  toucher  la  mer.  La 
cuisine  occupait  toute  la  place  entre  le  panneau  de  l'avant 
et  le  grand  mât;  l'eau,  embarquant  par-dessus  les  mu- 
railles, inondait  les  passavants  ;  le  feu  de  la  cuisine  et 
l'ardeur  du  cuisinier  s'éteignaient  souvent  à  la  fois,  et  je 
laisse  à  penser  si  la  régularité  de  nos  repas  en  était  com- 
promise. 

Ma  cabine,  ménagée  tout  à  l'arrière  du  rouf,  s'élevait 
de  deux  pieds  au-dessus  du  pont ,  et  mesurait  dix  pieds 
sur  six.  Deux  œils  de  bœuf  pendant  le  jour,  et  la  nuit . 


6  LA  MER  LIBRE. 

une  lampe  grinçant  dans  ses  supports,  éclairaient  mon 
réduit  dune  faible  lueur;  de  chaque  côté,  une  soute  ser- 
vait de  magasin  pour  les  provisions  et  rechanges  du  na- 
vire. Le  charpentier  confectionna  une  couche  étroite  à  mon 
usage  et  lorsque  je  l'eus  recouverte  d'un  magnifique  tapis 
brodé  et  entourée  de  brillants  rideaux  rouges,  je  fus  ébloui 
du  luxe  qui  allait  être  mon  partage. 

Devant  ma  cabine,  un  espace  assez  restreint  était  occupé 
par  l'échelle  du  dôme,  l'office  du  maître  d'hôtel,  le  tuyau 
de  poêle,  un  baril  de  farine  et  la  «  chambre  »  de  M,  Sonntag. 
En  descendant  deux  marches,*  on  se  trouvait  dans  le  carré 
des  officiers,  petite  pièce  de  douze  pieds  de  côté  et  de  six 
pieds  de  hauteur;  elle  était  lambrissée  de  chêne  et  con- 
tenait huit  cadres,  dont,  par  bonheur,  quelques-uns 
n'avaient  pas  de  maîtres  ;  on  le  voit,  notre  installation  ne 
pouvait  guère  prétendre  au  titre  de  confortable  ;  celle  des 
matelots  n'était  pas  meilleure  :  ils  se  trouvaient  logés 
sous  le  gaillard  d'avant,  tout  contre  les  murailles  du 
navire. 

Notre  route  passait  entre  l'île  de  Sable  et  les  caps  orien- 
taux de  Terre-Neuve.  Ceux  qui  ont  navigué  dans  les 
parages  de  la  Nouvelle-Ecosse,  se  rappellent  ces  brouil- 
lards lourdement  suspendus  sur  la  mer,  pendant  la  chaude 
saison  surtout;  nous  en  eûmes  plus  que  notre  bonne  part. 
Dès  le  second  jour  de  la  traversée,  nous  avions  fait  leur 
connaissance  ;  pendant  une  semaine  nous  fûmes  envelop- 
pés d'une  atmosphère  si  dense  que  le  soleil  et  l'horizon 
avaient  complètement  disparu  pour  nous.  Nous  ne  pûmes 
faire  une  seule  observation,  et  pendant  cette  période  il 
nous  fallut  recourir  sans  cesse  à  la  sonde  et  à  nos  calculs, 
mais  des  courants  variables  rendaient  fort  douteuse  cette 
méthode  d'appréciation. 

Le  sixième  jour  de  cet  éternel  brouillard,  je  commen- 
çais à  être  très-sérieusement  préoccupé,  mais  le  maître  de 
manœuvre  m'assurait  être  certain  de  notre  position,  et, 


CHAPITRE  IL  7 

la  carte  déployée  devant  nous,  me  le  prouvait  par  les 
sondages  :  nous  doublerions  le  cap  Race  pendant  le  quart 
du  matin. 

A  l'heure  indiquée,  je  me  trouvai  sur  le  pont,  et,  comme 
précédemment,  notre  position  fut  relevée  au  moyen  de  la 
sonde  ;  mais  le  plomb  n'était  qu'un  prophète  menteur  : 
nous  courions  droit  sur  le  cap.  Cependant,  calmé  par  les 
affirmations  positives  de  Mac  Cormick,  j'étais  descendu 
déjeuner,  lorsque  j'entendis  ce  cri  terrible  et  qu'on  n'oublie 
plus  jamais  :  «  Les  brisants  devant  nous  !  »  J'accourus  en 
toute  hâte  :  à  une  portée  de  pistolet  se  dressait  une  haute 
falaise  noire  contre  laquelle  la  mer  se  précipitait  avec 
fureur.  Nous  aurions  topché  au  bout  de  quelques  minutes, 
si  le  schooner  n'était  venu  rapidement  au  vent;  les  voiles 
furent  masquées  ;  nous  réussîmes  à  nous  arrêter  avant 
que  la  brise  n'eût  gonflé  la  toile,  puis  nous  commençâmes 
à  nous  éloigner  lentement.  L'écume,  rejetée  par  le  rocher 
sombre,  retombait  sur  notre  pont  et  il  me  semblait  que 
de  la  main  j'aurais  pu  toucher  le  récif;  nous  fûmes  bientôt 
rassurés  en  le  voyant  peu  à  peu  disparaître  derrière  les 
plis  épais  du  rideau  de  brume,  mais  tout  danger  n'était 
pas  encore  passé  ;  en  une  demi -heure,  le  vent  tomba 
presque  entièrement,  nous  laissant  aux  prises  avec  une 
mer  très-dure,  pendant  que  des  ténèbres  montait  vers  nous 
la  voix  profonde  de  l'abîme  irrité  d'avoir  perdu  sa  proie. 

Le  vent  fraîchit  enfin  vers  midi  et  nous  délivra  de  ces 
angoisses.  Résolus  de  laisser  un  vaste  champ  au  redou- 
table cap,  nous  courûmes  E.  S.  E.  jusqu'à  ce  que  la  cou- 
leur de  l'eau  nous  eût  enfin  rassurés  sur  l'éloignement  de 
notre  terrible  voisin  ;  la  goélette  reprit  sa  route  vers  le 
cap  Farewell;  une  bonne  brise  soufflait  du  sud,  et  à  la 
nuit  nous  filions  vent  arrière  sous  le  hunier  aux  bas-ris. 
Les  latitudes  fuyaient  sous  notre  rapide  sillage,  et  peu  de 
jours  après  nous  labourions  les  eaux  qui  baignent  les 
côtes  rocheuses  du  Groenland. 


8  LA  MER  LIBRE. 

Le  30  juillet,  à  huit  heures  du  soir,  j'avais  le  bonheur 
de  repasser  le  Cercle  polaire  arctique  ;  nous  pavoisâmes 
le  navire  tandis  qu'une  salve  de  canon  témoignait  de 
notre  joie  :  nous  entrions  enfin  dans  notre  champ  de  tra- 
vail. 

Vingt  jours  à  peine  s'étaient  écoulés  depuis  notre  départ 
de  Boston,  et  en  moyenne  nous  avions  fait  cent  quatre- 
vingts  kilomètres  par  jour  :  la  côte  de  Groenland,  cachée 
par  un  nuage,  était  à  dix  lieues  environ  ;  le  cap  Walsing- 
ham*,  se  trouvait  par  le  travers  de  notre  tribord,  et  si 
l'état  de  l'atmosphère  l'eût  permis,  nous  aurions  aperçu  de 
la  hanche  de  bâbord  le  haut  sommet  du  Suckertoppen.  La 
terre  était  encore  voilée  à  nos  regards,  mais  nous  avions 
croisé  le  premier  glaçon,  nous  avions  vu  le  soleil  de  mi- 
nuit, nous  entrions  dans  le  jour  sans  fin.  Le  soleil  inon- 
dait encore  ma  cabine  que  la  douzième  heure  sonnait  à  la 
modeste  pendule  qui  faisait  entendre  son  tic-tac  au-dessus 
de  ma  tête.  Ayant  déjà  vécu  de  cette  étrange  vie ,  elle  n'a- 
vait plus  d'inconnu  pour  moi ,  mais  les  officiers  ne  pou- 
vaient  dormir  et  erraient  çà  et  là,  comme  dans  l'attente 
du  crépuscule  ami,  précurseur  du  sommeil. 

Nous  avions  rencontré  notre  premier  iceberg^  la  veille 
de  notre  arrivée  au  Cercle  polaire.  En  entendant  la  mer 
se  briser  avec  fureur  contre  la  masse  encore  enveloppée  de 
brume,  la  vigie  fut  sur  le  point  de  crier  :  «  Terre  !  »  mais 
bientôt  le  formidable  colosse  émergea  du  brouillard  ;  il 
venait  droit  sur  nous,  terrible  et  menaçant  ;  nous  nous 
hâtâmes  de  lui  laisser  le  champ  libre.  C'était  une  pyramide 
irrégulière  d'environ  trois  cents  pieds  de  largeur  et  cent 
cinquante  de  hauteur  ;  le  sommet  en  était  encore  à  demi 
cache  dans  la  nuée,  mais  l'instant  d'après,  celle-ci  brus- 

1.  Promontoire  le  plus  oriental  de  la  Meta  incognito;  appellation  qui  sem- 
ble devoir  rester  atlachce  à  la  masse  d'iles  et  de  glace  qui  s'étend  entre  la 
mer  de  Baffin,  celle  d'Hudson  et  le  détroit  du  Régent.  {Trad.) 

2.  Montagne  de  glace  flottante.  —  Voir  Tappendice  A. 


CHAPITRE  IL  9 

quement  déchirée  nous  dévoila  un  pic  étincelanl  autour 
duquel  de  légères  vapeurs  enroulaient  leurs  volutes  capri- 
cieuses. Il  y  avait  quelque  chose  de  singulièrement  étrange 
dans  la  superbe  indifférence  du  géant.  En  vain  les  ondes 
lui  prodiguaient  leurs  plus  folles  caresses  ;  froid  et  sourd 
il  passait,  les  abandonnant  à  leur  plainte  éternelle. 

Dans  le  détroit  de  Davis,  nous  eûmes  à  passer  quelques 
heures  des  plus  rudes; une  fois,  surtout,  je  crus  que  nous 
touchions  au  terme  misérable  de  notre  carrière.  Nous  cou- 
rions vent  arrière  sous  la  misaine  et  la  grande  voile,  le  ris 
pris  et  sous  le  foc,  ayant  à  lutter  contre  une  mauvaise 
houle ,  lorsque  la  lisse  de  l'avant  fut  arrachée  ;  tout  tomba 
sur  le  pont,  il  ne  resta  pas  un  pouce  de  toile  dehors, 
excepté  la  grande  voile  qui  battait  furieusement  le  mât; 
c'est  un  miracle  que  nous  n'ayons  pas  fait  chapelle  et  som- 
bré immédiatement.  Rien  n'aurait  pu  nous  sauver,  si  la 
barre  n'avait  pas  été  tenue  par  une  main  vigoureuse. 

Qu'on  me  permette  de  citer  ici  quelques  passages  de  mon 
livre  de  bord  : 

«  Malgré  tout  ce  fracas,  rien  ne  nous  paraît  extraordi- 
naire dans  les  événements  qui  viennent  de  se  passer;  ils 
nous  semblent  faire  nécessairement  partie  de  l'expédition 
elle-même.  Nos  hommes  supportent  courageusement  les 
ennuis  et  reçoivent  avec  une  virile  bonne  humeur  chaque 
nouveau  coup  de  la  fortune;  les  journaux  les  ont  appelés 
une  poignée  de  héros;  ils  méritent  ce  titre;  ils  veulent  le 
garder.  Parfois  les  matelots  sont  littéralement  noyés  sur  le 
gaillard  d'avant;  la  cabine  se  remplit  d'eau  dix  à  douze 
fois  par  jour,  et  la  table,  placée  juste  au-dessous,  a  été 
fréquemment,  sans  l'aide  du  maître  d'hôtel,  parfaitement 
débarrassée  des  assiettes  et  des  plats  ;  ma  chambre  est  sou- 
vent inondée  et  la  majeure  partie  de  mes  livres  tout  à  fait 
gâtée;  je  renonce  à  les  maintenir  sur  leurs  rayons;  une 
fois  j'ai  trouvé  toute  ma  petite  bibliothèque  voguant  sur 
le  pont   après    un  plongeon    audacieux    du   schooner    et 


10  LA' MER  LIBRE. 

le  passap:e  d'une  l.ime  énorme  à  travers  l'échelle  du 
dôme.  » 

Ma  première  intention  était  de  m'arrêter  à  Egedesrainde 
ou  quelque  autre  des  stations  danoises  les  plus  méridio- 
nales, pour  y  acheter  des  fourrures  avant  de  pousser  vers 
le  nord  où  nous  espérions  trouver  des  chiens  de  trait; 
le  vent  était  bon,  et  nous  en  profitâmes,  comptant  du  reste 
nous  procurer  ce  dont  nous  avions  besoin  à  Prôven  et  à 
Upernavik. 

Le  31,  nous  arrivions  près  de  l'extrémité  sud  de  l'île 
Disco.  Une  soudaine  déchirure  du  brouillard  nous  fit  en- 
trevoir de  hautes  montagnes  aux  sommets  blancs  de  neige  ; 
l'instant  d'après,  la  vision  avait  disparu,  mais  nous  sa- 
vions maintenant  que  la  terre  était  proche,  et  nous  con- 
statâmes avec  orgueil,  qu'en  dépit  de  la  brume,  nous  avions 
parfaitement  calculé  notre  position.  De  ce  moment,  l'inté- 
rêt de  notre  voyage  doubla. 

Le  lendemain,  nous  passions  à  la  hauteur  du  bras  nord 
du  fiord  de  Disco,  par  le  70"  degré  de  latitude;  nous  glis- 
sions sur  la  mer ,  poussés  par  un  vent  léger  et  les  fiords 
de  Waigat  et  d'Oomenak  furent  bientôt  derrière  nous  ;  le 
2  août  au  soir,  nous  approchions  du  hardi  promontoire 
de  Svarte-Huk,  à  soixante-dix  kilomètres  seulement  de 
Prôven  vers  lequel  nous  nous  dirigions. 

«  Le  cœur  de  l'homme  délibère  sa  voie,  mais  l'Éternel 
conduit  ses  pas.  * 

Au  moment  même  où  nous  nous  félicitions  à  l'idée  de 
faire  une  petite  promenade  hygiénique  sur  les  collines 
du  Groenland,  le  vent  commença  à  montrer  d'alarmants 
symptômes  de  faiblesse;  après  quelques  efforts  spasmo- 
diques  il  exhala  son  dernier  souffle  et  nous  abandonna  sur 
les  eaux  calmes  à  un  ennui  qu'accroissait  encore  notre 
impatience.  Nous  étions  vivement  contrariés,  mais  bientôt 
le  soleil  dispersa  les  vapeurs  qui  depuis  si  longtemps 
nous  emprisonnaient  de  leur  voile  humide,  et  notre  dés- 


GHAPITRK  IL  11 

appuintement  fut  oublié  devant  la  scène  admirahle  qui  se 
déployait  à  nos  yeux. 

Pour  la  plupart  de  nos  camarades,  le  Groenland  était  en- 
core une  sorte  de  mytlïe  ;  depuis  quelques  jours  nous  en 
suivions  les  côtes,  mais,  sauf  l'apparition  de  Disco,  les  nua- 
ges et  la  brume  l'avaient  constamment  dérobé  à  nos  re- 
gards. Mais  voici  qu'il  secouait  son  manteau  de  nuées  et 
se  dressait  devant  nous  dans  son  austère  magnificence  :  ses 
larges  vallées,  ses  profondes  ravines,  ses  nobles  montagnes, 
ses  rochers  déchirés  et  sombres,  sa  terrible  désolation. 

A  mesure  que  le  brouillard  s'élevait  et  roulait  lentement 
ses  grisâtres  traînées  sur  la  surface  des  eaux  bleues ,  les 
icebergs  se  succédaient  et  défilaient  devant  nous ,  comme 
les  châteaux  fantastiques  d'un  conte  de  fées.  Oubliant  que 
nous  venions  de  notre  libre  volonté  vers  cette  région  d'â- 
pres réalités,  à  la  poursuite  d'un  but  peu  attrayant  par  lui- 
même,  il  nous  semblait  être  attirés  par  une  main  invisible 
dans  la  terre  des  enchantements.  Les  elfes  du  nord,  dans 
un  accès  d'enfantine  gaieté,  avaient  jeté  sur  notre  tête  leur 
voile  magnifique  et  nous  conduisaient  à  l'éternelle  demeure 
des  dieux.  Voici  le  Walhalla  des  hardis  rois  de  la  mer, 
voilà  la  cité  de  Freyer,  le  dieu  soleil  ;  Alfheim  et  les  retraites 
des  elfes;  Glitner  aux  murs  d'or  et  aux  toits  d'argent,  et 
Gimle  le  séjour  des  bienheureux;  plus  brillant  que  le  so- 
leil, et  là-bas,  bien  loin,  perçant  les  nuages,  Himinborg,  le 
mont  céleste  où  le  pont  des  dieux  élève  Son  arche  jusqu'au 
firmament. 

Il  est  difficile  d'imaginer  une  scène  plus  chargée  d'im- 
pressions solennelles;  impossible  de  dire  quel  enthou- 
siasme éveillait  en  nous  chaque  changement  soudain  de  ce 
glorieux  décor! 

Minuit. 

Je  viens  de  descendre  encore  tout  transporté  de  la  ma- 
gnificence merveilleuse  du  soir.  La  mer  est  unie  comme 


12  LA  MER   LIBRE. 

une  glace ,  pas  un  pli ,  pas  une  ride ,  pas  nn  souffle  de 
vent  ;  le  soleil  chemine  avec  bonheur  sur  l'horizon  du 
nord,  de  légères  nuées  flottent  suspendues  dans  l'air,  les 
iceberçs  se  dressent  autour  de  nous,  les  noires  arêtes  des 
côtes  se  profilent  vivement  sur  le  ciel  ;  les  nuages  et  la  mer, 
les  glaces  et  les  montagnes  sont  baignés  dans  une  splendide 
atmosphère  de  cramoisi,  de  pourpre  et  d'or. 

Dans  mon  précédent  voyage,  je  n'avais  contemplé  rien  de 
si  beau.  L'air  rappelait,  par  sa  mollesse,  une  de  nos  belles 
nuits  d'été,  et  cependant  nous  étions  entourés  de  mon- 
tagnes nues  et  de  ces  icebergs  que,  dans  notre  terre  aux 
vertes  collines  et  aux  forêts  frémissantes,  on  associe  à  des 
idées  de  froide  désolation.  Le  ciel  était  brillant  et  doux 
comme  le  poétique  firmament  d'Italie  ;  les  blocs  de  glace 
eux-mêmes  avaient  perdu  leur  morne  aspect,  et  tout  em- 
brasés des  feux  du  soleil  ressemblaient  à  des  masses  de 
métal  incandescent  ou  de  flamme  solide  ;  près  de  nous,  pa- 
reil à  un  bloc  de  marbre  de  Paros  incrusté  de  gigantes- 
ques opales  et  de  perles  d'Orient,  se  dressait  un  immense 
iceberg  ;  à  l'horizon  et  si  loin  que  la  moitié  de  sa  hauteur 
disparaissait  sous  la  rouge  ligne  des  flots,  un  autre  nous 
rappelait  par  sa  forme  étrange  le  vieux  Colisée  de  Rome, — 
Le  soleil  poursuivant  sa  course,  passa  derrière  lui  et  l'illu- 
mina soudain  d'un  jet  de  flammes  éblouissantes. 

•Mais  c'est  au  pinceau  du  peintre  de  retracer  de  telles 
splendeurs.  Dans  sa  grande  toile  des  Icebergs,  Church  a 
seul  pu  jusqu'ici  traduire  la  magie  d'une  semblable 
vision. 

L'ombre  des  montagnes  de  glace  colorait  d'un  vert  ad- 
mirable l'eau  sur  laquelle  elles  reposaient;  mais  plus 
belles  encore  étaient  les  teintes  délicates  des  vagues  lé- 
gères glissant  sur  les  pentes  de  ces  îles  de  cristal.  Partout 
où  l'iceberg  surplombait,  les  tons  devenaient  plus  chauds  ; 
sous  une  cavité  profonde,  la  mer  prenait  la  couleur  opaque 
du  malachite  alternant  avec  les  transparences  de  l'éme- 


CHAPITRE  IL  15 

raude,  pendant  qu'à  travers  la  glace  elle-méiue  courait 
diagonalement  une  large  bande  de  bleu  cobalt. 

La  splendeur  de  cette  scène  était  encore  accrue  par  les 
milliers  de  cascatelles  qui,  de  toutes  ces  masses  flottantes, 
ruisselaient  dans  la  mer,  alimentées  par  les  flaques  de 
neige  et  de  glace  fondues,  qui  s'amassent  dans  les  dépres- 
sions de  la  surface  accidentée  de  ces  glaciers  errants. 

Parfois  un  bloc  immense,  se  détachant  tout  à  coup  de 
leurs  parois,  s'abîmait  dans  les  profondeurs  avec  un  fracas 
épouvantable  pendant  que  la  vague  roulait  sourdement  à 
travers  les  arceaux  brisés. 

Perdu  dans  l'oubli  du  monde  réel,  j'étais  depuis  plusieurs 
heures  absorbé  dans  ma  rêverie,  lorsque  je  fus  rappelé  à 
moi-même  par  le  cri  du  contre-maître  : 

«  Glaçons  à  ranger  le  bord  !  » 

Nous  dérivions  lentement  vers  un  iceberg  de  la  hauteur 
de  nos  mâts  :  les  embarcations  furent  mises  à  flot  en  toute 
hâte ,  et  notre  goélette  hors  d'affiaires ,  je  descendis  m'é- 
tendre  sur  mon  cadre. 

Je  m'éveillai  quelques  heures  après,  tout  grelottant  de 
froid  ;  l'œil  de  bœuf  s'était  ouvert  et  versait  sur  ma  couche 
des  torrents  de  brume  glacée.  Je  courus  sur  le  pont,  nous 
étions  de  nouveau  ensevelis  sous  le  brouillard;  mer,  ice- 
berçs  et  montagnes,  tout  avait  disparu. 

Nous  marchions  depuis  vingt-quatre  jours  et  notre  pro- 
vision d'eau  était  presque  épuisée  ;  aussi  fûmes-nous  heu- 
reux d'utiliser  notre  loisir  forcé  en  remplissant  nos  barils 
de  la  belle  eau  claire  et  pure  qui  descendait  d'un  iceberg 
voisin. 

A  la  fin,  grâce  à  quelques  bouûees  de  vent ,  nous  cou- 
rûmes des  bordées  parmi  les  îles  basses  qui  couvrent  les 
côtes  au-dessus  de  Svarte  Huk.  Sonntag  nous  ayant  précé- 
dés dans  un  canot,  il  nous  envoya  de  Prôven  un  pilote 
qui  nous  dirigea  lentement  à  travers  un  détroit  si- 
nueux. 


16 


LA   MER  LIBRE. 


Le  6  août,  quelques  minutes  après  minuit,  nous  jetions 
l'ancre  dans  le  plus  commode  des  petits  ports  :  l'aboiement 
des  chiens  et  une  odeur  indescriptible  de  vieux  pois- 
son pourri  nous  annonçaient  un  établissement  groën- 
landais. 


CHAPITRE  III. 


La  colonie  de  Prôven.  —  Les  nochers  groënlandais.  ^—  Rareté  des 
chiens.  —  Libéralité  du  résident.  —  La  flore  arctique,  —  Kayaks 
et  oumyaks. 


Nous  fûmes  accueillis  dans  le  port  de  Prôven  par  la  plus 
singulière  flottille  et  les  plus  étranges  bateliers  qui  aient 
jamais  escorté  un  navire.  C'étaient  les  Groënlandais  et  leurs 
fameux  kayaks. 

Le  kayak  est  certainement  la  plus  frêle  des  embarcations 
qui  aient  jamais  porté  le  poids  d'un  homme.  Construite  en 
bois  très-léger,  la  carcasse  du  bateau  a  neuf  pouces  de  pro- 
fondeur, dix-huit  pieds  de  longueur  et  autant  de  pouces  de 
large ,  vers  le  milieu  seulement  ;  elle  se  termine  à  chaque 
bout  par  une  pointe  aiguë  et  recourbée  par  le  haut.  On  re- 
couvre le  tout  de  peaux  de  phoques  rendues  imperméables, 
et  si  admirablement  cousues  par  les  femmes  au  moyen  de 
fil  de  nerfs  de  veaux  marins,  que  pas  une  goutte  d'eau  ne 
passerait  à  travers  les  coutures;  le  dessus  du  canot  est 
garni  comme  le  fond  ;  seulement,  pour  donner  passage  au 
corps  du  chasseur,  on  a  laissé  une  ouverture  parfaitement 
ronde  et  entourée  d'une  bordure  de  bois  sur  laquelle  le 
Groënlandais  lace  le  bas  de  sa  blouse  également  iraper- 

2 


18  LA  MER  LIBRE. 

méable  ;  il  est  ainsi  solidement  fixé  à  son  kayak  où  l'eau  ne 
saurait  pénétrer.  Une  seule  rame  de  six  ])ieds  de  long,  apla- 
tie à  chaque  bout,  qu'il  tient  par  le  milieu  et  plonge  alter- 
nativement à  droite  et  à  gauche,  lui  sert  à  diriger  cette 
embarcation,  aussi  légère  qu'une  plume  et  gracieuse  comme 
un  caneton  nageant  ;  elle  n'a  pas  plus  de  lest  que  de  quille 
et  rase  la  surface  de  l'eau;  la  partie  supérieure  en  est  né- 
cessairement la  plus  lourde,  aussi  faut-il  une  longue  habi- 
tude pour  conduire  un  kayak  avec  succès,  et  jamais  danseur 
de  corde  n'eut  besoin  de  plus  de  sang- froid  que  le  pêcheur 
esquimau.  Sur  ce  frêle  esquif,  il  se  lance  sans  hésiter  dans 
la  tempête  et  se  glisse  à  travers  les  écueils  blancs  d'écume; 
cette  lutte  sauvage  est  sa  vie,  et,  en  dépit  de  la  mer  furieuse, 
il  poursuit  sa  route  sur  les  grandes  eaux^ 

Je  les  suivais  des  yeux  pendant  qu'ils  se  massaient  autour 
du  navire  et  nous  assourdissaient  de  leurs  indiscrètes  de- 
mandes; la  civilisation  leur  a  appris  à  tenir  en  haute  estime 
le  rhum,  le  café,  le  tabac;  mais,  en  gens  avisés,  nous  en 


1.  Pour  les  besoins  de  leur  ménage  et  le  transport  de  leurs  effets,  du 
campement  d'été  à  la  station  d'hiver,  ces  Groenlandais  ont  bien  une  autre, 
embarcation,  Votimyak,  large  machine  quadrangulaire ,  rappelant  par  sa 
forme  et  son  peu  de  profondeur  les  bacs  grossiers  de  nos  petites  rivières, 
mais  n'ayant,  du  reste,  que  ces  points  de  ressemblance  avec  ces  inventions 
primitives  de  l'art  nautique.  Il  est  construit  des  mêmes  matériaux  que  le 
kayak,  c'est-à-dire  d'une  membrure  de  bois  ou  d'os  de  cétacés,  revêtue  de 
peaux  de  phoques,  si  bien  cousues  et  tannées  qu'elles  sont  imperméables, 
et  si  solides  que,  malgré  leur  transparence  parcheminée  qui  laisse  entrevoir 
sous  elles  la  couleur  et  la  profondeur  des  ondes,  elles  supportent  le  poids  de 
huit,  dix  et  jusqu'à  douze  nautoniers.  Ceux-ci,  du  reste,  sont  toujours 
choisis  parmi  le  beau  sexe;  car  jamais  un  Esquimau  ne  monte  à  bord  d'un 
oumyak,  même  quand  sa  famille  y  voyage;  il  l'accompagne  au  besoin,  scellé 
('ans  son  kayak,  lui  sert  de  guide  et  de  pilote;  mais  il  laisse  philosophique- 
ment sa  femme,  ses  filles  et  ses  sœurs  pagayer  à  tour  de  bras  et  diriger 
l'embarcation  vers  le  point  convenu  entre  eux.  Rappelons  que  c'est  dans  un 
oumyak  et  avec  un  équipage  féminin,  que  de  1828  à  1830,  le  capitaine 
Graah,  de  la  marine  royale  de  Danemark,  après  avoir  franchi  les  étroits 
canaux  qui  découpent  l'extrémité  méridionale  du  Groenland,  put  visiter  et 
relever  géographiquement  une  centaine  de  lieues  de  cette  côte  orientale 
qui  fait  face  à  l'Islande,  et  dont  une  banquise,  permanente,  depuis  plusieurs 
siècles,  interdit  les  abords  aux  navigateurs  venant  du  large.  {Trad.) 


CHAPITRE  III.  21 

donnâmes  seulement  à  ceux  qui  nous  offraient  quelque 
chose  en  échange  :  un  vieil  Esquimau,  dans  le  cours  de  sa 
longue  vie,  avait  réussi  à  pêcher  quelques  mots  d'anglais, 
et  nous  tendait  un  beau  saumon  en  criant  à  tue- tête  :  «  Livre 
rhum!  bouteille  sucre  M  » 

Nous  n'aurions  voulu  rester  qu'un  seul  jour  à  Prôven, 
mais  nos  désirs  furent  contrariés  par  des  circonstances  aux- 
quelles je  fus  forcé  de  me  soumettre  avec  toute  la  bonne 
grâce  possible  :  il  me  fallait  des  chiens  de  trait  :  la  réussite 
de  nos  plans  était  à  ce  prix,  et  je  savais  déjà  qu'il  me  serait 
fort  difficile  de  m'en  procurer.  Pendant  que  l'accalmie  nous 
retenait  près  de  Svarte-Huk ,  Sonntag,  pour  ne  pas  perdre 
de  temps,  s'était  rendu  au  village  et  nous  avait  rapporté  les 
plus  affligeantes  nouvelles  :  l'année  précédente  une  sorte 
de  peste  avait  sévi  sur  les  attelages,  et  ne  laissait  que  la 
moitié  du  nombre  de  chiens  indispensable  à  la  prospérité 
des  tribus;  aussi,  toutes  nos  offres  d'argent  ou  de  provi- 
sions furent  d'abord  nettement  refusées ,  et  n'aboutirent 
enfin  qu'à  de  très-maigres  résultats. 

M.  Sonntag  avait  été  voir  le  vice- résident  qui  l'informa 
de  circonstances  si  fâcheuses  pour  nous  ;  il  lui  promit  toute- 
fois de  s'intéresser  personnellement  à  cette  affaire  et  nous 
conseilla  d'attendre  le  résident,  M.  Hansen,  qui  habite  Uper- 
navik,  à  soixante-douze  kilomètres  plus  au  nord.  Il  était 
annoncé  pour  le  lendemain  ;  rien  ne  pouvait  être  fait  sans 
l'intervention  du  tout-puissant  fonctionnaire. 


1.  Pour  moins  que  cela,  pour  un  verre  d'alcool  ou  une  pincée  de  tabac, 
vous  obtiendrez  d'un  de  ces  amphibies  (pourvu  que  la  mer  soit  belle  et  que 
quelque  congénère  soit  à  portée  de  lui  venir  en  aide  au  besoin)  de  faire  avec 
son  kayak  le  saut  périlleux,  c'est-à-dire  de  se  renverser  sous  l'eau,  la  tête 
en  bas,  et  d'opérer  un  tour  complet  sur  l'axe  de  sa  navette  de  tisserand. 

Cet  exercice,  qu'on  peut  appeler  la  haute  école  du  kayak ,  exige  autant 
d'adresse  que  de  sang-froid,  car  la  plus  légère  erreur  de  mouvement  serait 
un  danger  pour  l'homme,  la  perte  de  sa  pagaie  serait  la  mort.  Il  ne  revient 
à  la  surface  que  soufflant  et  rejetant  l'eau  par  les  narines,  comme  un  mar- 
souin, mais  toujours  prêt  à  recommencer,  en  vue  d'une  nouvelle  récompense. 
{Trad.) 


22  LA  MER  LIBRE. 

M,  Hansen  arriva  le  jour  suivant  et  me  donna  son  plus 
bienveillant  concours,  mais  il  ne  nous  laissa  guère  d'illu- 
sions sur  le  succès  :  les  ravages  de  la  maladie  s'étaient 
étendus  partout,  des  meutes  entières  avaient  péri,  et  pas 
un  chasseur  n'en  possédait  le  nombre  accoutumé.  Tout  ce 
que  pouvait  pour  moi  le  résident,  c'était  de  "mettre  ses  pro- 
pres attelages  à  ma  disposition,  et  cette  offre  généreuse,  il 
me  la  présenta  avec  une  délicatesse  qui  me  fit  douter  un 
instant  si  sous  la  jaquette  de  cuir  de  phoque  ne  se  cachait 
pas  un  grand  d'Espagne.  De  plus,  il  expédia  au  chef-lieu 
et  à  diverses  petites  stations  des  courriers  chargés  de  «  pré- 
venir le  public  »  ({ue  tout  chien  à  vendre  serait  des  mieux 
accueillis  à  Prôven  ou  àUpernavik. 

Cette  aimable  conduite  de  M.  Hansen  était  tout  à  fait  dé- 
sintéressée et  en  deiiors  de  ses  devoirs  officiels.  Sur  ma 
demande,  le  ministère  de  Washington  avait  prié  le  gouver- 
nement danois  de  m'accorder  l'aide  et  le  secours  donnés 
jusque-là  aux  expéditions  anglaises  et  américaines,  mais 
les  ordres  qui  furent  le  résultat  de  cette  démarche  ne  par- 
vinrent au  Groenland  que  l'année  suivante  ;  la  bienveil- 
lance du  résident  avait  devancé  les  prescriptions  de  son 
gouvernement. 

De  longs  détails  sur  le  passé  et  le  présent  de  Proven 
offriraient  peu  d'intérêt  au  lecteur.  Cette  petite  station 
échelonne  ses  pauvres  demeures  sur  l'éperon  méridional 
d'une  des  nombreuses  îles  de  gneiss  qui  s'étendent  entre 
la  pénin.sule  de  Svarte-Huk  et  la  baie  de  Melville.  La  mai- 
son du  gouvernement,  haute  d'un  étage  et  badigeonnée  de 
brai  et  de  goudron,  une  boutique,  le  logement  des  em- 
ployés européens ,  deux  ou  trois  cabanes  aux  murs  en  tor- 
chis goudronné,  et  habitées  par  les  Danois  mariés  à  des 
Groënlandaises,  quelques  huttes  de  pierres  et  de  mottes  de 
gazon  recouvertes  de  vieilles  planches  sur  lesquelles 
pousse  l'herbe,  d'autres  qui  n'ont  pu  se  donner  le  luxe 
d'une  semblable  toiture,  une  douzaine  de  tentes  en  peaux 


CHAPITRE  III.  23 

de  veaux  marins  dispersées  rà  et  là  parmi  les  rochers  ;  plus 
bas,  une  huilerie  pour  la  fonte  de  la  graisse  de  baleine  et 
de  phoque,  voilà  la  ville  de  Prôven.  Au  sommet  de  la  col- 
line, hissé  sur  un  vieux  mât  rabougri,  le  drapeau  danois, 
déroulant  ses  plis  gracieux  au  vent  de  la  mer,  donne  seul 
quelque  dignité  à  cette  misérable  bourgade. 

La  civilisation  est  encore  représentée  par  un  vieux  ca- 
non rouillé  couché  dans  l'herbe  au  pied  de  l'étendard ,  et 
dont  la  voix  enrhumée  avait  salué  notre  approche,  lors- 
que notre  ancre  mordit  les  rochers  du  Groenland. 

Cette  «  colonie  » ,  comme  l'appellent  les  Danois,  date  pres- 
que des  jours  du  vénérable  Hans  Egede  ;  elle  fut  nommée 
Prôven  (l'Essai),  et  cet  Essai,  comme  ce  fut  heureusement 
le  cas  pour  mainte  station  groënlandaise ,  a  très-bien 
réussi.  Les  habitants  vivent  presque  tous  de  la  chasse  aux 
veaux  marins ,  et  peu  d'établissements  du  Groenland  sep- 
tentrional sont  dans  un  état  aussi  prospère;  en  quelques 
années,  ils  amassent  assez  de  peaux  et  d'huile  de  phoques 
pour  charger  un  brick  de  trois  cents  tonneaux;  il  est  fa- 
cile, d'ailleurs,  aux  regards  les  moins  attentifs  de  consta- 
ter le  commerce  du  lieu;  sur  la  grève,  parmi  les  rochers, 
autour  des  huttes  sont  amoncelés  d'horribles  débris  à  tous 
les  degrés  de  décomposition,  et  ces  ignobles  voiries ,  dont 
l'odorat  n'est  pas  moins  choqué  que  la  vue,  rendirent  as- 
sez désagréable  notre  séjour  dans  cette  station. 

Mais  derrière  la  ville,  comme  tout  était  différent!  Entre 
les  roches  abruptes  s'ouvre  la  plus  délicieuse  des  vallées 
arctiques.  Profitant  du  court  été  de  ces  froides  régions,  elle 
s'était  couverte  d'un  épais  tapis  de  mousses  et  de  grami- 
nées parmi  lesquelles  abondaient  la  Poa  arctica,  la  Glyceria 
arclica,  VAlopecurus  alpinus;  de  petits  ruisseaux  de  neige 
fondue  gazouillaient  entre  les  pierres  ou  se  précipitaient 
follement  en  bas  des  rochers;  des  myriades  de  petits  pa- 
vots aux  pétales  d'or,  Papaver  nudicaule,  frissonnaient  au- 
dessus  du  gazon  ;  ils  avaient  pour  lidèles  camarades  une 


24  LA  MER  LIBRE. 

dent  de  lion,  Leontodon  palustre,  très-proche  parente  de  celle 
qui  émaille  nos  prairies;  la  renoncule  des  neiges,  dont  je 
retrouvais  avec  plaisir  la  jolie  et  souriante  fleur,  et  la  Po- 
tentille  qui  m'était  moins  familière,  la  Pédiculaire  pourprée 
brillaient  çà  et  là  sur  le  tapis  d'émeraude.  Je  recueillis  sept 
espèces  difîérentes  de  saxifrages  rouges,  blancs  et  jaunes. 
Le  bouleau  nain  et  la  belle  Andromède,  qui  au  Groenland 
tient  la  place  de  nos  bruyères,  croissaient  entrelacés,  dans 
une  retraite  abritée  au  nord  par  les  roches,  et  je  ne  pus 
m'empêcher  de  sourire  en  couvrant  de  mon  bonnet  une  fo- 
rêt entière  de  petits  saules  qui  poussaient  dans  le  terrain 
spongieux. 

Je  connaissais  Prôven  depuis  1853,  et  je  n'y  trouvai 
guère  de  changement.  L'ex-résident  Christiansen  vivait  en- 
core, un  peu  plus  décrépit,  mais  tout  aussi  pingre  que  par 
le  passé.  Il  se  plaignait  amèrement  du  docteur  Kane,  lui 
reprochant  d'avoir  manqué  à  ses  promesses.  J'essayai  de  le 
calmer  en  lui  assurant  que  le  docteur  était  tout  au  moins 
excusable,  puisqu'il  avait  perdu  son  navire  ;  mais  sept  ans 
de  la  vie  de  l'avare  s'étaient  usés  à  rêver  d'abord,  à  pleurer 
ensuite  le  baril  de  farine  américaine,  et  il  ne  voulait  pas 
être  consolé.  Lorsque  j'octroyai  enfin  le  cadeau  tant  désiré, 
le  vieux  ladre,  qui  pouvait  à  peine  se  traîner  d'un  endroit 
à  un  autre,  trouva  la  force  de  briser  le  couvercle  pour  ras- 
sasier sa  vue  du  trésor  de  ses  songes.  Ses  fils  et  leur  nuée 
d'enfants,  dont  les  traits  et  la  chevelure  annonçaient  la 
double  origine,  se  pressaient  autour  du  précieux  baril.  Ces 
jeunes  gens  étaient  les  meilleurs  chasseurs  et  possédaient 
les  plus  beaux  attelages  de  la  station;  mais,  en  dépit  de  nos 
instances  réitérées,  ils  ne  voulurent  pas  nous  vendre  une 
seule  de  leurs  bêtes.  J'attribuai  d'abord  leur  opiniâtreté  à 
leur  vieux  grognon  de  père  ;  plus  juste,  maintenant,  je  re- 
connais qu'ils  avaient  de  meilleures  raisons.  Ils  savaient 
par  une  dure  expérience  combien  sont  longs  ces  hivers  de 
misère  où  les  chiens  manquent  pour  traîner  le  chasseur  : 


CHAPITRE  III.  25 

les  vendre,  c'était  s'exposer  à  la  famine:  je  leur  offris  en 
vain  du  porc,  du  bœuf,  des  conserves,  de  la  farine,  des  fè- 
ves ;  ils  préféraient  encore  la  chasse  et  ses  dangers. 

Les  courriers  revenaient  les  uns  après  les  autres,  nous 
apportant  tous  des  nouvelles  désastreuses.  Une  demi- 
douzaine  de  vieux  chiens  et  trois  ou  quatre  jeunes,  voilà 
tout  ce  que  je  recueillis  pour  me  consoler  de  ma  longue 
attente  :  la  seule  chose  qui  me  rendit  quelque  espoir,  c'est 
que  le  résident  était  retourné  à  Upernavik,  où  je  comptais 
être  plus  heureux. 


CHAPITRE  IV. 


Upernavik.  —  Hospitalité  des  habitauts.  —  Mort  et  funérailles 
de  Gibson  Caruthers.  —  Une  collation  à  bord.  —  Adieu. 


Le  12  au  matin,  nous  étions  en  mer,  et  le  soir  nous  ar- 
rivions à  Upernavik.  L'accès  du  port  est  rendu  assez  diffi- 
cile par  un  récif  qui  se  trouve  en  dehors  de  l'ancrage, 
mais  nous  fûmes  assez  heureux  pour  entrer  sans  accident, 
grâce  au  pilote  que  nous  avions  amené  de  Proven.  Cet  in- 
dividu, parfait  original  dans  son  genre,  était  un  païen  con- 
verti, et  savourait  avec  orgueil  la  joie  d'être  baptisé  et  de 
porter  le  nom  d'Adam.  Vêtu  de  peaux  de  phoques  usées, 
notre  Palinure  n'aurait  guère  pu  poser  pour  le  portrait 
d'un  «  marin  modèle,  »  mais  nul  pilote  au  monde  n'était 
plus  naïvement  convaincu  de  sa  propre  importance.  Son 
extérieur  toutefois  n'appuyait  guère  ses  prétentions  et  l'of- 
ficier de  manœuvres,  peu  confiant  de  son  naturel,  le  ques- 
tionna si  longuement,  qu'Adam  finit  par  s'impatienter,  et 
concentrant  sa  vanité  et  sa  science  dans  une  courte  phrase 
(jui  signitiait  :  «  Je  suis  le  niaître  de  la  situation,  »  il 
ajouta  en  mauvais  anglais  :  a  Assez  d'eau  dans  le  port.... 
pas  de  rochers  du  tout,  »  jniis  il  se  relira  d'un  air  de 


CHAPITRE   IV.  29 

dignité  offensée.  Il  n'en  dirigea  pas  moins  bien  notre 
petit  bâtiment. 

Nous  jetâmes  l'ancre  près  du  brick  danois  le  Thialfe. 
C'était  le  premier  navire  que  nous  eussions  vu  depuis  les 
pêcheurs  de  Terre-Neuve  ;  il  chargeait  des  huiles  et  des 
peaux  pour  Copenhague,  et  M.  Bordolf,  le  commandant, 
nous  apprit  qu'il  allait  mettre  à  la  voile  sous  peu  de  jours; 
nous  pourrions  écrire  à  tous  ceux  qui  là-bas  attendaient 
anxieusement  de  nos  nouvelles. 

Les  habitants  de  la  colonie  étaient  déjà  très-excités  par 
l'arrivée  du  brick  danois;  un  second  navire  devenait  un 
événement  des  plus  remarquables.  La  colline  tapissée  de 
mousse  qui  de  la  ville  descend  à  la  mer,  était  couverte  de 
groupes  bigarrés  et  pittoresques  ;  hommes,  femmes,  enfants, 
tous  étaient  accourus  pour  nous  voir  débarquer. 

M.  Hansen  me  reçut  à  la  bonne  vieille  façon  Scandinave, 
et  me  conduisant  à  la  maison  du  gouvernement,  me  pré- 
senta à  l'ancien  résident,  le  docteur  Rudolf,  digne  repré- 
sentant de  l'armée  danoise ,  qui  se  disposait  à  repartir 
par  le  Thialfe.  Assis  devant  une  chope  de  bière,  armés 
d'une  pipe  hollandaise,  nous  discutions  bientôt  la  pos- 
sibilité d'acheter  des  chiens ,  et  l'état  des  glaces  vers  le 
nord. 

L'aspect  général  d'Upernavik  diffère  fort  peu  de  celui 
de  Prôven  ;  quelques  huttes  et  quelques  Esquimaux  de  plus 
ne  suffiraient  pas  à  lui  donner  le  premier  rang,  si  la  sta- 
tion n'avait  l'insigne  honneur  de  posséder  le  résident 
danois  du  district,  une  mignonne  église  et  un  joli  pres- 
bytère. Une  figure  féminine  entrevue  derrière  les  blancs 
rideaux  de  bizarres  petites  fenêtres  me  fit  penser  que 
j'approchais  de  l'habitation  du  pasteur  :  je  frappai  à  la 
porte,  et  fus  introduit  dans  un  charmant  parloir  dont  l'ex- 
quise propreté  annonçait  la  présence  d'une  femme,  par  la 
plus  étrange  servante  qui  ait  jamais  répondu  à  l'appel 
d'une   sonnette  ;  c'était  une  grosse  Esquimaude  au  teint 


30  LA  MER   LIBRE. 

cuivré,  à  la  chevelure  noire  nouée  en  touffe  au  sommet  de 
la  tête;  elle  portait  une  blouse  qui  lui  couvrait  la  taille, 
des  pantalons  de  peaux  de  phoques,  des  bottes  montantes 
teintes  en  écarlate  et  brodées  d'une  manière  qui  aurait  sur- 
pris les  blondes  filles  de  la  Saxe.  La  chambre  était  par- 
fumée de  l'odeur  des  roses,  du  réséda  et  de  l'héliotrope 
qui  fleurissaient  au  soleil  près  des  rideaux  de  mousseline 
neigeuse,  un  canari  gazouillait  dans  une  cage,  un  chat 
ronronnait  sur  le  tapis  du  foyer,  et  un  homme  à  l'air 
distingué  me  tendait  sa  main  blanche  et  douce  pour  me 
donner  la  bienvenue.  C'était  M.  Anton,  le  missionnaire. 
.Mme  Anton  et  sa  sœur  vinrent  nous  rejoindre,  et  nous 
fûmes  bientôt  assis  autour  de  la  table  de  famille  ;  vin  de 
Médoc  irréprochable,  café  de  choix,  cuisine  danoise,  hospi- 
talité Scandinave,  m'auraient  vite  fait  oublier  les  misères 
inséparables  de  vingt-cinq  jours  à  bord  de  notre  goélette 
encombrée,  si  ma  visite  à  M.  Anton  n'eût  été  motivée  par  une 
bien  triste  mission  :  un  membre  presque  indispensable  de 
notre  périlleuse  entreprise,  M.  Gibson  Caruthers  ,  était 
mort  pendant  la  nuit  etje  venais  prier  le  pasteur  de  vouloir 
bien  présider  aux  funérailles  qui  devaient  avoir  lieu  le 
jour  suivant. 

Isolés  comme  nous  l'étions  du  reste  du  monde,  cette 
cérémonie  était  doublement  navrante  :  homme  de  tête  et 
de  cœur,  le  défunt  s'était  fait  aimer  de  nous  tous,  et  sa 
mort  soudaine  nous  avait  atterrés;  la  veille  il  se  couchait 
en  parfaite  santé,  au  matin  on  le  trouvait  déjà  refroidi 
dans  son  cadre.  Pour  notre  expédition  cette  perte  était  des 
plus  sérieuses.  Avec  M.  Sonntag,  c'était  le  seul  de  l'équi- 
page qui  connût  les  mers  arctiques,  et  j'avais  beaucoup 
compté  sur  son  intelligente  expérience.  Sous  les  ordres  de 
Haven,  il  avait  accompagné  la  première  expédition  Grinnell, 
1850-51,  et  en  avait  rapporté  la  réputation  d'un  hardi  et 
courageux  marin. 

Il  me  serait  impossible  de  rendre  la  tristesse  et  la  déso- 


CHAPITRE  IV.  33 

lation  du  cimetière  d'Upernavik;  il  est  situé  sur  la  colline 
au-dessus  de  la  ville,  et  comme  on  n'y  trouverait  pas  la 
moindre  parcelle  de  terre ,  il  consiste  tout  simplement 
en  un  escalier  aux  assises  rocheuses  sur  lesquelles  on 
place  les  grossiers  cercueils  recouverts  ensuite  de  pierres 
brutes;  morne  et  dure  couche  pour  ceux  qui  dorment  là 
dans  l'éternel  hiver  !  Sur  une  de  ces  marches  funèbres,  et 
dominant  la  mer  qu'il  avait  tant  aimée,  notre  pauvre  ami 
repose  au  bruit  des  vagues  qui  lui  chantent  leur  requiem 
sans  fin. 

Il  nous  fallut  consacrer  quatre  jours  entiers  à  l'achat 
des  attelages  et  de  notre  garde-robe  arctique  :  peaux  de 
rennes,  de  phoques  et  de  chiens.  A  Prôven  déjà,  nous  nous 
en  étions  procuré  un  certain  nombre  que  nous  avions 
remises  aux  femmes  indigènes  pour  les  confectionner  à  la 
derrière  mode  esquimaude.  Les  bottes ,  en  particulier,  ré- 
clament beaucoup  de  soin  et  d'attention  ;  elles  sont  en  cuir 
de  phoque,  cousu  de  fil  de  nerfs,  et  on  sait  les  accommo- 
der d'une  façon  merveilleuse  à  la  forme  du  pied.  Une  botte 
bien  faite  est  absolument  imperméable,  et  celles  que  por- 
tent les  belles  du  pays  sont  aussi  élégantes  qu'utiles.  Les 
peaux,  alternativement  exposées  au  soleil  et  à  la  gelée, 
deviennent  d'une  parfaite  blancheur,  et  peuvent  recevoir 
toutes  les  nuances  suggérées  par  la  fantaisie  de  l'ouvrière 
et  par  les  matières  tinctoriales  que  le  résident  se  trouve 
posséder  dans  ses  magasins.  Gomme  toutes  leurs  sœurs , 
les  Groënlandaises  aiment  à  plaire;  elles  ne  dédaignent 
pas  d'exciter  l'admiration,  et  les  couleurs  gaies  et  voyantes 
leur  sont  particulièrement  agréables.  Aussi,  et  bien  que 
le  caprice  individuel  se  donne  libre  carrière ,  la  vogue  est 
surtout  aux  bottes  écarlates  ou  aux  bottes  blanches  bro- 
dées de  rouge.  Il  serait  difficile  d'imaginer  un  plus  co- 
mique spectacle  que  celui  de  toutes  les  jambes  jaunes, 
violettes,  bleues,  cramoisies  et  blanches  qui  couvraient  la 
grève  lorsque  nous  entrions  dans  le  port. 

3 


34  LA  MER  LIBRE. 

Sur  une  population  de  deux  cents  àraes ,  Upernavik 
compte  une  vingtaine  de  Danois  et  un  plus  grand  nombre 
de  «  sang-mèlés  » . 

Mais  c'est  assez  parler  de  cette  petite  station  ;  le  lecteur 
doit  avoir  à  la  quitter  autant  de  hâte  que  j'en  éprouvais 
moi-même.  Grâce  à  M.  Hansen,  j'emmenais  trois  chas- 
seurs et  un  interprète.  Ce  dernier  n'était  pas  moins  que  le 
résident  du  microscopique  établissement  de  Tessuissak; 
il  avait  obtenu  un  an  de  congé  qu'il  comptait  passer  à 
Copenhague  et  son  passage  était  déjà  arrêté  sur  le  Thialfe; 
mais  il  ne  sut  pas  résister  aux  offres  brillantes  que  je  lui 
faisais,  et  il  se  transporta  du  brick  danois  à  bord  de  notre 
petit  schooner.  C'était  un  gaillard  plein  d'entrain  et  de 
courage ,  fait  à  la  vie  du  Groenland  qu'il  habitait  depuis 
dix  ans.  Très-intelligent,  du  reste,  il  avait  acquis  à  bord 
du  baleinier  anglais  assez  d'usage  de  notre  langue  pour 
nous  devenir  très  utile  dans  nos  rapports  avec  les  Esqui- 
maux, dont  il  connaissait  parfaitement  l'idiome,  et,  pour 
couronner  le  tout ,  c'était  un  excellent  chasseur  et  un  émi- 
nent  conducteur  de  chiens.  11  nous  promettait  même  son 
attelage,  un  des  meilleurs  de  toyt  le  Groenland  septen- 
trional; malheureusement  pour  nous,  il  l'avait  laissé  à 
son  établissement  de  Tessuissak,  à  cent  dix  kilomètres 
plus  au  nord,  et  cette  acquisition  tant  désirée  devait  nous 
obliger  encore  à  un  nouveau  retard. 

Je  réussis,  en  outre,  à  engager  deux  marins  danois  qui 
élevèrent  au  chiffre  de  vingt  notre  nombre  total.  Voici  les 
noms  de  mes  nouvelles  recrues  : 

Pierre  Jansen,  interprète  et  surintendant  des  chiens. 

Charles-Emile  Olsurg,  matelot. 

Charles-Christian  Petersen,  matelot  et  charpentier. 

Peter,  Marc  et  Jacob,  Esquimaux  convertis,  chasseurs  et 
conducteurs  d'attelages. 

La  cordialité  touchante  des  habitants  d'Upernavik  m'a 
laissé  le  plus  doux  souvenir  ;  je  ne  puis  me  rappeler  sans 


CHAPITRE  IV.  35 

émotion  leur  désir  de  nous  être  utiles  et  leurs  généreux 
efforts  pour  nous  procurer  ce  qui  nous  manquait  encore  ; 
j'ajoute,  à  leur  louange,  que  tous  ces  services  étaient  com- 
plètement désintéressés;  ils  refusaient  opiniâtrement  ce  que 
je  pouvais  leur  offrir,  et  c'est  à  peine  si  je  panins  à  faire 
accepter  à  quelques-uns  un  baril  de  farine  ou  une  boîte  de 
conserves.  «  Vous  n'en  aurez  que  trop  besoin  pendant  votre 
voyage,  »  répondait-on  partout.  M.  Hansen  renvoya  même 
à  bord  le  présent  que  j'avais  cru  devoir  lui  faire  en  échange 
de  l'attelage  dont  il  m'avait  libéralement  fait  cadeau.  Aussi 
me  sembla-t-il  que  je  ne  pouvais  quitter  l'établissement 
sans  donner  à  ces  braves  cœurs  un  témoignage  de  ma  pro- 
fonde reconnaissance.  La  veille  de  mon  départ,  j'invitai  à 
une  collation  les  représentants  du  roi  Frédéric  VII;  j'expé- 
diai donc  à  terre  mon  secrétaire,  M.  Knorr,  muni  de  cartes 
d'invitation  cérémonieusement  écrites  sur  beau  papier  de 
Paris,  et  scellées  de  cire  parfumée.  Quelques  heures  après, 
il  était  de  retour,  ramenant  six  convives  avec  lui  :  les  deux 
dames  du  presbytère,  Mme  et  M.  Hansen,  le  pasteur  et  le 
docteur  Rudolf;  le  capitaine  du  Thialfe  les  avait  déjà  pré- 
cédés. 

En  présence  d'hôtes  si  inaccoutumés,  notre  vieux  coq 
suédois  et  le  maître  d'hôtel  avaient  à  moitié  perdu  la  tête  : 
préparer  un  lunch  pour  des  dames  était  complètement  en 
dehors  des  rudes  traditions  culinaires  et  de  la  gravité  usi- 
tées dans  les  expéditions  arctiques.  «  Non  !  ils  ne  compre- 
naient pas  le  capitaine  !  »  Tout  en  maugréant,  le  steward 
s'empressa  de  fourrer  dans  un  coin  les  cuirs  de  phoques 
entassés  dans  la  cabine  :  il  n'en  resta  que  l'odeur  :  ce  qui 
était  déjà  trop;  mais  sa  figure  ne  commença  à  se  dérider 
que  lorsque  de  nombreux  plats  dus  à  ses  actives  combi- 
naisons furent  déposés  fumants  sur  la  nappe  blanche,  jus- 
que-là précieusement  gardée  dans  une  armoire  secrète.  Le 
brave  homme  s'était  surpassé,  et,  en  dépit  des  sinistres 
prévisions  qu'il  faisait  en  confidence  à  son  ami  le  cuisinier  : 


36  LA  MER  LIBRE. 

«  C'est  moi  qui  vous  le  dis!  tous  ces  gaspillages  nous  mè- 
neront à  la  ruine!  •  son  visage  se  rassérénait  par  degrés  et 
finit  par  prendre  l'expression  du  plus  légitime  orgueil. 

Rendons  hommage  à  la  vérité  :  la  collation  faisait  grand 
honneur  à  nos  ofiiciers  de  bouche  ;  les  viandes  et  les  légu- 
mes conservés  ollraient  une  diversion  agréable  aux  habi- 
tants de  ce  pays  de  phoques  ;  les  lacs  du  Groenland  avaient 
fourni  leurs  magnitiques  saumons,  et,  pour  ma  part,  je  tirai 
de  leur  cachette  les  vins  éclos  au  soleil  de  France,  sous  le 
ciel  doré  de  l'Italie,  et  le  rhum  de  Santa-Cruz  qui  nous  ser- 
vit à  faire  un  punch  délicieux.  La  conversation  était  bien  un 
peu  languissante  au  commencement,  mais,  en  quelques  mi- 
nutes, chacun  y  mit  du  sien  :  anglais ,  danois,  allemand, 
latin  abominable,  tout  se  mêla  aussi  harmonieusement  que 
les  ingrédients  du  punch;  on  but  au  roi,  au  président,  à 
notre  bonne  chance ,  à  tout  et  au  reste  ;  on  nous  adressa 
de  nombreuses  harangues  où  naturellement  abondaient  les 
allusions  aux  successeurs  des  glorieux  fils  d'Odin.  Les  tètes 
s'échauffaient,  et  l'un  de  nous,  stimulé  par  le  tribut  de 
louanges  qu'on  venait  de  payer  au  vaillant  Harold  et  à  la 
vierge  des  Russies,  aux  rois  de  mer  et  à  leurs  amours,  pro- 
posait le  toast  le  plus  cher  aux  marins  :  —  «  A  nos  femmes 
et  à  nos  belles  !  »  lorsque  des  pas  lourds  ébranlèrent  l'é- 
chelle du  dôme  et  le  contre-maître  parut,  comme  autrefois 
le  spectre  de  Banquo  au  festin  de  Macbeth  : 

«  L'officier  de  quart,  monsieur,  vous  fait  dire,  monsieur, 
que  les  chiens  sont  à  bord,  monsieur,  et  qu'on  est  prêt  à 
lever  l'ancre,  comme  vous  l'avez  ordonné,  monsieur. 

--  Bien.  Et  le  vent  ? 

—  Léger  et  soufflant  du  sud,  monsieur.  » 

Il  n'y  a  pas  à  hésiter,  il  faut  jeter  les  hôtes  à  la  mer.  Les 
messieurs  cherchent  en  toute  hâte  les  châles  et  les  man- 
teaux des  dames;  les  dames  elles-mêmes  sont  précipitées 
dans  le  canot;  le  docteur  Rudolph  se  charge  de  notre  cour- 
rier, promettant  de  le  remettre  au  consul  américain  de 


CHAPITRE  IV, 


37 


Copenhague  ;  le  cabestan  crie,  le  schooner  déploie  ses  ailes 
blanches,  nous  sentons  se  rompre  le  dernier  lien  qui  nous 
attachait  au  monde,  au  monde  de  l'amour,  du  soleil  et  des 
vertes  prairies,  en  voyant  sur  la  colline  d'Upernavik  dispa- 
raître les  rubans  aux  brillantes  couleurs  et  les  mouchoirs 
blancs  qui  nous  saluaient  encore. 


CHAPITRE  V. 


Dans  les  icebergs.  —  Dangers  de  la  navigation  arctique.  —  Nous 
courons  risqua  d'être  coulés.  —  Dimensions  d'une  montagne  de 
glace,  —  Les  abords  de  la  baie  de  Melville. 


Upernavik  marque  à  la  fois  l'extrême  limite  du  monde 
civilisé  et  de  la  navigation  relativement  facile  ;  le  danger 
réel  commençait  pour  nous,  que  nous  distinguions  encore 
la  petite  église  à  pignons  adossée  à  la  colline  noire;  une 
épaisse  ligne  de  m.ontagnes  de  glace  se  présentait  au  tra- 
vers de  notre  route,  et  nous  n'avions  d'autre  parti  à  pren- 
dre que  d'y  pénétrer  bravement. 

La  tâche  n'était  pas  aisée  :  il  nous  fallait  louvoyer  péni- 
blement dans  un  interminable  archipel  d'icebergs,  aussi 
variés  de  forme  que  de  volume  ;  à  côté  de  blocs  gigantes- 
ques mesurant  soixante-dix  mètres  de  hauteur,  sur  une 
base  de  près  de  deux  kilomètres,  on  en  voyait  d'autres  qui 
ne  dépassaient  pas  les  dimensions  du  schooner  :  cathédra- 
les gothiques  aux  clochers  ruinés  ;  prismes  de  cristal  dont 
les  pointes  aiguës  se  dessinaient  sur  l'azur  du  ciel;  lour- 
des figures  géométriques  d'une  morne  blancheur,  à  arêtes 
nettement  coupées  sur  lesquelles  les  cascades  se  précipi- 
tent à  grand  bruit,  sans  fin  et  sans  nombre;  ils  étaient  si 


CHAPITRE    V.  41 

rapprochés,  qu'à  quelque  distance  ils  paraissaient  former 
sur  la  mer  un  immense  revêtement  de  glace,  et  que  l'ho- 
rizon en  était  encoml)ré.  Lorsque  nous  eûmes  pénétré  dans 
la  formidable  enceinte ,  notre  rayon  visuel  n'avait  pas  plus 
d'étendue  que  si  nous  eussions  été  enfoncés  dans  la  plus 
"épaisse  futaie  de  la  Forêt-Noire.  Le  maître  d'hôtel,  poëte 
égaré  sur  notre  navire,  sortait  de  la  cuisine  au  moment  où 
les  glaces  se  refermaient  derrière  nous  ;  il  s'arrêta  un 
instant,  jeta  un  mélancolique  regard  sur  la  trouée  par  la- 
quelle nous  avions  pénétré,  et  replongea  dans  l'écoutille 
en  murmurant  d'après  Dante  : 

En  franchissant  ce  seuil,  laissez-y  l'espérance  ! 

En  ce  moment  aussi  les  officiers  réclamaient  leur  café  à 
grands  cris  et  nous  n'avons  jamais  su  si  la  citation  érudite 
du  steward  avait  trait  aux  icebergs  ou  à  la  cabine  de  ces 
messieurs. 

Nous  passâmes  quatre  jours  à  cheminer  lentement  dans 
les  défilés  de  cet  interminable  labyrinthe;  nous  avancions 
à  grand'peine  :  la  faible  brise  qui  nous  poussait  vers  le 
nord  nous  laissait  souvent  en  calme  plat,  et  nous  mainte- 
nait pendant  de  longues  heures  immobiles  au  milieu  d'un 
brouillard  glacé,  ou  sous  l'intense  clarté  d'un  plein  jour 
permanent.  Cet  état  de  choses  avait  sans  doute  le  charme 
de  la  nouveauté  pour  la  plupart  d'entre  nous,  mais  il  ne 
nous  apportait  pas  moins  beaucoup  de  dangers  et  de  soucis. 
Les  montagnes  de  glaces,  obéissant  surtout  à  l'impulsion 
des  courants  inférieurs ,  étaient  stationnaires  par  rapport  à 
nous  ;  le  courant  de  la  surface  qui  nous  drossait  çà  et  là  en 
nous  jetant  en  dehors  de  notre  route,  rendait  la  position  du 
navire  assez  désagréable;  aussi,  nous  apprîmes  bientôt  à 
regarder  ces  masses  comme  nos  ennemis  naturels,  et  à 
nous  en  défier. 

Souvent  nous  n'échappâmes  à  un  abordage  qu'en  armant 
à  grande  hâte  les  embarcations  pour  remorquer  le  navire, 


42  LA  MER  LIBRE. 

ou  bien  en  fixant  une  ancre  à  glace  sur  un  autre  iceberg, 
et  en  nous  balant  sur  cette  ancre.  Quelquefois  nous  nous 
amarrions  à  la  montagne  elle-même,  attendant  le  vent. 
Rudes  labeurs  rarement  suivis  d'effet. 

Je  n'avais  d'autre  consolateur  que  mon  crayon;  je  dessi- 
nais avec  rage,  et  je  profitai  d'un  ciel  clair  et  pur  pour  es- 
sayer mon  appareil  photographique.  Mes  deux  jeunes  amis, 
MM.  Knorr  et  Radcliffe,  m'aidèrent  à  le  débarquer  sur  une 
île  voisine,  et  nous  nous  mîmes  à  l'œuvre  ;  si  notre  pre- 
mier début  ne  fut  pas  brillant,  il  servit  du  moins  à  nous 
convaincre  que  nous  arriverions  dans  la  suite  à  quelque 
chose  de  mieux.  Malgré  tous  mes  efforts,  il  m'avait  été  im- 
possible d'adjoindre  un  photographe  à  notre  expédition,  et 
nous  n'avions  d'autres  guides  que  quelques  livres;  mais 
nous  poursuivîmes  courageusement  nos  travaux;  en  dépit 
de  notre  inexpérience  et  de  la  température  souvent  défa- 
vorable, nous  fûmes  assez  heureux  pour  obtenir  vers  la  fin 
quelques  fidèles  reproductions  des  sauvages  splendeurs  de 
la  nature  arctique. 

Sonntag  nous  avait  accompagnés  ;  il  obtint  de  bonnes 
hauteurs  au  sextant  pour  déterminer  notre  position,  et  se 
servit  du  magnétomètre  avec  un  égal  succès.  Knorr  ajouta 
de  beaux  oiseaux  à  mes  richesses  ornithologiques  :  diver- 
ses variétés  de  mouettes*,  des  bourgmestres  %  des  kittiwa- 
kes  babillards',  et  de  gracieuses  hirondelles  de  mer*,  cou- 
vraient les  icebergs  de  leurs  troupes  pressées  ;  nos  chasseurs 
tiraient  les  canards-eiders  ^  qui  volaient  au-dessus  de  nos 
tètes  en  longues  lignes  onduleuses.  Les  phoques  prenaient 

1.  Les  variétés  de  cette  famille  les  plus  fréquemment  observées  dans  les 
mers  arctiques  sont  :  Larxis  attricilla  eu  mouette  de  Franklin  ;  Xema  sa- 
binii  ou  mouette  de  Sabine  ;  Rhodostethia  Rossii  ou  mouette  de  Ross. 

2.  Lams  glcucus  de  Temming  et  de  Gould. 

3.  Rissa  tridactyla  de  Temming  et  de  Buffon;  Larus  rissa  de  BrQnn. 

4.  Sterna  hirundo  de  Ch.  Bonaparte;  Sterna  arctica  de  Temming  et  de 
J.  Richardson. 

6.  Somateria  molissima.  (Trad.) 


CHAPITRE  V.  43 

leurs  ébats  sur  les  eaux  paisibles  :  ils  plongeaient  vivement 
dans  la  mer,  puis  nous  montraient  leurs  faces  intelligentes 
et  sympathiques,  à  physionomie  presque  humaine;  ils  nous 
regardaient  d'un  air  si  innocemment  curieux,  que  je  n'au- 
rais pas  eu  le  cœur  d'en  tuer  un  seul,  n'eût  été  la  néces- 
sité de  nourrir  nos  chiens  esquimaux. 

Nous  menions  une  étrange  vie,  et  un  peu  de  danger  n'é- 
tait peut-être  pas  le  moindre  attrait  de  ce  monde  de  magi- 
((ue  beauté  et  de  singulière  magnificence;  volontiers,  je  me 
serais  abandonné  au  charme  de  ces  heures  rêveuses,  si 
notre  repos  forcé  n'avait  consumé  un  temps  presque  in- 
dispensable à  une  tâche  bien  autrement  importante. 

Quatre  longs  jours  de  calme  continu  auraient  lassé  la 
traditionnelle  patience  de  Job  ;  du  reste,  les  diversions  ne 
nous  manquaient  pas  :  un  souffle  de  vent  venait  renouve- 
ler pour  nous  le  supplice  de  Tantale ,  —  un  courant  dan- 
gereux nous  prenait  en  traître,  —  un  menaçant  iceberg 
arrivait  droit  sur  nous;  —  vite  il  fallait  jeter  l'ancre, 
amarrer  le  schooner  à  une  montagne  de  glace  ou  échapper 
au  péril  à  force  de  rames. 

Comme  détail  caractéristique  de  la  navigation  de  ces 
mers ,  l'aventure  suivante  est  peut-être  digne  d'être  rap- 
portée. 

Pendant  la  nuit,  nous  avions  pu  avancer  de  quelques 
kilomètres  ;  mais  après  le  déjeuner  le  vent  tomba  complè- 
tement, et  le  schooner  ne  paraissait  pas  bouger  plus  qu'un 
soliveau.  Nous  ne  pensions  plus  aux  courants,  et  tous  les 
regards  étaient  tournés  vers  le  sud,  occupés  à  guetter  le 
moindre  symptôme  de  brise,  lorsqu'on  s'aperçut  que  le 
flot  avait  changé  et  nous  portait  sans  bruit  vers  un  groupe 
d'icebergs  situés  sous  le  vent.  Nous  dérivions  précisément 
sur  un  de  ceux  que  l'équipage  avait  baptisés  du  nom  signi- 
ficatif de  Ne  me  touchez  pas!  Crevassé,  érodé,  creusé  par  le 
temps,  il  présentait  en  plusieurs  endroits  la  structure 
alvéolée  d'un  vieux  gâteau  de  miel.  Le  moindre  choc,  le 


44  LA  MER  LIBRE. 

moindre  déplacement  d'équilibre  pouvait  déterminer  l'é- 
boulement  du  colosse;  malheur  alors  au  malheureux  navire 
exposé  au  choc  de  ses  débris  ! 

Le  courant  nous  entraînait  avec  une  vitesse  inquiétante, 
et  pendant  que  nous  mettions  le  canot  à  la  mer  pour  es- 
sayer d'amarrer  notre  câble  à  un  bloc  échoué  à  une  cen- 
taine de  mètres,  nous  rasions  le  bord  de  deux  icebergs, 
dont  l'un  se  dressait  à  plus  de  trente  mètres  au-dessus  de 
nos  mâts;  à  l'aide  de  gaffes,  nous  parvînmes  à  changer  un 
peu  la  course  du  schooner,  mais,  juste  au  moment  où 
nous  pensions  avoir  échappé  à  la  collision  redoutée,  un 
remous  nous  ht  encore  dévier  et  nous  jeta  presque  de  flanc 
sur  la  masse  flottante. 

Le  navire  toucha  à  tribord,  et  le  choc,  quoique  assez  lé- 
ger, détacha  des  fragments  de  glace  qui  auraient  suffi  pour 
nous  abîmer,  si  l'avalanche  ne  se  fût  précipitée  un  peu 
plus  loin;  quelques  morceaux  tombèrent  au  milieu  de 
nous  sans  atteindre  personne  :  quittant  en  toute  hâte  l'ar- 
rière, nous  nous  précipitâmes  tous  sur  l'avant  pour  suivre 
avec  anxiété  les  manœuvres  du  canot  remorqueur  ;  l'ice- 
berg commençait  à  tournoyer  et  s'avançait  lentement  sur 
nous,  les  éclats  de  glace  pleuvaient  plus  épais  sur  l'ar- 
rière ,  le  gaillard  d'avant,  seul,  était  encore  épargné. 

Ce  fut  l'iceberg  lui-même  qui  nous  préserva  de  la  des- 
truction :  une  masse  énorme ,  représentant  douze  fois  au 
moins  le  cube  de  notre  petit  navire,  se  détacha  de  la  partie 
immergée  et  s'abîma  près  de  nous  en  faisant  rejaillir  d'im- 
menses gerbes  d'écume  ;  cette  rupture  arrêta  le  mouve- 
ment de  révolution,  et  l'iceberg  reprit  son  équilibre  dans 
la  direction  opposée  ;  mais  les  grincements  de  la  quille 
nous  révélèrent  un  autre  danger  :  une  longue  pointe  de 
glace  s'avançait  horizontalement  au-dessous  du  schooner, 
et  nous  courions  risque  de  chavirer  ou  d'être  lancés  en  l'air 
comme  une  paume.  Cependant  les  hautes  parois  de  notre 
ennemi  avaient  cessé  de  se  pencher  sur  nous,  et  la  mitraille 


CHAPITRE  V.  45 

de  glaçons  qu'elles  projetaient  ne  tombait  plus  sur  notre 
pont;  nous  courûmes  aux  gaffes,  et,  avec  une  vigueur 
que  redoublait  le  péril,  nous  essayâmes  d'éloigner  le  na- 
vire ;  tous  les  bras  travaillaient  :  le  danger  respecte  peu 
la  dignité  du  gaillard  d'arrière. 

Accablés  de  fatigue ,  nous  nous  laissions  gagner  par  le 
découragement ,  lorsque  l'iceberg  vint  encore  à  notre  se- 
cours :  une  détonation  effrayante  nous  fit  tressaillir  et  se 
répéta  à  de  courts  intervalles,  de  plus  en  plus  rapprochés, 
jusqu'à  ce  que  l'atmosphère  tout  entière  ne  parut  plus 
que  comme  un  réservoir  d'épouvantables  retentissements. 

Le  côté  opposé  du  géant  s'était  fendu  ;  bloc  après  bloc 
s'écroulait  dans  la  mer,  ébranlant  la  vaste  masse  et  la  ren  - 
voyant  vers  nous;  le  mouvement  de  rotation  s'accélérait, 
les  monstrueux  grêlons  recommençaient  à  tomber,  et  at- 
terrés déjà  par  ce  terrible  spectacle,  nous  nous  attendions, 
à  chaque  seconde,  à  voir  la  partie  de  l'iceberg  la  plus  voi- 
sine de  nous  se  détacher  et  nous  entraîner  dans  sa  chute  ; 
nous  eussions  été  aussi  inévitablement  perdus  que  la  ca- 
bane du  berger  sous  l'avalanche  des  Alpes. 

Par  bonheur,  Dodge,  qui  manœuvrait  le  canot,  avait 
réussi  à  implanter  une  ancre  à  glace  et  à  y  amarrer  soli- 
dement son  aussière  ;  il  nous  faisait  le  signal  si  impatiem- 
ment attendu  :  «  Tirez  sur  le  câble  !  »  Il  s'agissait  de  notre 
vie  ;  nous  halâmes  longrt;emps  et  avec  vigueur  ;  les  secon- 
des étaient  des  minutes  et  les  minutes  des  heures.  Enfin 
le  schooner  s'ébranla  :  lentement,  majestueusement,  l'ice- 
berg s'éloignait,  emportant  notre  grande  vergue,  et  rasant 
la  hanche  du  navire;  mais  nous  étions  sauvés  :  à  peine 
avions-nous  franchi  une  vingtaine  de  mètres,  que  la  masse 
glacée  subissait  la  rupture  tant  redoutée  ;  sa  paroi  la  plus 
rapprochée  de  nous  se  déchira  avec  un  craquement  effroya- 
ble et  tomba  lourdement  dans  la  mer,  nous  couvrant  de 
longues  fusées  d'écume,  et  soulevant  une  vague  qui,  après 
nous  avoir  secoué  comme  l'aurait  fait  le  souffle  de  la  lem- 


46  LA  MER  LIBRE. 

j)ête,  nous  laissa,  harassés  d'émotions  et  de  fatigues,  au 
milieu  des  débris  de  cette  ruine  immense. 

A  la  lin,  nous  réussîmes  à  nous  dégager  et  à  nous  placer 
assez  loin  pour  contempler  avec  calme  l'objet  de  notre 
terreur  ;  cela  se  balançait,  cela  roulait  comme  un  être  vi- 
vant; à  chacune  de  ses  révolutions,  de  nouvelles  masses 
se  désagrégeaient,  énormes  avalanches  qui  se  précipitaient 
en  sifflant  dans  la  mer  écumante  ;  quelques  heures  après, 
il  n'en  restait  plus  qu'un  mince  fragment,  infime  débris 
de  sa  grandeur  passée ,  et  les  blocs  qui  s'en  étaient  déta- 
chés flottaient  tranquillement  bercés  par  la  marée. 

Faut-il  attribuer  ce  qui  suivit  aux  vagues  créées  par  la 
dissolution  de  l'iceberg,  aux  chauds  rayons  du  soleil  ou  à 
ces  deux  causes  combinées?  Je  ne  sais,  mais  toute  la  journée 
fut  remplie  par  une  suite  prolongée  de  ruptures  et  de  bris 
de  glaces  croulantes.  A  peine  étions-nous  en  sûreté,  qu'à 
trois  kilomètres  environ  de  notre  bâtiment,  un  gigantesque 
iceberg,  ayant  quelque  ressemblance  avec  le  palais  du  Par- 
lement britannique,  commença  à  se  désagréger  :  une  tour 
élevée  fut  précipitée  dans  la  mer,  pendant  que  la  nuée  de 
mouettes  qui  l'avaient  choisie  pour  lieu  de  repos  s'envo- 
lait en  poussant  des  cris  aigus  ;  d'autres  la  suivirent  dans 
sa  chute  ;  un  pavillon  carré  se  détacha  à  grand  bruit  ;  la 
masse  mutilée  tourna  sur  elle-même;  et  après  cinq  heures 
de  convulsions  et  de  tapage,  le  splendide  colosse  n'était 
plus  qu'un  fragment  qui  s'élevait  à  peine  à  cinquante 
pieds  au-dessus  des  eaux.  Un  autre  iceberg  qui  parais- 
sait mesurer  deux  kilomètres  de  longueur  sur  plus  de 
trente  mètres  de  hauteur  se  fendit  en  deux,  après  un  cra- 
quement vif  et  aigu  suivi  de  détonations  éclatantes  :  mille 
pièces  d'artillerie  simultanément  déchargées  n'auraient 
pas  fait  un  plus  effroyable  vacarme:  les  deux  immenses 
moitiés  oscillèrent  des  heures  entières  au  milieu  des  flots 
qu'elles  soulevaient  avant  de  pouvoir  reprendre  leur 
équilibre.  Même  la  masse  solide  à  laquelle  nous  étions 


CHAPITRE   V.  47 

amarrés  carillonnait  dans  l'infernal  concert  et  se  débar- 
rassa d'un  de  ses  angles ,  plus  grand  que  Saint-Paul ,  la 
cathédrale  de  Londres. 

Je  ne  saurais  décrire  le  vacarme,  le  fracas  qui  nous  as- 
sourdirent pendant  cette  journée,  et  je  recours  pour  le 
faire  au  Vieux  marin  de  Coleridge  : 

c  La  glace  à  bâbord, 

La  glace  à  tribord, 
Partout  encombrait  la  mer  pâle  ; 

Craquant  et  grondant, 

Rugissant  et  hurlant     < 
Comme  une  ronde  infernale.  » 

Il  semblait,  en  vérité,  que  le  vieux  Thor  lui-même  se 
fût  mis  de  la  fête  ;  on  eût  dit  que,  sorti  de  son  royaume  du 
Tonnerre  et  de  son  palais  aux  cinq  cent  quarante  salles,  sur 
son  char  aux  boucs  rapides,  il  avait  franchi  les  montagnes, 
et  que ,  ceint  de  son  baudrier  de  combat ,  armé  de  son 
marteau  irrésistible  et  de  ses  gantelets  de  fer,  il  s'amusait 
à  abattre  à  droite  et  à  gauche  les  Géants  de  la  gelée. 

Ce  n'est  guère  que  dans  la  belle  saison,  durant  les  mois 
de  juillet  et  d'août,  que  les  icebergs  sont  d'un  si  dange- 
reux voisinage.  Leur  dissolution  est  probablement  due  à 
l'inégalité  de  chaleur  et  de  dilatation  qui  s'établit  alors 
entre  l'intérieur  de  leur  masse  congelée  et  leur  surface 
soumise  à  l'action  des  rayons  solaires.  Sur  le  côté  éclairé 
d'une  montagne  de  glace,  j'ai  souvent  vu  des  fragments 
détachés  avec  force  sur  une  ligne  presque  horizontale  et 
lancés  au  loin  comme  par  l'explosion  d'une  mine.  Cette 
explosion  et  ces  éboulis  sont  toujours  accompagnés  de 
nuages  de  vapeur  causés  sans  doute  par  le  contact  de  la 
glace  froide  de  l'intérieur  avec  l'air  ambiant,  beaucoup 
plus  chaud  ;  les  rayons  du  soleil  se  jouent  dans  ces  nuées 
et  produisent  de  splendides  effets  de  lumière. 

Je  le  sens,  ma  plume  est  impuissante  à  retracer  les  ter- 
ribles aspects  des  icebergs  ;  que  serait-ce  si  j'en  voulais 


48  LA  MER  LIBRE. 

peindre  les  merveilleuses  beautés  !  Déjà  je  l'ai  essayé  lors- 
que ces  111s  des  glaciers  se  présentaient  à  nos  yeux  comme 
des  blocs  de  malachite  ou  de  marbre,  baignés  de  flammes 
et  flottant,  sous  des  cieux  rayonnants,  sur  une  mer  teinte 
des  nuances  de  l'arc-en-ciel  ;  aujourd'hui  le  ciel  était  gris, 
l'air  froid,  et  la  glace  partout  d'une  blancheur  morne  ou 
d'un  bleu  transparent. 

J'eus  la  fantaisie  d'aller  visiter  l'iceberg,  d'environ  deux 
cents  pieds  de  haut,  auquel  nous  étions  amarrés,  et 
j'exécutai  ce  projet,  je  dois  le  dire,  un  peu  avant  l'éboulis 
d'un  de  ses  angles,  dont  j'ai  parlé  un  peu  plus  haut,  et 
qui  nous  coûta  une  ancre  à  glace  et  cent  soixante  mètres 
de  câble.  Dans  ma  courte  traversée,  je  fus  vraiment  sur- 
pris de  l'admirable  transparence  des  eaux.  Du  plat -bord 
du  canot ,  je  pouvais  voir  la  glace  plonger  sous  la  mer  à 
une  profondeur  incroyable  ;  le  schooner  se  réfléchissait  si 
parfaitement  dans  son  miroir  splendide,  qu'il  fallait  la 
comparaison  avec  les  objets  avoisinants  pour  dissiper  l'il- 
lusion que  produisaient  sur  nous  ces  deux  navires  ju- 
meaux, flottant  quille  contre  quille,  suspendus  dans  l'air. 
Arrivé  au  sommet  de  la  montagne  de  glace,  je  vis  au  sud- 
est  un  énorme  rocher  qui  projetait  son  ombre  noire  sur 
les  eaux  ;  le  contraste  entre  cette  ombre  et  la  mer  éclairée 
par  le  soleil  était  tellement  prononcé,  qu'il  fallait  un  cer- 
tain efi'ort  de  réflexion  pour  ne  pas  voir,  dans  la  ligne  qui 
les  divisait,  comme  le  vide  béant  d'un  abîme  insondable. 

Il  eût  été  difficile  de  se  faire  une  juste  idée  de  l'immense 
quantité  de  glace  qui  flottait  autour  de  nous.  J'essayai  de 
compter  les  icebergs  isolés  ;  arrivé  à  cinq  cents,  j'abandon- 
nai la  tâche.  Près  de  moi,  ils  se  dressaient  dans  toute  la 
rudesse  de  leurs  profils  aux  arêtes  aiguës  ;  plus  loin ,  les 
lignes  adoucies  par  la  distance  se  fondaient  dans  le  ciel 
gris  et  clair,  et  là-bas,  là-bas,  sur  la  vaste  mer  d'argent  li- 
quide, l'imagination  évoquait  d'étranges  et  merveilleux 
fantômes  ;  les  masses  d'azur  et  de  cristal  revêtaient  toutes 


CHAPITRE   V.  49 

les  lormes  :  figures  humaines,  animaux  de  toutes  sortes, 
monuments  d'arcliitecture.  Le  dôme  de  Saint-Pierre  s'éle- 
vait au-dessus  du  clocher  de  la  vieille  église  de  la  Trinité  ; 
une  tour  byzantine  et  un  temple  grec  se  dressaient  à  l'om- 
bre d'une  pyramide. 

Vers  l'orient,  la  mer  était  semée  de  petites  îles,  —  taches 
noires  sur  les  eaux  resplendissantes.  Des  icebergs  de  toutes 
tailles  se  pressaient  dans  les  canaux  de  cet  archipel,  jus- 
•lu'à  ce  que,  dans  le  lointain,  ils  parussent  se  masser  pour 
défendre  l'accès  d'une  plaine  neigeuse,  qui,  se  relevant  en 
talus,  se  perdait  vers  l'horizon  dans  une  étroite  bande  d'un 
blanc  teinté  de  bleu. 

Du  nord  au  sud ,  aussi  loin  qu'il  pouvait  s'étendre ,  le 
regard  suivait  cette  ligne  d'albâtre  derrière  les  dentelures 
de  la  crête  :  nous  reconnaissions  la  grande  merde  glace  (|ui, 
de  l'est  à  l'ouest  et  du  nord  au  midi,  recouvre  tout  le  con- 
tinent groënlendais  ;  ses  pentes  blanches,  inclinées  vers  le 
littoral ,  ne  sont  que  les  abords  d'un  glacier  gigantesque, 
fleuve  de  cristal  qu'elle  jette  à  l'Océan ,  et  d'où  étaient 
tombés,  les  uns  après  les  autres,  la  plupart  de  ces  icebergs 
au  milieu  desquels  nous  venions  de  passer  de  longues 
heures  d'admiration  et  de  terreur. 

Enfin  le  vent  du  sud  ébranla  les  icebergs  et  nous  délivra 
de  notre  dangereuse  prison.  Le  soir  du  21  août,  nous  en- 
trions dans  un  port  tout  juste  assez  large  pour  permettre 
au  schooner  de  tourner  sur  lui-même.  Nous  jetâmes  l'ancre 
près  d'une  berge  rocheuse  où  se  dressaient  quelques  tentes 
de  peaux  de  phoques,  habitations  d'été  d'Esquimaux  pa- 
raissant assez  «  cossus  »  pour  le  pays  ;  deux  ou  trois 
huttes  étaient  recouvertes  d'herbes  et  de  mousse  ;  la  plus 
belle  appartenait  à  Jensen,  notre  interprète.  Nous  étions  à 
Tessuissak,  nom  qui  se  traduit  par  le  lieu  où  se  trouve  une 
baie.  Sonntag  emporta  son  horizon  artificiel  et  son  sextant, 
pour  établir  la  position  réelle  de  cet  établissement ,  chose 
(|ui  ne  s'était  jamais  vue  dans  son  histoire,  et  que  les  ha- 

4 


50  LA  MER  LIBRE. 

bitants,  je  le  crains,  ne  surent  point  apprécier  à  sa  juste 
valeur. 

Nous  comptions  repartir  dans  une  couple  d'heures,  mais 
l'attelage  deJensen  était  dispersé,  et  pendant  qu'on  courait 
après  les  chiens,  un  banc  de  glace  dérivait  à  l'entrée  du 
port  et  l'obstruait  entièrement. 

Les  chiens  furent  enfin  rassemblés  et  embarqués  à  notre 
bord  ;  j'avais  donné  ou  troqué  ceux  qui  n'avaient  pas 
grande  valeur  ;  nous  possédions  maintenant  quatre  atte- 
lages superbes.  Trente  bêtes  sauvages  sur  le  pont  de  notre 
goélette!  Plaignez  notre  sort,  ô  vous  qui  aimez  une  vie 
paisible  et  un  navire  bien  propret.  Quelques-uns  de  ces 
animaux  logeaient  dans  des  cages  placées  le  long  des  pas- 
savants ;  d'autres  couraient  çà  et  là,  tous  horriblement 
épeurés  et  prêts  à  se  battre  ;  leurs  éternels  hurlements 
rendaient  nos  jours  et  nos  nuits  insupportables. 

Nos  préparatifs  étaient  terminés  ;  notre  garde-robe  fut 
complétée  contre  échange  de  fèves  et  de  porc  salé.  Notre 
matériel  polaire  se  trouvait  en  bon  ordre  ;  on  avait  propre- 
ment et  soigneusement  enroulé  les  câbles,  et  placé  les 
ancres  à  glace,  les  crampons,  les  cisailles,  les  gafl'es,  de 
manière  à  les  trouver  au  moment  du  besoin.  Le  cabestan 
et  le  guindeau  jouaient  librement,  et  Dodge,  qui  n'avait  pas 
oublié  ses  années  de  service,  était  venu  me  dire  :  «  Tout 
est  paré  pour  l'action.  »  —  La  marée  voudrait-elle  bien 
entraîner  la  glace  et  nous  donner  la  liberté? 

Je  ne  pouvais  plus  maîtriser  mon  impatience  :  la  saison 
s'avançait,  la  température  était  au-dessous  du  point  de 
congélation,  chaque  nuit  formait  déjà  une  légère  croûte  de 
glace  sur  les  mares  d'eau  douce;  tout  au  plus  si  j'avais 
encore  devant  moi  une  quinzaine  de  jours  utilisables.  Le 
Fox,  malgré  sa  machine  à  vapeur,  fut  complètement  blo- 
qué dans  la  glace,  le  26  août  1857,  et  nous  étions  au  22'  ! 

1.  Le  Fox,  expédié  en  18.^7  par  lady  Franklin,  l'Artémise  moderne,  à  la 


CHAPITRE  V.  51 

Tout  ce  qu'il  me  fut  possible  d'inventer  contre  l'ennui 
de  ces  retards  forcés,  je  le  tentai.  Je  me  remis  à  la  photo- 
graphie, mais  pour  obtenir  des  résultats  encore  moins 
satisfaisants  que  la  première  fois.  Je  fis  jeter  la  drague, 
qui  ne  nous  rapporta  pas  grand' chose;  j'herborisai  dans 
les  environs  et  ne  récoltai  rien  que  je  n'eusse  déjà  trouvé 
à  Prôven  et  à  Upernavik.  Les  fleurs  sentaient  venir  l'hiver; 
déjà  les  pétales  commençaient  à  tomber  et  penchaient  mé- 
lancoliquement leurs  tètes  flétries  ;  elles  semblaient  sup- 
plier la  bise  du  nord  de  leur  laisser  encore  quelques  jours 
d'existence. 

Je  ne  réussis  qu'à  une  seule  chose  :  à  coucher  sur  mon 
album  un  immense  iceberg  échoué  à  l'entrée  du  havre  et 
à  en  inscrire  les  dimensions  sur  mon  cahier  de  notes. 
Haut  de  cent  cinq  mètres,  il  mesurait  près  d'un  kilomètre 
et  demi  en  longueur,  et  les  naturels  m'assurèrent  qu'il 
était  là  depuis  plus  de  deux  ans  ;  la  partie  émergée  pré- 
sentait une  forme  à  peu  près  rectangulaire  ;  j'en  pouvais 
conclure  que  les  mêmes  lignes  se  continuaient  au  dessous 
de  la  surface  de  la  mer,  et,  comme  des  mesures  précé- 
dentes m'avaient  donné  la  certitude  que  la  glace  d'eau 
douce  flottant  dans  l'eau  salée  s'enfonce  des  sept  huitièmes 
de  sa  masse  totale,  ce  fils  des  glaciers  du  Groenland  était 
échoué  à  près  d'un  kilomètre  de  profondeur.  Je  laisse  aux 
amateurs  de  ces  sortes  de  problèmes  le  plaisir  de  trouver 
le  prix  de  cet  iceberg  en  dollars  et  en  cents,  s'il  était 
transporté  dans  la  région  des  fromages  à  la  glace  ou  du 
Champagne  frappé,  de  rechercher  ce  qu'il  en  faudrait  pour 
payer  la  dette  nationale  de  telle  ou  telle  monarchie,  ou 
encore  de  combien  ses  services  dépasseraient  tous  ceux 


recherche  des  reliques  funéraires  des  deux  navires  de  son  mari,  VErèbe  et 
la  Terreur,  disparus  depuis  douze  ans.  —  Voir  la  relation  du  capitaine. 
Mac-Clintock  :  The  voyage  of  the  Fox,  a  tiarratke  of  the  discotenj  ofthe 
fate  of  sir  John  Franklin,  etc.  (Trad.) 


52  LA  MER  LIBRE. 

que  rend  au  monde  civilisé,  en  un  demi-siècle,  la  surface 
congelée  des  étangs  de  Boston. 

La  mer  se  décida  enfin  à  chasser  l'ennemi  qui  nous 
barrait  le  passage,  et,  dans  la  soirée  du  22,  le  schooner  re- 
prenait sa  marche  sinueuse  à  travers  les  icebergs  et  les 
îlots.  Le  cap  Shackleton  et  la  *  Tête  de  Cheval  »  étaient 
par  le  travers  de  bâbord,  et  nous  poursuivions  notre  route 
vers  la  baie  de  Melville. 


CHAPITRE  VI. 


La  baie  de  Melville.  —  La  glace  du  milieu.  —  Le  grand  courant  po- 
laire. —  Encore  un  iceberg  dangereux.  —  Le  cap  York.  —  A  la 
rescousse  de  Hans. 


Le  soleil  de  minuit  ne  nous  éclairait  plus  et  les  nuits  com- 
mençaient à  devenir  sombres  ;  la  vigilance  nous  était  plus 
nécessaire  que  jamais  ;  en  dépit  de  toutes  nos  précautions, 
nous  faillîmes  toucher  sur  un  récif  caché  au  large  de  la 
«  Tête  de  Cheval  » ,  et  que  nos  cartes  ne  signalent  pas  ; 
puis  il  nous  fallut  passer  entre  des  champs  de  glace,  les 
premiers  que  nous  eussions  rencontrés.  Les  lames  du  sud- 
ouest  accouraient  menaçantes  et  se  brisaient  avec  rage  sur 
la  barrière  qui  les  repoussait  ;  nous  réussîmes  à  échapper 
sans  grand  dommage  pour  nos  solides  bossoirs. 

A  huit  heures  du  matin,  nous  arrivions  en  vue  de  la 
pointe  de  "SVilcox  ;  le  Pouce  du  Diable  émergeait  d'un  léger 
nuage  qui  en  voilait  encore  la  base  ;  la  baie  de  Melville  était 
devant  nous.  Grimpé  sur  la  vergue  de  misaine,  je  parcou- 
rus l'horizon  à  l'aide  de  ma  lunette  ;  la  mer  était  libre  par- 
tout, à  peine  si  on  distmguait  çà  et  là  quelque  vagabond 
iceberg.  Vers  l'ouest,  il  est  vrai,  la  réverbération  des  glaces 
sur  le  ciel  nous  révélait  la  présence  de  l'ennemi:  mais  du 


54  LA  MER  LIBRE. 

côté  du  nord,  aussi  loin  que  le  regard  pouvait  s'étendre,  la 
jioule  «  sans  limite  et  sans  lin  »,  faisait  onduler  la  surface  de 
l'Océan.  iMon  cœur  débordait  de  joie  :  le  succès  de  notre 
expédition,  au  moins  pour  cette  année,  dépendait  entière- 
ment de  l'état  de  cette  mer,  et  mes  rêves  les  plus  ambitieux 
ne  me  l'avaient  jamais  montrée  telle  que  je  la  voyais  au- 
jourd'hui. —  Le  lecteur  me  saura  gré  de  lui  donner  quel- 
ques détails  sur  la  région  que  nous  allions  parcourir,  et  de 
lui  expliquer  les  conditions  physiques  qui  enchaînaient 
étroitement  les  destinées  de  notre  voyage  à  cette  partie  des 
mers  groënlandaises. 

Pour  les  géographes,  la  baie  de  Melville  est  tout  simple- 
ment une  ligne  courbe  qui  échancre  la  côte  du  Groenland 
septentrional,  mais  les  navigateurs  lui  donnent  une  aire 
bien  autrement  étendue,  et  depuis  longtemps  les  baleiniers 
nomment  ainsi  la  partie  de  la  mer  de  Baffin  qui  commence 
au  sud  avec  la  glace  du  milieu  et  se  termine  vers  les  eaux 
du  nord. 

Ces  eaux  du  nord  se  trouvent  parfois  près  du  cap  York 
par  76°  de  latitude,  mais  souvent  on  les  rencontre  plus  haut, 
et  la  glace  moyenne,  généralement  connue  sous  le  nom  de 
Pack^  descend  quelquefois  jusqu'au  cercle  polaire.  Ce  pack 
est  formé  par  des  glaçons  flottants  de  dimensions  fort  va- 
riables et  dont  la  longueur  se  mesure  par  kilomètres  et 
par  mètres,  et  l'épaisseur  par  pouces  ou  par  brasses.  Gou- 
vernés par  les  vents  et  les  marées ,  tantôt  ils  se  pressent 
les  uns  contre  les  autres,  ne  laissant  guère  d'espace  libre 
entre  eux;  tantôt  ils  sont  séparés  par  de  larges  fissures, 
La  brise  ou  les  courants  les  poussent  sans  cesse  vers  tous 
les  points  cardinaux ,  et  cette  dangereuse  barrière  ne  se 
franchit  qu'au  prix  de  bien  des  fatigues  ;  on  met  souvent 
des  semaines  et  des  mois  à  la  traverser. 

Depuis  1616,  que  Baffin  montant  la  Discovery^  petit  navire 
de  cinquante-huit  tonneaux,  pénétra  le  premier  dans  ces 
parages,  ceux-ci,  malgré  tous  leurs  périls,  ont  été  le 


CHAPITRE   VI.  57 

champ  de  pêche  favori  des  baleiniers;  leur  flotte,  qui 
comptait  autrefois  plus  de  cent  voiles  par  an,  est  réduite 
aujourd'hui  à  dix  ou  douze.  Plus  d'un  brave  navire  a 
sombré,  écrasé  sans  merci  entre  ces  glaces  aux  côtes  de 
fer;  mais  ceux  qui  parviennent  à  échapper,  retournent  au 
pays  chargés  de  l'huile  des  pauvres  baleines,  que  leur 
mauvaise  fortune  pousse  vers  le  détroit  de  Lancaster,  la 
baie  de  Pond  ou  les  côtes  qui  s'étendent  au-dessous. 

La  glace  du  milieu  ne  reste  pas  stationnaire  et  n'est  jamais 
complètement  prise  même  au  cœur  de  l'hiver.  On  se  rap- 
pelle le  sort  du  steamer  le  Fox,  enveloppé  vers  la  fin  de 
l'automne,  et  délivré  au  printemps  seulement,  après  une 
dérive  pleine  de  périls,  jusque  vers  le  cercle  polaire'. 

A  mesure  que  l'été  s'avance,  le  pack  se  désorganise  de 
plus  en  plus  jusqu'à  ce  que  la  solide  ceinture  adhérente  aux 
côtes  et  qu'on  nomme  le  fast  ou  la  glace  de  terre,  soit  elle- 
même  entamée;  il  en  reste  cependant  presque  toujours  une 
bande  étroite  jusqu'à  la  fin  de  la  saison  :  les  baleiniers,  na- 
turellement désireux  d'éviter  la  banquise,  et  à  leur  exem- 
ple les  navires  chargés  d'explorations  scientifiques ,  s'atta- 
chent opiniâtrement  à  suivre  cette  bande  et  essayent  de  se 
glisser  vers  le  nord  par  la  dernière  crevasse  entr'ouverte, 
«  la  passe  du  rivage  »,  comme  ils  la  nomment  ordinaire- 
ment. En  effet,  si  le  vent  d'ouest  pousse  la  glace  sur  eux, 
ils  peuvent  toujours,  ou  scier  un  dock  pour  leur  navire,  ou 
trouver  une  crique  pour  l'amarrer.  Entin,  si  par  hasard  la 
glace  flottante  a  disparu  et  qu'il  n'y  ait  point  de  brise,  ils 
ont  encore  la  ressource  de  le  faire  haler  par  l'équipage. 
(Il  est  très-rare  que  pour  la  pêche  des  baleines  on  se  serve 
de  bâtiments  à  vapeur.) 

Les  fleuves  de  l'Océan  sont  pour  beaucoup  dans  la  forma- 
tion de  cette  barrière.  Le  grand  courant  polaire,  venant 
de  la  mer  du  Spitzberg  chargé  de  lourdes  rnasses  de  gla- 

1.  Voir  l'appendice  Tt. 


58  LA  MER  LIBRE. 

çons,  et  amenant  aux  Groënlandais  une  maigre  provision 
de  bois  flotté  par  les  grands  fleuves  de  la  Sibérie,  descend 
le  long  de  la  côte  orientale  du  Groenland,  contourne  le 
cap  Farewell  et  remonte  au  nord  jusqu'au  cap  York  où 
il  s'infléchit  vers  l'ouest  ;  là ,  il  s'unit  au  large  torrent  en- 
combré de  glaces  que  vomit  l'océan  Arctique  à  travers  les 
détroits  de  Smith,  de  Jones  et  de  Lancaster.  Il  se  dirige  vers 
le  sud ,  côtoie  le  Labrador  et  Terre-Neuve ,  après  s'être 
grossi  des  eaux  de  la  mer  de  Hudson,  et  se  glissant  entre 
le  "Gulf  Stream  et  le  rivage  américain ,  rafraîchit  de  ses 
froides  ondes  les  baigneurs  de  Newport  et  de  Long-Branch 
pour  se  perdre  enfin  à  l'orient  des  caps  de  la  Floride. 

Un  seul  regard  jeté  sur  la  carte  de  la  mer  de  Baffin  mon- 
tre que  cette  marche  du  courant  forme  autour  de  la  l)an- 
quise  une  sorte  de  lent  tourbillon  qui  enferme  les  glaces 
et  les  empêche  de  descendre  plus  rapidement  vers  le  sud  ; 
on  comprend  aussi  que  vers  la  fin  du  mois  d'août  les 
dimensions  de  la  glace  du  milieu  soient  réduites  de  beau- 
coup ;  fondue  par  le  soleil,  érodée  par  les  eaux,  une  grande 
partie  a  déjà  disparu,  et  le  reste  se  trouve  dans  un  état  de 
dissolution  plus  ou  moins  avancée.  Cette  époque  serait  donc 
très-favorable  pour  la  navigation  si  l'approche  rapide  de 
l'hiver  ne  devenait  une  source  de  dangers  sérieux  :  lors- 
qu'on est  ainsi  au  milieu  des  glaces,  le  premier  abaisse- 
ment de  la^  température  peut  vous  engluer  pour  dix  mois. 
Aussi  les  baleiniers  essayent-ils  de  traverser  la  barrière  en 
mai  ou  en  juin,  et  quelquefois  plus  tôt,  quand  la  glace  est 
encore  dure  et  que  la  débâcle  commence  à  peine. 

Huit  jours  seulement  nous  séparaient  de  la  fin  du  mois 
d'août  ;  plus  que  jamais  je  regrettais  mes  inévitables  éta- 
pes aux  établissements  groënlandais.  —  Mon  plan,  arrêté 
dès  notre  séjour  à  Upernavik,  était  de  prendre  la  banquise 
aussitôt  que  nous  la  rencontrerions ,  de  la  couper  au  pre- 
mier endroit  favorable  et  de  naviguer  en  droite  ligne  vers 
le  cap  York  sans  m'attacher  à  la  glace  de  terre.  Le  vent 


CHAPITRE   VI.  59 

soufflait  de  l'est  depuis  plusieurs  jours,  poussant  ainsi  le 
pack  vers  les  côtes  de  l'Amérique  et  laissant  devant  nous 
un  immense  espace  libre  et  ouvert.  En  serait-il  de  même 
jusqu'au  cap  York?  J'avais  déjà  entrevu  sur  le  ciel  de  l'ho- 
rizon au  N.  0.  Yiceblink^  ou  la  réverbération  des  glaces  : 
aujourd'hui  elles  n'étaient  pas  bien  éloignées.  Et  demain? 

Pendant  que  je  songeais  ainsi,  le  vent  s'éleva  et  souffla 
grand  frais,  la  mer  devint  très-houleuse  derrière  nous  ; 
un  nuage  sombre  qui  planait  sur  le  sud  depuis  quelques 
moments  s'étendit  au-dessus  de  nos  têtes,  et  couvrant  le 
ciel  de  ses  lambeaux  déchirés,  nous  inonda  de  vapeurs  gla- 
cées qui  se  changèrent  bientôt  en  trombes  de  neige.  Impos- 
sible de  rien  voir  à  quelques  mètres  autour  de  soi  :  aussi 
m'empressai-je  de  redescendre  du  perchoir  incommode  que 
m'avait  offert  la  vergue  de  mizaine. 

Que  fallait-il  faire  maintenant?  poursuivre  notre  route,  ou 
mettre  à  la  cape  et  attendre  un  temps  plus  favorable?  — 
Dans  ce  dernier  cas,  le  navire  abandonné  à  lui-même  déri- 
verait dans  les  ténèbres  et  courrait  grand  risque  de  heurter 
un  iceberg  isolé,  ou  les  champs  de  glace  qui  viendraient  tôt 
ou  tard  nous  barrer  le  passage;  de  plus,  et  c'était  pour  moi 
l'objection  principale,  nous  ne  profiterions  pas  de  la  bonne 
brise  qui  nous  poussait  rapidement  vers  le  nord.  ^  En  con- 
tinuant notre  course,  au  contraire,  il  était  à  craindre,  par 
cette  atmosphère  épaisse,  que  nous  ne  tombassions  droit 
sur  l'ennemi  sans  l'apercevoir  à  temps  pour  en  détourner  le 
navire.  Mon  irrésolution  ne  fut  pas  de  longue  durée  :  péril 
pour  péril,  je  préférai  celui  où  nous  pouvions  déployer 
notre  énergie,  je  fis  prendre  tous  les  ris  et  diriger  notre 
course  sur  le  cap  York. 

Je  me  promenais  lentement  sur  le  pont  en  proie  à  la 
plus  vive  anxiété.  Nous  traversions  une  mer  que  pas  un 
navire  n'a  parcourue  sans  y  rencontrer  les  glaces,  et  de 
quel  droit  m'attendre  à  une  autre  fortune  ? 

Le  brouillard  était  si  intense  qu'à  peine  je  pouvais  dis- 


60  LA  MER  LIBRE. 

tingiior  la  vigie  sur  le  gaillard  d'avant;  parfois,  il  s'éle- 
vait un  peu,  et  sous  le  dais  pesant  de  vapeurs  sombres 
(|ui  semblaient  soutenues  par  les  icebergs  errants,  mon 
regard  portait  sur  la  mer  à  une  distance  de  plusieurs  ki- 
lomètres. Puis  la  neige  recommençait  à  tomber,  la  grêle 
bruissait,  le  vent  sifflait  à  travers  le  gréement  et  les  lour- 
des vagues,  déferlant  sur  nous,  inondaient  les  ponts  et  me- 
naçaient de  nous  engloutir  :  je  n'oublierai  jamais  nos  dix 
premières  heures  dans  la  baie  de  Melville. 

Vers  la  fin  de  cette  course  folle  et  désordonnée,  mon 
oreille,  attentive  au  moindre  son,  saisit  le  clapotis  de  l'eau 
sur  les  brisants  :  un  instant  après,  la  vigie  donnait  l'a- 
larme. 
«  De  quel  côté? 

—  Je  ne  peux  l'apercevoir,  commandant.  » 
Le  bruit  se  rapprochait  toujours  ;  un  iceberg  projeta  fai- 
blement sa  blancheur  indécise  au  milieu  du  brouillard, 
nous  n'avions  plus  le  temps  de  réfléchir  et  il  était  trop 
tard  pour  nous  détourner.  En  serrant  le  vent  nous  pré- 
cipitions de  flanc  le  schooner  sur  l'obstacle  ;  nous  ne  sa- 
vions sur  quel  point  gouverner  :  on  ne  distinguait  pas 
les  contours  de  la  montagne,  seulement  on  entrevoyait  une 
énorme  lueur  et  une  ligne  de  brisants  couverts  d'écume. 

Je  l'ai  toujours  pensé  :  quand  on  ne  sait  à  quoi  se  résou- 
dre, le  plus  sûr  est  de  ne  rien  faire,  et  dans  les  présentes 
circonstances  ce  fut  notre  salut.  Si  j'avais  obéi  à  ma  pre- 
mière impulsion  et  mis  la  barre  au  vent,  nous  courions 
vers  la  ruine,  mais  nous  glissâmes  tout  près  de  l'affreux 
monstre,  en  échappant  à  une  collision  qui  aurait  été  instan- 
tanément fatale  à  notre  pauvre  navire  et  à  tous  ceux  qui  le 
montaient;  la  vergue  de  misaine  en  effleura  le  bord,  le  mur 
de  glace  nous  couvrit  de  son  embrun,  jet  quelques  instants 
après  IMceberg  rentrait  dans  les  ténèbres  d'où  il  avait 
émergé  si  soudainement. 
«  Rasés  de  près,  dit  maître  Rodge,  toujours  de  sang-froid. 


CHAPITRE  M.  61 

—  Très.....  très-près!»  grelotta  Starr,  frissonnant  en- 
core, comme  s'il  venait  de  recevoir  une  douche  glacée. 

Le  vieux  cuisinier  avait  été  sommé  de  comparaître  sur  le 
pont  pour  aider  à  la  manœuvre,  et  au  milieu  de  la  terreur 
générale,  on  l'entendait  murmurer  :  «  Je  voudrais  savoir 
comment  le  dîner  de  ces  messieurs  sera  prêt  si  on  me  dé- 
range comme  cela  !  pour  tirer  sur  des  câbles  !»  —  Le  bon- 
homme n'avait  pas  l'air  de  se  douter  qu'un  instant  aupara- 
vant ces  messieurs  ne  pensaient  guère  avoir  plus  jamais 
besoin  de  ses  services. 

Cette  aventure  inspira  à  noire  équipage  la  plus  aveugle 
confiance;  deux  boulets,  à  ce  qu'on  dit,  ne  tombent  jamais 
au  même  endroit,  et  nos  gens  supposaient  sans  doute  qu'il 
en  est  ainsi  des  icebergs;  quoi  qu'il  en  soit,  tout  alla  bien; 
maintes  fois  la  vigie  cria  :  «  Brisants  à  l'avant!  »  mais  un 
examen  plus  attentif  nous  montrait  les  glaces  à  droite  ou  à 
gauche  et  nous  passions  sans  avaries.  Puis  le  vent  tomba 
]jeu  à  peu,  la  neige  cessa,  les  nuages  se  dissipèrent,  le  soleil 
repai-ut  et  pendant  que  les  hommes  secouaient  le  gréement 
et  déblayaient  le  pont  couvert  de  grêle  et  de  givre,  je  re- 
montai avec  ma  lunette;  on  ne  voyait  pas  de  champs  de 
glace,  mais  ils  se  reflétaient  encore  sur  le  ciel  occidental. 

C'était  merveille  d'avoir  ainsi  traversé  les  icebergs;  la 
mer  en  était  semée  :  un  d'entre  eux  surtout  excita  mon  ad- 
miration :  il  se  dressait  sur  l'Océan  comme  un  arc  de  triom- 
phe colossal  sous  lequel  nous  aurions  pu  passer,  toutes 
voiles  dehors. 

Le  schooner  ne  bougea  pas  de  la  nuit,  mais  de  bonne 
heure  le  vent  se  releva  et  nous  resta  hdèle  pendant  toute  la 
journée  ;  les  icebergs  défilaient  près  de  nous  comme  une 
procession  solennelle  ;  mon  journal  les  désigne  comme  les 
pierres  milliaires  de  V Océan.  Les  hautes  terres  coiffées  de 
neige  qui  dominent  le  cap  York,  parurent  bientôt  à  l'hori- 
zon et  le  lier  et  sombre  promontoire  lui-même  émergea 
à  son  tour  du  sein  de  la  mer. 


62f  LA  MEK  LIBRE. 

Le  25,  à  midi,  nous  rencontrâmes  le  premier  champ  de 
glace;  pendant  vingt-fjuatre  iieures  j'avais  anxieusement 
surveillé  la  mer  et  je  m'étais  persuadé  que  nous  franchi- 
rions la  baie  sans  la  moindre  escarmouche  avec  l'ennemi, 
lorsqu'une  ligne  blanche  se  dessina  devant  nous  ;  nous 
l'atteignîmes  bientôt  et,  profitant  d'une  large  trouée,  nous 
entrâmes  bravement,  chargés  de  toute  notre  toile;  le  dan- 
ger se  trouva  beaucoup  moins  grand  que  nous  ne  l'avions 
pensé;  le  banc  avait  une  largeur  de  près  de  trente  kilo- 
mètres, mais  la  glace  n'était  pas  compacte  et  nous  pûmes 
nous  y  frayer  une  voie  sans  trop  de  difficultés. 

En  cinquante-cinq  heures  nous  avions  traversé  la  baie  de 
Melville;  nous  entrions  dans  les  eaux  du  Xord. 

Près  du  cap  York,  je  longeai  le  rivage,  cherchant  les  in- 
digènes. Les  lecteurs  des  récits  du  docteur  Kane  n'ont  peut- 
être  pas  oublié  que  ce  navigateur  avait  emmené  des  établis- 
sements groënlandais  un  chasseur  nommé  Hans  qui,  après 
lui  avoir  été  lidèle  pendant  près  de  deux  années,  l'aban- 
donna pour  une  belle,  et  alla  vivre  avec  les  Esquimaux  sau- 
vages qui  habitent  les  bords  septentrionaux  de  la  mer  de 
Baffin.  Supposant  qu'il  n'avait  pas  tardé  à  se  lasser  de  son 
exil  volontaire,  et  attendait  probablement  au  cap  York  un 
navire  quelconque  qui  voulût  bien  l'emmener,  je  m'avan- 
çai à  une  portée  de  fusil  de  la  falaise,  sur  laquelle  je  décou- 
vris bientôt  un  groupe  d'êtres  humains  qui  faisaient  force 
signes  pour  attirer  notre  attention  ;  je  descendis  dans  un 
canot,  et  de  vrai,  il  était  là  devant  nous,  l'objet  de  mes  re- 
cherches, nous  regardant  de  tous  ses  yeux;  il  me  reconnut 
parfaitement  ainsi  que  M.  Sonntag  et  se  rappela  même  nos 
noms». 

1.  ...  Au  moment  de  notre  départ,  Hans  nous  faisait  défaut  depuis  deux 
mois.  Il  était  parti  pour  Etah ,  sous  le  prétexte  d'y  commander  une  paire  de 
bottes  dont  il  avait  grand  besoin,  à  une  vieille  Esquimaude  fort  experte  en 
semblables  confections;  mais  d'Étab  il  avait  poussé  plus  loin,  jusqu'à  Pété- 
rawik,  où  résidait  une  petite  créature,  assez  jolie  pour  la  race  dont  elle  sor- 
tait et  le  sol  qui  l'avait  nourrie....  Tout  le  long  de  la  côte,  sur  la  route  de 


CHAPITRE   VI.  65 

Six  ans  de  séjour  parmi  les  naturels  de  cette  côte  désolée 
l'avaient  entièrement  abaissé  au  niveau  de  leur  laideur  ré- 
pulsive. Il  était  accompagné  de  sa  femme  portant  son  pre- 
mier-né sur  son  dos,  dans  un  capuchon  de  cuir,  de  son 
beau-frère,  jeune  garçon  au  regard  vif  et  brillant,  et  de  sa 
belle-mère  «  vieille  commère  à  la  langue  bien  pendue  ».. 
Ils  étaient  tous  vêtus  de  peaux  et  nos  hommes  les  exami- 
naient avec  la  plus  grande  curiosité  ;  jusque-là,  nous  n'a- 
vions pas  encore  rencontré  d'Esquimaux  entièrement  sau- 
vages. 

A  travers  des  rochers  abrupts  et  de  hauts  amas  de  neige, 
Hans  nous  conduisit  à  sa  tente,  située  sur  une  colline  es- 
carpée à  deux  cents  pieds  au-dessus  du  niveau  de  la  mer, 
position  étrangement  incommode  pour  un  pêcheur,  mais 
très-convenable  comme  poste  d'observation.  C'est  là  que 
pendant  de  longues  années  il  avait  guetté  le  navire  tant  dé- 
siré; les  étés  s'enfuyaient  et  il  soupirait  toujours  après  sa 
patrie  et  les  amis  de  sa  jeunesse.  La  tente  était  un  assez 
triste  logis  en  cuir  de  phoque,  selon  le  mode  esquimau  et  à 
peine  assez  large  pour  abriter  la  petite  famille  qui  se  pres- 
sait autour  de  nous. 

«  Hans  voudrait-il  venir  avec  moi? 

—  Oui. 

—  Avec  la  femme  et  le  marmot  ? 

—  Oui. 

—  Voudrait-il  venir  sans  eux  ? 

—  Oui.  » 

Je  n'avais  pas  le  loisir  d'examiner  à  fond  l'état  de  son 

notre  retour,  je  m'informai  du  déserteur  et  si  les  réponses  recueillies  différaient 
quant  aux  détails,  le  fond  en  était  toujours  le  même.  Mon  fidèle  Hans  (je 
devrais  dire  maintenant  l'infidèle)  avait  été  vu  se  dirigeant  de  Pétérawik 
vers  le  sud,  en  traîneau  indigène,  avec  une  jeune  fille  à  ses  côtés  et  ne  ca- 
chant pas  son  intention  d'aller  fondpr  un  fief  indépendant  à  Ouwarrow  Souk- 
Souk,  sur  les  bords  de  l'entrée  de  Murchison.  —  Kélas!  hélas!  pauvre  Hans! 
homme  marié!  (Kane's  arctie  explorat'iovx ,  in  theycars  ISôS.  54,  'm,  vol. 
2.  p.  234  et  ÎH.-).)  (Trad.) 

5 


66  LA  MER  LIBRE.     • 

esprit,  et  sachant,  par  ouï-dire,  que  la  séparation  de  deux 
époux  est  un  événement  regrettable,  je  donnai  à  la  jeune 
esquimaude  le  bénéfice  des  conventions  de  notre  monde  ci- 
vilisé, et  je  l'emmenai  à  bord  avec  le  mari,  le  poupon,  la 
tente  et  tous  leurs  pénates.  La  vieille  et  le  jeune  drôle  aux 
yeux  noirs  criaient  et  voulaient  nous  suivre  ;  mais  n'ayant 
point  assez  de  place  pour  tout  ce  monde,  je  les  abandonnai 
aux  soins  du  reste  de.  la  tribu,  au  nombre  d'une  vingtaine. 
Ces  Esquimaux  accouraient  joyeusement  sur  la  colline  ;  je 
leur  distribuai  quelques  cadeaux,  et  retournai  vers  le  na- 
vire. 

La  placidité  de  maître  Hans  n'avait  pas  été  un  seul  instant 
troublée  ;  il  eût  certainement  été  tout  aussi  satisfait  de 
laisser  sa  femme  et  son  enfant  à  leur  sauvage  parenté,  et 
si  je  l'avais  alors  connu  tel  que  j'appris  plus  tard  à  le  faire 
à  mes  dépens,  je  n'aurais  pas  perdu  quelques  heures  à  in- 
terrompre le  cours  de  sa  barbare  existence. 


CHAPITRE  VII. 


Hans  et  sa  famille.  —  Le  glacier  de  Pétovak.  —  Une  trombe  de 
neige.  —  Un  champ  de  glace.  —  Le  détroit  de  Smith.  —  Une 
tempête.  —  Collision  avec  les  icebergs.  —  Nous  rencontrons  les 
champs  de  glace.  —  Il  nous  faut  battre  en  retraite.  —  La  baie  de 
Hartstène.  —  Nos  quartiers  d'hiver. 


A  cinq  heures  du  soir,  je  me  retrouvai  à  bord;  le  vent 
avait  fraîchi  pendant  mon  absence,  et  voulant  profiter  de 
ce  changement  favorable,  je  m'étais  hâté  de  revenir  sans 
prendre  le  temps  de  visiter,  à  quelques  kilomètres  à  l'est 
du  cap,  un  village  esquimau  situé  au  nord  d'une  profonde 
baie,  tout  près  d'un  endroit  nommé  Rikertait,  l'emplacement 
des  îles. 

En  prévision  d'une  survente  et  d'une  rude  nuit,  Mac 
Cormick  avait  pris  un  ris,  et  le  petit  navire  avec  ses  voiles 
frémissantes  et  gonflées  semblait  aussi  impatient  qu'un 
lévrier  tenu  en  laisse  ;  lorsqu'on  eut  mis  la  barre  au  vent, 
il  tourna  vers  le  nord  par  un  mouvement  des  plus  gra- 
cieux, et  après  s'être  arrêté  comme  pour  prendre  son 
élan,  il  fila  sur  la  mer  avec  une  vitesse  de  dix  nœuds  à 
l'heure.  Iles,  caps,  baies,  icebergs,  glaciers,  disparaissaient 
derrière  nous  et,  tout  enivré  de  cette  chance  extraordinaire. 


es  LA  MER  LIBRE. 

l'équipage  était  de  fort  bruyante  humeur.  Pendant  que 
nous  traversions  successivement  les  groupes  d'icebergs, 
j'observais  avec  curiosité  l'insouciante  audace  qui  animait 
les  hommes  du  quart.  Dodge  était  sur  le  pont,  Charley, 
vieux  loup  de  mer  (jui  avait  roulé  par  tous  les  temps  et 
toutes  les  latitudes,  tenait  le  gouvernail ,  et  il  me  semblait 
qu'entre  les  deux  marins  s'établissait  une  sorte  d'entente 
tacite  dans  le  but  d'expérimenter  de  combien  on  pouvait 
approcher  des  glaces  sans  les  toucher.  Nous  passions  sou- 
vent dans  des  canaux  très-étroits,  et  le  schooner,  au  lieu 
de  suivre  le  milieu  du  chenal,  venait  sur  l'un  ou  sur  l'autre 
bord  au  moment  le  plus  critique.  Naturellement,  «  ce 
n'était  pas  leur  faute.  »  Lorsque  je  réprimandai  Charley 
sur  sa  manière  de  gouverner,  il  m'assura  que  le  navire 
ne  pouvait  obéir  à  la  barre  lorsque,  par  le  vent  qu'il 
faisait,  il  portait  tant  de  toile  à  l'arrière.  Je  fis  donc  loffer  et 
amener  la  grande  voile  au  bas  ris,  et  soit  qu'il  n'eussent  plus 
d'excuse  raisonnable  pour  agir  autrement,  soit  que  nous 
eussions  paré  à  une  difficulté  réelle ,  le  bâtiment  put 
suivre  une  route  se  rapprochant  un  peu  plus  de  la  ligne 
droite  ;  nous  filions  sur  cette  mer  sans  lames  avec  une 
rapidité  qui  donnait  le  vertige. 

L'n  moment  même  nous  pûmes  craindre  une  catastrophe  : 
devant  nous  se  dressaient  deux*hauts  sommets  de  cristal 
à  peine  séparés  par  une  distance  de  vingt  brasses;  il  eût 
fallu  dévier  de  notre  chemin  pour  les  éviter  et  je  deman- 
dai à  Dodge  s'il  se  faisait  fort  de  diriger  la  goélette  à  travers 
l'étroit  passage;  toujours  prêt  à  courir  au-devant  du  péril, 
il  assuma  volontiers  cette  responsabilité,  mais  quelle  fut 
notre  terreur  en  reconnaissant,  trop  tard  pour  tourner  à 
droite  ou  à  gauche,  que  ces  blocs  étaient  deux  fragments 
du  même  colosse  et  se  réunissaient  à  quelques  pieds 
seulement  au-dessous  de  la  surface  de  la  mer  !  Par  bon- 
heur, la  transparence  de  l'eau  en  dissimulait  la  profondeur 
réelle,  mais  la  quille  toucha  deux  fois  dans  ce  terrible  dé- 


Le  Groënlandais  }:ans  en  iS'>i. 


CHAPITRE  VII.  71 

filé  et  pendant  que  le  schooner  jouait,  avec  une  sorte  d'hé- 
sitation, le  dangereux  rôle  de  traîneau,  j'avoue  que  j'eusse 
voulu  être  à  mille  lieues  du  gaillard  d'avant. 

En  temps  de  loisirs,  officiers  et  matelots  s'amusaient  fort 
de  nos  nouveaux  hôtes,  Hans  était  dans  la  jubilation  et  le 
laissait  voir  autant  que  le  permettait  sa  stupide  nature  ;  sa 
femme  montrait  un  curieux  mélange  d'orgueil  et  d'ébahisse- 
ment,  et  tout  écrasée  par  l'imprévu  de  sa  nouvelle  situation, 
elle  semblait  avoir  contracté  une  grimace  chronique;  le 
marmot  criait,  hurlait,  riait,  comme  tous  ceux  de  son  âge. 

Armés  de  seaux  d'eau  chaudie,  de  savons,  de  peignes, 
de  ciseaux,  les  matelots  se  mirent  en  devoir  de  préparer 
ces  intéressants  personnages  aux  chemises  rouges  et  autres 
bienfaits  de  la  civilisation  ;  cette  dernière  partie  du  pro- 
gramme les  ravissait  d'aise  :  ils  se  pavanaient  sur  le  pont 
avec  l'air  d'importance  comique  de  nos  petits  garçons  le 
jour  de  leur  première  culotte  ;  mais  hélas  !  l'eau  et  le  sa- 
von ! . . .  la  femme,  que  les  préparatifs  avaient  d'abord  mise 
en  belle  humeur,  commença  à  pleurer  et  à  demander  à 
son  mari  si  c'était  là  un  rite  de  la  religion  des  hommes 
blancs,  et  l'expression  de  son  visage  indiquait  qu'elle  y 
voyait  un  mode  de  terrible  torture.  La  cérémonie  faite ,  le 
matelot  qui  remplissait  le  rôle  de  chambellan  et  ne  parais- 
sait pas  très-enthousiaste  de  cet  accroissement  de  notre 
famille,  les  fourra  pour  la  nuit  parmi  les  toiles  et  les 
câbles  des  écubiers,  tout  en  grommelant  à  demi-voix  : 
«  Là,  du  moins,  ils  seront  utiles  à  quelque  chose,  ils  ser- 
viront de  doublure  à  nos  bossoirs  !  » 

La  côte  que  nous  suivions  maintenant  est  des  plus  inté- 
ressantes pour  un  géologue  :  la  formation  Irappéenne  de 
l'île  Disco  reparaît  au  cap  York  ;  les  rivages  sont  abrupts, 
élevés,  déchiquetés,  coupés  de  profondes  gorges  dont  le 
pittoresque  est  encore  augmenté  par  les  nombreux  fleuves 
de  glace  qui  en  remplissent  les  estuaires.  L'un  d'eux  porte 
le  nom  de  glacier  de  Pétowak;  mesuré  au  moyen  du  loch 


72  LA   MER  LIBHE. 

et  du  chronomètre,  il  a  plus  de  sept  kilomètres  de  lar- 
geur. Les  roches  érupLives  sont  interrompues  aucap  Athol, 
au  sud  du  détroit  de  Wolstenholrae,  et  les  couches  alter- 
nantes de  grès  et  de  trapp  décomposé  qui  forment  cette 
partie  du  littoral,  me  remettaient  en  mémoire  les  luttes 
périlleuses  des  années  d'autrefois.  A  huit  heures  du  soir, 
nous  passions  devant  la  baie  de  Bôoth  qui  fut,  en  1854, 
mes  quartiers  d'hiver,  lors  de  mon  voyage  en  canot;  aidé 
de  ma  longue- vue,  je  distinguais  les  rdchers  au  milieu 
desquels  nous  avions  bâti  notre  hutte  :  ils  ne  me  rappe- 
laient guère  de  souvenirs  "heureux.      .   , 

Bientôt,  le  ciel  se  couvrit  de  nuages  et  la  neige  tomba  à 
gros  flocons.  Le  vent  n'était  plus  qu'une  faible  brise,  nous 
avancions  par  saccades,  et  laissant  à  notre  droite  le  détroit 
de  la  BaJeine  et  l'île  d'Hakluyt,  nous  nous  trouvions,  à 
cinq  heures  du  soir,  à  cinquante-quatre  kilomètres  seule- 
ment du  détroit  de  Smith;  mais  ici,  nous  rencontrâmes  un 
épais  champ  de  glace  qui  paraissait  s'étendre  au  loin  vers 
le  sud-ouest;  l'état  de  l'atmosphère  ne  nous  permettant  pas 
de  l'examiner  de  plus  près  sans  une  grave  imprudence, 
nous  commençâmes  à  serrer  le  vent  dans  l'espoir  d'at- 
teindre l'île  de  ISorihujiiberland  et  d'y  chercher  un  abri 
jusqu'à  ce  que  le  temps  devînt  meilleur.  Ces  eflbrts  n'eu- 
rent aucun  succès,  le  vent  tomba  presque  en  calme,  et 
nous  fûmes,  obligés  d'aller  à  tâtons  dans  les  ténèbres, 
tâchant  de  découvrir  un  iceberg  et  de  nous  y  amarrer.: 
mais  les  vagues  étaient  trop  fortes  pour  qu'une  embarca- 
tion put  tenir  à  la  mer,  et  nous  dérivâmes  vers  le  nord, 
pendant  toute  cette  terrible  nuit  ;  par  bonheur  le  champ 
de  glace  était  poussé  dans  la  même  direction  et  nous  cou- 
rions moins  de  risque  de  l'aborder.  Nous  écoutions  avec 
une  inquiétude  facile  à  comprendre  le  clapotis  de  l'eau 
sur  les  brisants  ;  à  plusieurs  reprises  nous  en  appro- 
châmes assez  pour  les  voir,  mais  nous  pûmes  échapper 
sans  avarie,  attentifs  que  nous  étions  à  profiter  du  moindre 


CHAPITRE   VII.  .     73 

souKle  (le  vent  pour  nous  éloigner  du  péril.  Une  fois,  par 
exemple,  je  pensai  bien  qu'il  ne  nous  restait  d'autre  parti 
à  prendre  que  celui  de  laisser  porter  et  de  donner  tête 
baissée  dans  le  danger,  plutôt  que  de  laisser  le  navire  dé- 
river sur  les  glaces  et  les  beurter  de  son  travers,  mais  au 
moment  critique  le  vent  Iraîchit  et  nous  pûmes  mettre  en 
panne  pendant  que  le  champ  de  glace  glissait  lentement 
loin  de  nous. 

Nos  chiens  avaient  pratiqué  une  rude  saignée  aux  pro- 
visions d'eau  ;  aussi ,  pendant  la  nuit ,  les  hommes  de 
quart  firent  fondre  la  neige  qui  couvrait  le  pont;  nous  pé- 
châmes aussi  au  filet  quelques  petits  glaçons  d'eau  douce, 
et  notre  réservoir  fut  approvisionné  pour  quelques  jours. 

Vers  l'aube,  le  vent  tourna  au  nord -est,  dissipa  les 
nuages  et  nous  montra  la  terre;  le  cap  Alexandre,  dont 
les  hautes  falaises  gardent  l'entrée  du  détroit  de  Smith, 
paraissait  à  trente-six  kilomètres  tout  au  plus,  et  le  cap 
Isabelle,  qui  en  est  éloigné  de  soixante-quatre,  était  visible 
sur  la  côt€  opposée.  Cinglant  vers  le  cap  Saumarez,  nous 
trouvâmes  un  chenal  entre  le  champ  de  glace  et  le  rivage, 
mais  nous  passâmes  la  plus  grande  partie  du  jour  à  mau- 
gréer contre  le  calme  irritant  pendant  lequel  un  fort  cou- 
rait de  marée  nous  promenait  alternativement  au  nord  et 
au  midi  de  la  côte  ;  il  nous  fallait  avoir  presque  constam- 
ment recours  aux  canots  pour  nous  garer  des  icebergs  très- 
nombreux  dans  ces  parages  et  dont  quelques  -  uns  étaient 
de  dimensions  formidables.  A  la  fin  cependant,  un  bon 
vent  nous  poussa  vers  le  détroit  de  Smith,  but  de  nos  désirs. 
Tournés  vers  le  cap  Isabelle ,  nous  eûmes  un  instant 
toutes  les  bonnes  chances  pour  nous,  mais  notre  joie  fut 
de  courte  durée  :  du  haut  des  mâts  on  signala  une 
immense  banquise ,  et  nous  ne  fûmes  pas  longtemps  à 
l'atteindre. 

Ce  pack  était  composé  des  plus  énormes  champs  de  glace 
que  j'eusse  jamais  rencontrés  ;  courant  du   nord-est  au 


7*  LA  MER  LIBRE. 

sud-ouest,  il  barrait  notre  route  vers  le  rivage  occidentaL 
Plusieurs  de  ses  glaçons  s'élevant  de  deux  à  dix  pieds  au- 
dessus  de  la  mer,  mesuraient  par  conséquent  une  épaisseur 
totale  de  vingt  à  cent  pieds.  S'ils  avaient  été  moins  com- 
pactes, je  me  serais  risqué  à  m'ouvrir  un  passage,  mais 
dans  l'état  où  ils  se  présentaient,  le  schooner  eût  marché 
à  une  perte  assurée. 

Ces  glaces  paraissaient  interminables  :  on  ne  découvrait 
plus  d'espace  libre  dans  la  direction  du  cap  Isabelle.  Le 
vent,  soufflant  de  terre,  nous  interdisait  tout  espoir  du  côté 
du  nord-est  et  nous  dûmes  nous  résigner  à  descendre  au 
sud-ouest  à  la  vaine  recherche  d'un  chenal  conduisant 
vers  le  nord. 

Mais  nous  fûmes  bientôt  délivrés  de  toute  indécision  : 
une  affreuse  tempête  fondit  soudain  sur  nous  et  ne  nous 
laissa  d'autre  alternative  que  de  tâcher  d'atteindre  la  côte 
pour  y  trouver  un  abri  ;  notre  position  était  des  plus 
critiques  ;  le  large  champ  de  glace  que  nous  avions  dépassé 
la  nuit  précédente  s'étendait  sous  le  vent  ;  nous  le  voyions 
du  haut  du  mât  ;  il  nous  coupait  la  retraite  et  nous  enle- 
vait toute  possibilité  de  courir  vent  arrière. 

Je  copie  sur  mon  journal  le  récit  de  nos  terribles  et  in- 
utiles efforts. 

28  août,  trois  heures  du  soir. 

Effroyable  ouragan.  —  En  partie  protégés  par  la  côte, 
nous  l'avons  parcourue  à  la  recherche  d'un  mouillage, 
mais  à  cause  de  l'abri  de  la  terre,  nous  ne  pouvions  uti- 
liser le  moindre  pouce  de  toile.  Nous  sommes  tout  au 
plus  à  cinq  kilomètres  de  l'île  Sutherland ,  qui  touche 
presque  la  partie  sud  du  cap  Alexandre,  mais  nous  ne 
pouvons  réussir  à  en  approcher  davantage  ;  nous  portons 
trop  peu  de  toile  pour  parvenir  à  serrer  le  vent,  et  ici, 
sous  la  côte,  la  brise  ne  souffle  que  par  rafales.  Tous  nos 
efl'orts  tendent  à  gagner  le  détroit  qui  sépare  l'île  du  con- 


CHAPITRE   VU.  75 

tinent.  Je  ne  me  suis  pas  couché  depuis  la  veille  de  notre 
départ  de  Tessuissak,  et  pendant  six  jours,  c'est  à  peine 
si  de  temps  à  autre  j'ai  pu  dormir  quelques  minutes.  S 
notre  ancre  peut  mordre  le  fond  une  bonne  fois,  je  répa- 
rerai mes  nuits  perdues  ! 

J'aurais  dû  être  plus  avisé  et  me  mettre  moins  tard  en 
quête  d'un  abri.  Un  lourd  nuage  blanc  (Jensen  appelle  cela 
une  nappe)  planait  au-dessus  du  cap  Alexandre  et  m'aver- 
tissait de  l'orage,  mais  je  ne  pensais  pas  qu'il  fût  si  près 
de  nous  envelopper. 

L'ouragan  redouble.  Je  crains  que  nous  ne  soyons  em- 
portés vers  le  large,  partout  obstrué  de  glace. 

29  août,  midi. 

Calme  complet  sur  la  côte  depuis  une  heure  au  moins. 
—  La  nappe  du  cap  Alexandre  est  enlevée  ;  le  ciel  change 
tout  à  fait  d'aspect  du  côté  du  nord  ;  les  légers  nuages  que 
le  vent  poussait  devant  lui  disparaissent  et  sont  remplacés 
par  des  stratus.  —  Le  plus  fort  du  grain  nous  semble 
passé. 

Deux  heures  après  midi.  - 

Mon  espoir  de  ce  matin  est  bien  déçu.  La  tempête  hurle 
avec  plus  de  furie  que  jamais  ;  nous  nous  trouvons  en  ce 
moment  en  dehors  du  cap  Saumarez ,  à  deux  milles  de  la 
terre.  Ayant  manqué  l'île  Sutherland,  nous  descendions  le 
long  de  la  côte  pour  chercher  une  abri  dans  une  baie  pro- 
fonde située  au-dessous,  mais  le  vent,  contournant  le  cap , 
nous  a  rejetés  en  arrière  et  nous  essayons  maintenant  de 
nous  traîner  vers  la  terre  pour  mouiller  dans  une  petite 
anse,  ouverte  non  loin  de  nous,  et  tâcher  d'y  réparer  nos 
voiles  déchirées.  —  L'écume  rejaillit  sur  le  pont  et  le  re- 
couvre d'une  couche  d'eau  qui  gèle  instantanément;  de 
longs  glaçons  pendent  des  agrès  et  des  œuvres  mortes;  les 


7o  LA  MER  LIBRE. 

soiibarhos  et  autres  filins  sont  de  l'épaisseur  du  corps  d'un 
homme,  et  tout  à  l'enconlre  des  habitudes  maritimes,  nous 
venons  de  répandre  des  cendres  sur  le  tillac. 

Je  comprends  aujourd'hui  (ju'une  serabable  tempête 
ait  forcé  Inglelield  à  fuir  le  détroit  de  Smith  (en  1852).  Il 
lui  aurait  été  impossible  de  continuer  sa  route,  son  stea- 
mer l'Isabelle  eùt-il  eu  un  moteur  deux  fois  plus  puissant. 
Sans  les  falaises  qui  nous  protègent,  nous  serions  poussés 
encore  plus  vite,  et  vers  notre  ruine,  très-probablement. 

Les  rafales  qui  tombent  sur  nous  sont  réellement  ef- 
frayantes, et  dans  les  accalmies  qui  les  entrecoupent,  sem- 
blent retremper  leur  rage  pour  nous  assaillir  de  nouveau. 

Par  bonheur,  ces  terribles  grains  ne  durent  pas  long- 
temps, sans  quoi  notre  toile,  déjà  presque  en  lambeaux 
et  réduite  aux  plus  petites  dimensions  possibles,  s'en- 
volerait bientôt. 

La  côte,  qui  ne  nous  abrite  que  par  intervalles,  est  d'as- 
pect assez  sinistre  ;  les  falaises  ont  près  de  douze  cents 
pieds  d'élévation ,  et  leurs  sommets  ainsi  que  les  monta- 
gnes qui  les  dominent  sont  couverts  de  neiges  récemment 
tombées.  La  tourmente  les  roule  par-dessus  les  crêtes  et  les 
précipite  sur  nous  en  lourds  tourbillons.  Ce  doit  être  un 
beau  spectacle....  de  loin.  L'hiver  sera  précoce.  En  1853, 
ces  mêmes  hauteurs,  deux  semaines  plus  tard,  n'avaient 
pas  encore  revêtu  leur  blanc  manteau. 

Dix  heures  du  soir. 

La  terre  est  tout  aussi  éloignée,  et  nous  avons  à  peine 
changé  de  place  depuis  midi.  Impossible  de  voir  une  scène 
plus  magnifiquement  terrible  que  celle  qui  se  déploie 
autour  de  nous.  —  La  tempête  se  rue  sur  nous  avec  la 
même  colère  ;  les  blancs  talus  du  cap  Alexandre  s'éclairent 
d'une  lueur  sinistre  et  se  découpent  sur  le  nuage  sombre 
qui  couvre  le  ciel  du  Nord;  au-dessus  des  falaises  roulent 


CHAPITRE  VIL  77 

et  bondissent  des  tlots  immenses  de  neige  amoncelée  ;  les 
tourbillons  la  balayent  des  cimes  des  rochers  et  la  font 
tournoyer  follement  dans  les  airs  :  chaque  ravin,  chaque 
gorge  en  verse  à  l'Océan  des  torrents  épais  qui,  dans  leur 
chute  tumultueuse,  ressemblent  à  l'embrun  d'une  cataracte 
gigantesque;  çà  et  là,  à  travers  la  changeante  nuée,  les 
rochers  noirs  profilent  un  instant  leurs  arêtes  aiguës  pour 
disparaître  aussitôt  ;  le  glacier  qui  descend  vers  la  baie 
est  recouvert  d'un  éblouissant  manteau  dont  les  plis 
ondoient  au  souffle  de  la  tempête  ;  le  soleil  descend  lente- 
ment derrière  l'horizon  ténébreux.  Mais  c'est  la  mer  surtout 
qui  est  étrangement  sauvage  et  d'une  sinistre  splendeur  ! 
Autour  du  cap,  elle  ne  forme  plus  qu'une  vaste  étendue 
d'écume  blanchissante  ;  l'eau,  fouettée  par  l'ouragan ,  re- 
jaillit en  gerbes  immenses  et  retombe  avec  bruit  sur  les 
hauts  sommets  des  icebergs.  Mon  crayon  et  ma  plume 
sont  également  impuissants  à  décrire  ces  masses  d'écume 
bouillonnant,  palpitant  sur  la  mer,  se  relevant  ou  s'abais- 
sant  au  gré  de  la  tourmente  et  se  dressant  contre  le  ciel 
noir,  où  les  nuages,  échevelés  et  terribles,  s'élancent  à 
travers  l'espace,  sur  les  ailes  de  la  tempête  hurlante. 
La  terre  et  la  mer  mugissent  sourdement;  l'air  retentit  de 
cris  horribles,  de  plaintes  désolées  comme  cette  infernale 
clameur  qui,  dans  le  second  cercle  des  damnés,  fit  pâlir  le 
poëte  de  Florence,  et  les  nuées  de  neige  et  de  vapeurs, 
poussées  par  les  rafales  furieuses,  montent  et  descendent 
et  s'entre-choquent  avec  rage,  «  balayées  par  le  formidable 
ouragan ,  »  comme  les  pâles  troupeaux  d'ombres  que  la 
sentence  du  juge  des  enfers  précipite  dans  le  noir  Tartare. 
Quel  contraste  entre  le  froid,  l'horreur,  le  fracas  du 
dehors  et  la  douce  chaleur,  le  calme  qui  règne  autour  de 
moi!  J'écris  dans  la  chambre  des  officiers;  le  poêle  est 
chauffé  au  rouge,  la  bouilloire  chante  sa  familière  chanson. 
Jensen  lit,  et  Mac  Cormick,  harassé  de  fatigue  et  d'aniiété, 
dort  profondément  ;  Radclifle  et  Knorr  lui  tiennent  compa- 


78  LA  MER  LIBRE. 

gnie.  Le  cuisinier  nous  apporte  le  café  en  chancelant  ;  je 
vais  prendre  du  cœur  en  en  buvant  une  tasse ,  puis  j'irai 
relever  Dodge,  qui  fait  le  quart,  et  l'enverrai  à  son  tour 
jouir  d'un  peu  de  repos. 

Le  pauvre  cuisinier  a  eu  bien  du  mal  à  arriver  jusqu'à 
la  cabine,  sur  les  ponts  glissants. 

«  Je  suis  tombé  plus  d'une  fois  ;  mais  le  commandant  voit 
que  je  n'ai  pas  renversé  le  café.  Ah  !  il  est  fort,  il  est  bon, 
il  est  chaud!  D'un  coup,  il  descendra  jusqu'au  fond  de 
vos  bottes  ! 

—  Mauvaise  nuit  sur  le  pont,  maître  coq! 

—  Oh  !  c'est  affreux,  monsieur.  Je  n'avais  jamais  vu  si 
rude  souffle  de  vent,  et  je  navigue  depuis  quelque  qua- 
rante ans  !  Et  il  fait  si  froid,  si  froid  !  la  cuisine  est  pleine 
de  glace,  et  l'eau  a  gelé  sur  mon  fourneau  ! 

—  Tenez,  cuisinier,  voici  une  jaquette  de  laine  bien 
épaisse,  un  vrai  Guernsey;  cela  vous  garantira  du  froid. 

—  Merci,  monsieur,  »  et  il  part  avec  sa  conquête,  mais 
encouragé  par  cette  réception,  il  s'arrête  au  pied  de  l'es- 
calier. «  Le  commandant  serait-il  assez  bon  pour  me  dire 
où  nous  sommes?  Ces  messieurs  se  gaussent  de  moi. 

—  Certainement,  maître  coq.  La  terre  que  vous  voyez 
du  pont  est  le  Groenland.  Ce  grand  cap  est  le  cap  Alexan- 
dre; au  delà  se  trouve  le  détroit  de  Smith,  et  nous  ne 
sommes  qu'à  quinze  cents  kilomètres  du  pôle  Nord. 

—  Le  pôle  Nord  !  qu'est-ce  que  c'est  que  ça  !  » 
Je  le  lui  expliquai  de  mon  mieux. 

«  Merci,  monsieur,  mais  pourquoi  y  allons-nous?  pour  la 
pêche  ? 

—  Non,  mon  ami,  pour  la  science. 

—  Oh  !  voilà  donc  !  Et  ils  me  disent  que  c'est  pour  la 
pêche.  Merci,  monsieur!  »  et  replaçant  son  bonnet  cras- 
seux sur  sa  tête  chauve,  qui  n'en  est  pas  beaucoup  plus 
savante  après  ma  réponse,  il  rentre  en  trébuchant  par  l'é- 
chelle du  dôme  en  pleine  tempête.  Quelques  loustics  du 


CHAPITRE  YII.  79 

bord  avaient  entretenu  le  bonliomme  dans  la  pensée  cjue 
nous  allions  pêcher  des  phoques. 


30  août,  une  heure  du  matin. 

Le  vent  souftle  de  l'est,  et  les  grains  deviennent  plus  fré- 
quents et  plus  lourds.  Nous  dérivons  tantôt  vers  les  ro- 
chers, tantôt  vers  la  mer,  et  je  crains  que,  si  cet  état 
de  choses  continue ,  nous  ne  soyons  forcés  de  fuir  devant 
le  temps  à  sec  de  toile.  Ce  n'est  pas  une  perspective  ré- 
jouissante :  un  pack  et  des  milliers  d'icebergs  sous  le  vent, 
et  sous  nos  pieds  un  bâtiment  que  nous  ne  pouvons  plus 
manœuvrer.  Mac  Cormick  lutte  courageusement  et  fait  tous 
ses  efforts  pour  atteindre  la  côte. 

Dix  heures  du  matin. 

Nous  avons  atterri  ce  matin  à  trois  heures,  et  mouillé  par 
trois  brasses  de  fond.  L'arrière  du  "navire,  tourné  vers  les 
rochers,  a  été  fixé  à  ceux-ci  par  notre  plus  forte  aussière; 
mais  presque  aussitôt  un  grain  tomba  sur  le  schooner 
avec  tant  de  violence  que,  malgré  nos  voiles  serrées,  l'aus- 
sière  cassa  comme  une  ficelle,  et  il  ne  resta  pour  nous 
retenir  que  l'ancre  du  bossoir,  avec  l'ancre  à  jet,  sur  trente 
brasses  de  chaîne  dehors. 

Et  maintenant,  heureux  de  cette  sécurité  relative,  l'é- 
quipage se  Vivre  au  repos;  fatigués,  usés  par  le  froid  et  la 
lutte  avec  les  éléments,  nous  en  avons  tous  grand  besoin. 
Je  fais  distribuer  une  bonne  ration  de  café  chaud,  et  quel- 
(lues-uns  d'entre  nous,  oubliant  déjà  leur  lassitude,  veu- 
lent aller  toucher  cette  terre  de  l'extrême  nord. 

Huit  heures  du  soir. 

Je  reviens  d'une  longue  et  pénible  ascension  sur  les 


80  LA  MER   LlliHE. 

falaises.  Parvenu  à  douze  cents  pieds,  je  me  suis  arrêté 
pour  examiner  la  mer;  elle  paraît  libre  jusque  vers  l'île  Lit- 
tleton,  d'où  le  pack  s'étend  sur  les  eaux  du  nord  aussi  loin 
(|ue  le  regard  peut  le  suivre;  du  côté  du  cap  Isabelle,  il  me 
semble  que  la  mer  est  comparativement  ouverte,  mais,  na- 
turellement, je  ne  puis  voir  le  rivage;  la  glace  a  l'air  d'être 
solide  au-dessous  du  promontoire.  En  somme,  quoique 
tout  ceci  ne  soit  pas  fort  encourageant,  je  tenterai  le  pasr 
sage  au  premier  vent  favorable. 

Ma  petite  excursion  n'a  pas  été  sans  quelque  danger. 
Au  sommet  de  la  falaise,  un  grain  subit  faillit  me  précipiter 
dans  l'abîme  et  sans  un  }>loc  de  pierre  auquel  je  m'accro- 
cliai  je  n'aurais  pu  continuer  mes  observations.  Le  même 
coup  de  vent  emporta;  le  chapeau  de  Knorr  qui  montait 
avec  moi  et  le  fit  tournoyer  comme  une  plume  sur  la  sur- 
face de  la  mer.  —  La  scène  étalée  devant  nous  était ,  sur 
une  plus  vaste  échelle,  celle  que  j'ai  essayé  de  décrire  hier  : 
une  lutte  sauvage  et  grandiose  des  éléments  furieux.  Bien 
loin  au-dessous  de  nous,  le  schooner  chancelait  et  se  tor- 
dait sous  la  rafale,  il  tirait  sur  ses  ancres  comme  une  bête 
féroce  sur  ses  chaînes.  Les  nuées  de  neige  poudreuse  tour- 
billonnant à  travers  les  gorges  de  rochers  le  cachaient 
souvent  à  nos  yeux;  puis  le  calme  se  lit  soudain,  le  blanc 
rideau  s'abattit  sur  la  mer  et  après  avoir  encore  roulé  pen- 
dant quelques  minutes,  notre  petit  navire  reposa  paisible- 
ment sur  les  eaux  tranquilles,  et,  à  labri  de  ses  rochers 
protecteurs,  s'endormit  au  soleil  comme  l'oiseau  de  mer 
qui  retrouve  son  nid. 

Il  reste  sur  les  collines  quehfues  derniers  vestiges  de 
l'été;  dans  les  vallées  d'où  la  bise  a  balayé  la  neige,  on 
rencontre  yà  et  là  de  petites  pelouses  d  herbe  et  de  mousse 
vertes,  et  je  cueillis  un  bou(iuet  de  mes  vieilles  connais- 
sances, les  pavots  ,  et  de  cette  Saxifraga  flagellaris  dont  les 
tiges  velues  font  songer  à  des  pattes  d'araignée.  La  gelée  et 
la  neige  n'avaient  pas  encore  flétri  leur  aimable  beauté. — 


CHAPITRE  VII.  81 

La  formation  rocheuse  de  cette  côte  offre  partout  ce  grès 
mélangé  de  trapp  dont  j'ai  déjà  fait  mention. 

Mac  Cormick  a  remplacé  par  une  voile  neuve  notre 
vieille  misaine  partagée  en  deux,  et  a  fait  raccommoder  la 
grande  voile  et  le  grand  foc  que  l'orage  avait  mis  en  mor- 
ceaux. 

Une  immense  quantité  de  glaces  a  passé  près  de  nous, 
mais  nous  sommes  trop  enfonces  dans  notre  petit  havre 
pour  que  des  masses  considérables  puissent  nous  atteindre. 
Trois  petits  icebergs  cependant  viennent  de  s'échouer  droit 
derrière  le  navire,  et  si  nous  chassions  sur  nos  ancres, 
nous  serions  infailliblement  jetés  contre  eux. 

Une  véritable  avalanche  de  vent  tombe  des  falaises  sur 
nous,  et  la  bise  se  met  à  souffler  presque  continuellement 
au  lieu  de  venir  par  bourrasques  comme  hier  et  ce  matin. 
I^  température  est  de  —  3'  cent. 

J'ai  fait  jeter  la  drague,  mais  nous  n'avons  ramené  du 
fond  que  deux  échinodermes  :  Asterias  grœnlandica  et  A.  al- 
bula.  L'eau  fourmille  de  crevettes,  parmi  lesquelles  abonde 
surtout  le  Crangon  horeas;  celui-ci  mesure  un  pouce  de 
long  lorsqu'il  a  atteint  toute  sa  croissance  et  sa  cuirasse 
nuancée  teinte  la  mer  de  pourpre  violacé. 

31  août,  huit  beures  du  soir. 

La  nuit  se  fait  sur  un  jour  de  malheur,  un  jour  de 
sinistre  augure',  je  le  pressens  bien.  Mon  pauvre  petit 
schooner  est  terriblement  avarié. 

Hier  au  soir,  après  avoir  fini  d'écrire,  je  m'étais  couché 
et  je  dormais  profondément,  lorsqu'on  me  réveilla  sou- 
dain avec  la  nouvelle  désagréable  que  nous  chassions  sur 
nos  ancres.  Mac  Cormick  manœuvra  de  manière  à  sauver 
celle  du  bossoir,  mais  notre  ancre  à  jet  fut  perdue  :  elle' 
mordit  dans  un  rocher  au  moment  critique,  et  l'aussière 
s'étant  rompue,  nous  fûmes  drossés  sur  les  icebergs  qui, 

6 


82  LA  MER  LIBRE. 

je  l'ai  dit  plus  haut,  s'étaient  fixés  derrière  nous.  La  col- 
lision fut  un  vrai  désastre  ;  l'embarcation  de  l'arrière  vola 
en  éclats,  les  murailles  de  la  hanche  de  bâbord  furent  en- 
foncées, et  l'avant  du  schooner  pirouettant  avec  une  grande 
violence,  le  bout-dehors  du  foc  fut  enlevé  et  le  beaupré 
et  le  mât  de  misaine  se  fendirent  à  grand  bruit  ;  je  ne  sais 
par  quel  miracle  nous  pûmes  échapper,  et  dans  ce  triste 
état  et  à  sec  de  toile,  commencer  à  fuir  devant  le  temps. 
Arrivés  tout  près  d'un  grand  nombre  d'icebergs  et  de  la 
terrible  banquise,  il  nous  fallut  faire  un  peu  de  toile,  mais  à 
peine  la  grande  voile  était-elle  déployée  qu'elle  fut  déchi- 
rée en  mille  morceaux  :  notre  position  était  aussi  critique 
que  jamais;  heureusement  la  tempête  se  calma  peu  à  peu, 
nous  nous  efforçâmes  de  tenir  le  vent,  et  une  fois  encore 
nous  revînmes  dans  le  détroit  de  Smith;  de  nouveau  le 
vent  semble  s'être  apaisé,  le  ciel  s'éclaircit  du  côté  du 
nord,  mais  notre  mâture  ne  nous  permet  plus  de  porter  le 
foc  et  le  grand  hunier,  fâcheux  état  de  choses  au  mo- 
ment de  nous  engager  dans  le  pack. 

Le  thermomètre  est  à  —  5°  cent,  et  le  verglas  couvre  les 
ponts;  le  pied  glisse  à  chaque  instant;  les  filins,  les  pou- 
lies, les  étais,  les  drisses  et  tout  le  reste  sont  entourés 
d'une  couche  épaisse  de  givre  et  des  glaçons  d'un  pied 
de  longueur  pendent  des  lisses  et  du  gréement.  S'ils 
font  assez  ;bon  effet  au  soleil,  ils  nous  parlent  trop  de 
l'hiver  et  ne  sont  guère  une  parure  désirable  pour  un 
vaisseau. 

J'ai  essayé,  ce  matin,  d'atteindre  le  cap  Isabelle  ,  mais 
j'ai  remonté  le  pack  à  l'endroit  même  où  il  nous  avait 
déjà  arrêtés  ;  quelques  flaques  d'eau  libre  s'étendaient  en- 
core au  milieu,  mais  nous,  nous  n'avons  pu  réussir  à  tra- 
verser la  glace  qui  nous  en  séparait.  La  seule  chance  qui 
me  reste  est  de  suivre  les  côtes  du  Groenland ,  de  m'at- 
tacher,  pour  ainsi  dire,  à  la  glace  de  terre  et  de  profiter 
des  moindres  passages  que  le  vent  a  pu  pratiquer  dans 


CHAPITRE  VII.  85 

le  détroit,  pour  tâcher  de  parvenir  enfin  sur  le  rivage  op- 
posé. Je  ne  désespère  pas  d'y  arriver,  quoique ,  au  premier 
abord,  les  difficultés  paraissent  insurmontables,  vu  l'é- 
norme quantité  de  glace  amoncelée  par  les  vents.  J'ai 
l'œil  sur  Fog  Inlet  (l'entrée  du  brouillard),  à  trente-six 
kilomètres  au-dessus  du  cap  Alexandre,  et  j'essayerai  d'at- 
teindre ce  point  pour  y  recommencer  ma  tentative. 

Le  vent  fraîchit  maintenant,  et  sous  les  voiles  au  bas- 
ris,  nous  avançons  quelque  peu;  mes  pauvres  matelots 
font  une  triste  besogne  :  il  est  presque  impossible  de  ma- 
nier les  câbles  roidis  ;  au-dessus  de  la  ligne  de  flottaison , 
le  navire  est  entièrement  cuirassé  de  verglas.  Trois  de  nos 
chiens  sont  morts,  tués  par  le  froid  et  par  l'humidité. 

1"  septembre,  huit  heures  du  soir. 

Nous  avons  encore  été  chassés  du  détroit.  La  brise  souf- 
flait avec  violence,  et  en  virant  de  bord  pour  éviter  un 
iceberg,  la  vergue  de  misaine  cassa  par  le  milieu  ;  inca- 
pables de  porter  d'autre  toile  qu'une  voile  d'étai  aux  bas- 
ris,  nous  fûmes  encore  une  fois  forcés  de  chercher  un 
abri  derrière  notre  ancien  protecteur,  le  cap  Alexandre. 
Mac  Cormick  répare  tant  bien  que  mal  nos  avaries  et  pré- 
pare le  schooner  pour  de  nouveaux  combats. 

Les  deux  jours  suivants  se  passèrent  au  milieu  des  mê- 
mes dangers;  aussitôt  que  les  espars  furent  réparés,  nous 
rentrâmes  dans  le  détroit  ;  le  pack  était  toujours  là  et 
nous  arrêtait  encore,  mais  on  voyait  un  assez  grand  espace 
de  mer  libre  entre  l'île  Littleton  et  le  cap  Hatherton,  et 
nous  supposions  qu'il  s'étendait  aussi  au  nord-ouest  de  ce 
dernier;  malheureusement,  une  énorme  quantité  de  glace 
était  amassée  en  dehors  de  l'île,  et  les  glaçons  ne  lais- 
saient entre  eux  que  des  chenaux  étroits  et  en  lignes  bri- 
sées. Mais  j'étais  déterminé  à  traverser  la  banquise  ;  nous 


86  LA  MER  LIBRE. 

engageant  dans  la  première  ouverture  qui  se  présenta,  nous 
réussîmes  à  faire  dix-huit  kilomètres  dans  la  direction 
nord-ouest,  et  lorsqu'il  nous  fut  impossible  de  pénétrer 
plus  loin,  nous  virâmes  de  bord,  dans  l'espérance  d'at- 
teindre enfln  l'espace  ouvert  au-dessus  de  l'île. 

Nous  nous  trouvions  en  plein  champ  de  bataille;  le 
courant  était  contre  nous,  et  nous  découvrîmes  bientôt 
que  la  glace  descendait  rapidement  le  détroit  ;  les  passages 
se  refermaient  les  uns  après  les  autres.  Couverts  d'autant 
de  toile  que  nous  en  pouvions  porter,  nous  travaillions  vi- 
goureusement; mais,  en  dépit  de  tous  nos  efforts,  nous 
fûmes  forcés  de  reculer,  ou  plutôt  d'essayer  de  le  faire.  Il 
était  difficile  de  manœuvrer  le  schooner  sans  nos  huniers 
de  perroquet  que  nous  avions  perdus.  Il  nous  fallut  virer 
vent  arrière,  de  crainte  d'être  écrasés  par  les  glaçons,  qui , 
se  rapprochaient  de  plus  en  plus ,  mais  l'espace  était  trop 
restreint,  et  nous  faillîmes  heurter  notre  bossoir  de  tribord 
contre  un  champ  de  glace  de  deux  kilomètres  de  large;  un 
choc  était  inévitable ,  et  un  instant  de  réflexion  suffit  pour 
me  convaincre  qu'il  serait  moins  dangereux  d'attaquer 
de  front  l'ennemi  ;  je  fis  mettre  la  barre  au  vent  et  je  me 
préparai  à  aborder  la  glace,  comme  l'eût  fait  un  vrai  bélier 
de  siège.  A  tous  les  points  de  vue  ma  position  person- 
nelle était  des  moins  agréables  :  j'avais  dû  monter  sur  la 
vergue  de  misaine  pour  mieux  juger  des  chances  qui  nous 
restaient;  le  mât,  déjà  fendu ,  pliait  sous  mon  poids  et  je 
m'attendais  à  ce  que  le  choc,  achevant  de  le  briser,  me 
précipiterait  sur  la  glace  la  tête  la  première.  Par  bonheur, 
la  membrure  tint  bon,  mais  la  collision  fut  terrible  ;  elle 
fit  voler  en  éclats  le  taille-mer  et  déchira  l'armature  de  fer 
de  l'avant  comme  du  papier  d'emballage. 

Et  maintenant  s'ouvrait  pour  nous  une  longue  série  de 
luttes  désespérées,  de  luttes  telles  ([ue  n'en  avait  jamais 
subies  un  schooner  à  voile.  Mortellement  fatigué  des  re- 
tards et  des  embarras  de  ces  derniers  jours,  j'étais  résolu 


CHAPITRE  VII.  87 

à  tout  risquer  plutôt  que  de  reculer  encore  ;  aussi  long- 
temps que  nous  pourrions  tenir  la  mer,  je  devais  essayer 
d'arriver  au  cap  Hatherton. 

Débarrassés  des  glaçons  et  nous  faufilant  par  une  passe 
étroite,  nous  parvînmes  bientôt  à  une  large  nappe  d'eau 
libre  ;  mais  ce  succès  ne  fut  pas  de  longue  durée ,  et  en 
-moins  d'une  demi-heure  la  route  devenait  tellement  tor- 
tueuse ,  que  nous  fûmes  forcés  de  louvoyer  encore  et  de 
tourner  vers  la  terre  ;  pendant  une  partie  de  la  journée 
nous  continuâmes  de  même,  virant  sans  cesse  de  bord, 
gouvernant  à  droite  ou  à  gauche ,  pour  éviter  nos  dange  - 
reux  voisins ,  et  perdant  en  quelques  minutes  le  terrain 
qu'il  nous  avait  fallu  des  heures  pour  conquérir. 

L'espace  dans  lequel  nous  pouvions  manœuvrer  se  ré- 
trécissait de  plus  en  plus,  les  collisions  devenaient  aussi 
de  plus  en  plus  fréquentes;  nous  reculions  toujours,  et  la 
glace  se  fermait  du  côté  de  la  terre.  Aucun  chenal,  pas 
même  une  trouée;  il  était  trop  tard  pour  retourner  en 
arrière,  la  glace  s'amassait  avec  une  vitesse  merveilleuse; 
au  bout  d'une  heure,  à  peine  si- de  la  dunette  on  pouvait 
voir  çà  et  là  quelque  tache  d'eau  libre ,  et  les  glaçons  accu- 
mulés pressaient  le  schooner  comme  des  vis  gigantesques; 
entièrement  à  la  merci  de  ces  formidables  mâchoires,  il  ne 
nous  restait  plus  qu'à  attendre  notre  sort  avec  tout  le 
calme  et  toute  la  résignation  possibles. 

La  scène  qui  nous  entourait  était  aussi  imposante  que 
terrible.  Si  ce  n'est  dans  les  tremblements  de  terre  ou  les 
éruptions  volcaniques ,  la  nature  ne  déploie  nulle  part 
autant  de.  forces  qu'au  milieu  des  banquises  des  mers 
arctiques.  Lorsque  les  vents  ou  les  courants  les  chassent 
contre  la  terre  ou  tout  autre  obstacle  résistant,  les  glaces 
s'entre-choquent  avec  la  puissance  d'impulsion  propre  à 
un  poids  de  plusieurs  millions  de  tonnes,  et  le  désordre , 
les  craquements,  le  fracas  sont  vraiment  épouvantables. 

Nous  nous  trouvions  au  centre  d'une  des  plus  effrayantes 


88  LA  MER  LIBRE. 

de  ces  exhibitions  des  forces  polaires  et  nous  comprenions 
avec  anxiété  que  le  schooner  allait  devenir  une  sorte  de 
dynamomètre.  Lorsque  les  parois  de  ces  immenses  glaçons 
se  brisaient  l'une  contre  l'autre ,  de  vastes  débris  étaient 
projetés  en  dehors,  pour  retomber  à  grand  bruit  dans  la 
mer  quand  la  pression  s'exerçait  du  côté  opposé,  et  tout 
autour  de  nous,  la  hauteur  de  ces  décombres,  amoncelés 
comme  par  les  pulsations  des  glaces,  dépassait  celle  de 
notre  grand  mât  et  nous  disait  la  force  de  l'ennemi  qui 
nous  tenait  en  son  pouvoir. 

Nous  avions  réussi  à  nous  glisser  dans  un  espace  trian- 
gulaire formé  par  le  contact  de  trois  icefields^  et  quoique 
absolument  renfermés,  nous  pouvions  nous  tourner  en 
toute  liberté  et  nous  croire  à  l'abri  d'un  danger  immédiat; 
mais  les  coins  des  glaçons  protecteurs  furent  bientôt  em- 
portés, notre  petit  havre  se  rétrécit  peu  à  peu,  et  conster- 
nés, à  bout  d'espoir,  nous  écoutions  les  grincements,  les 
craquements  horribles  de  la  glace,  nous  en  suivions  les 
progrès  avec  terreur;  elle  approchait,  elle  touchait  le 
navire.  ^ 

Il  gémit  comme  un  mourant  dans  sa  dernière  agonie , 
et  tremblant  dans  chacune  de  ses  membrures,  depuis  les 
pommes  des  mâts  jusqu'à  la  quille,  il  se  tordit  et  se  dé- 
battit comme  pour  échapper  â  son  puissant  adversaire  ;  ses 
flancs  allaient  céder;  les  rivures  du  pont  se  courbèrent 
en  dessus  et  les  coutures  des  bordages  s'ouvrirent;  je  le 
croyais  perdu  ce  pauvre  schooner  qui  nous  avait  si  bra- 
vement portés  au  milieu  de  tant  de  dangers,  mais  ses  mu- 
railles étaient  solides  et  ses  couples  résistants.  La  glace  à 
bâbord  agissant  peu  à  peu  sur  ses  œuvres  vives,  détermina 
une  secousse  qui  nous  fit  tous  chanceler  et  souleva  le  na- 
vire; les  glaçons  s'amassaient,  se  pressaient  toujours;  de 
leurs  débris  se  formait  graduellement  un  entassement  im- 
mense autour  et  au-dessous  de  nous  ;  et  comme  si  un  mil- 
lier d'énormes  crics  eussent  à  la  fois  travaillé  sous  le 


CHAPITRE   VII.  89 

bâtiment,  nous  le  sentions  s'élever  doucement  au-dessus 
de  la  surface  de  la  mer.  Je  craignais  maintenant  qu'il  ne 
finît  par  se  coucher  sur  le  côté,  ou  que  les  masses  qui  se 
dressaient  au-dessus  de  notre  accastillage  ne  vinssent  à 
s'écrouler»  et,  retombant  sur  le  pont,  ne  nous  ensevelissent 
sous  leurs  décombres. 

Huit  mortelles  heures  se  passèrent  dans  ces  angoisses. 

A  la  fin,  un  changement  de  marée  et  de  vent  mit  tin  à 
l'horrible  position  ;  le  monstrueux  radeau  qui  encombrait  le 
détroit  dériva  vers  l'ouest;  le  changement  de  scène,  quoique 
moins  terrible,  était  magique  encore;  nous  recommencions 
à  espérer.  Quelques  petites  flaques  d'eau  se  formaient  près 
de  nous  sur  le  champ  de  glace  ;  peu  à  peu  le  mouvement 
s'étendit  jusqu'aux  blocs  qui  nous  emprisonnaient  d'une  si 
terrible  manière  ;  mais  dès  que  la  pression  diminua  autour 
de  nous,  les  débris  qui  soutenaient  l'avant  de  la  goélette 
furent  précipités  à  la  mer,  la  proue  bascula  à  sa  suite  pen- 
dant que  l'arrière  se  dressait  dans  les  airs.  Nous  restâmes 
immobiles  pendant  quelques  minutes,  puis  le  grave  péril 
auquel  nous  avions  été  exposée,  vint  nous  menacer  encore  ; 
un  vaste  champ  de  glace  heurta  le  bord  extérieur  de  celui 
qui  nous  retenait,  se  rapprocha  peu  â  peu,  et  de  nouveau 
la  goélette  fut  remise  à  la  gêne.  Par  bonheur  cette  terrible 
torture  ne  dura  pas  longtemps,  l'ennemi  s'éloigna  en  tour- 
nant sur  lui-même;  la  pression  cessant  instantanément, 
le  navire  retomba  dans  l'eau  en  oscillant  d'avant  en  ar- 
rière et  de  droite  à  gauche,  et  fut  longtemps  agité  d'un 
roulis  formidable  pendant  que  la  glace,  cherchant  à  re- 
trouver son  équilibre,  plongeait  avec  bruit  dans  la  mer  et 
se  vautrait  près  de  nous  avec  une  sauvage  énergie. 

Délivrés  enfin  du  péril  le  plus  immédiat,  nous  fîmes 
tout  notre  possible  pour  nous  dégager  au  plus  vite  des 
débris  de  cet  affreux  champ  de  bataille;  notre  premier  soin 
fut  d'examiner  sommairement  les  avaries  du  bâtiment  :  la 
cale  se  remplissait  d'eau  à  vue  d'œil,  le  gouvernail  était 


90  LA  MER   LIBRE. 

fendu»  il  avait  deux  aiguillots  cassés;  l'étambot  était  en- 
levé et  des  morceaux  de  l'étrave  et  de  la  quille  flottaient 
le  long  du  bord  ;  suivant  toutes  les  probabilités ,  nous 
étions  en  voie  de  sombrer;  notre  premier  devoir  était  de 
recourir  aux  pompes. 

Nous  restâmes  plusieurs  heures  au  milieu  des  glaces, 
torturés  par  le  doute  et  l'incertitude;  nous  ne  pouvions 
manœuvrer  qu'avec  les  plus  grandes  précautions  ;  l'état 
déplorable  du  schooner  exigeait  des  ménagements  infinis; 
il  n'aurait  pu  supporter*  de  nouveaux  chocs.  Impossible 
d'aller  en  avant  à  cause  de  la  banquise  ;  il  était  absolument 
nécessaire  de  nous  diriger  vers  le  rivage  et  d'y  chercher 
un  abri.  Le  gouvernail  était  hors  de  service,  et  nous  fûmes 
obligés  de  nous  diriger  à  Taide  d'un  long  espars  godillant 
à  l'arrière. 

Le  vent  soufflait  de  plus  en  plus  de  l'est  et  dispersait  les 
glaces  autour  de  nous;  quoique  par  moments  nous  fus- 
sions tout  à  fait  bloqués  et  même  une  fois  étroitement 
pinces ,  nous  parvînmes ,  en  profitant  des  occasions  et  des 
moindres  fissures,  à  nous  glisser  en  dehors  de  la  ban- 
quise, et  après  vingt  heures  d'anxiété,  nous  arrivions 
dans  une  mer  relativement  ouverte;  nous  mîmes  le  cap 
sur  la  baie  de  Hartstène,  où  nous  pûmes  trouver  un  assez 
bon  mouillage. 

Les  avaries  du  schooner  étaient  moindres  que  nous  ne 
l'avions  d'abord  pensé;  un  examen  soigneux  nous  prouva 
qu'aucun  couple  n'avait  cassé  et  que  les  coutures  s'étaient 
presque  refermées.  Une  fois  assurés  que  nous  ne  courions 
plus  risque  de  sombrer,  je  ne  gardai  que  les  hommes  né- 
cessaires à  la  manœuvre  des  pompes,  et  j'envoyai  tous  les 
autres  se  livrer  à  un  repos  dont  ils  avaient  si  grand  be- 
soin; nous  étions  tous  brisés  de  fatigue. 

Le  lendemain,  on  procéda  à  une  inspection  encore  plus 
minutieuse;  la  coque  du  bâtiment  ne  nous  paraissait  plus 
de  force  à  se  mesurer  avec  les  glaces,  mais  en  nous  risi- 


CHAPITRE  VII.  91 

gnant  à  vider  la  cale  pendant  une  heure  sur  quatre,  elle 
pouvait  encore  tenir  la  mer. 

Nous  nous  hâtâmes  de  faire  toutes  les  réparations  possi- 
bles ;  il  aurait  fallu  mettre  le  navire  à  sec,  mais  nous  n'y 
pouvions  songer  dans  l'état  actuel  des  glaces  et  de  la  tem- 
pérature; le  gouvernail  ne  tenait  plus  que  par  un  aiguil- 
lot,  et  défiait  toutes  les  réparations  possibles. 

Pendant  que  Mac  Cormick  pansait  de  son  mieux  les  bles- 
sures du  pauvre  schooner,  je  me  rendis  sur  la  baleinière 
à  l'île  Littleton  pour  voir  ce  que  la  glace  était  devenue  de- 
puis notre  passage.  Il  nous  fut  assez  difficile  d'atteindre 
notre  destination  par  le  peu  de  brise  qu'il  faisait;  mais, 
une  fois  à  terre,  je  vis  avec  plaisir  qu'un  assez  vaste  espace 
d'eau  libre  se  montrait  le  long  de  la  côte  jusqu'au  cap 
Hatherton;  à  l'ouest  et  au  nord-ouest  la  banquise  parais- 
sait encore  plus  épaisse  qu'auparavant.  Reconm[iencer  les 
vaines  tentatives  des  derniers  jours  eût  été  une  folie  in- 
signe, même  avec  un  bon  vent  et  un  navire  solide  :  il  nous 
fallait  renoncer  à  cette  seule  chance  de  parvenir  aux  ri- 
vages de  l'ouest. 

Nous  fûmes  assez  surpris  de  trouver  un  renne  profondé  ■ 
ment  endormi  sur  un  lit  de  glace;  la  carabine  de  Dodge 
priva  l'île  désolée  de  son  unique  habitant,  qui  alla  peu- 
pler notre  garde-manger.  Jensen  et  Hans,  de  leur  côté  étant 
descendus  à  terre,  rencontrèrent  une  douzaine  de  ces  ani- 
maux; ils  en  tuèrent  deux  avant  que  le  troupeau  alarmé 
eût  pu  gagner  la  montagne. 

Le  vent  ne  se  levait  pas,  mais  nous  n'avions  pas  le  loisir 
de  l'attendre,  et  le  lendemain  nous  repartions  de  nouveau  ; 
cependant  tous  mes  efforts  pour  doubler  l'île  Littleton 
furent  vains  ;  la  glace  s'était  amassée  sur  ce  point.  L'air 
était  très-calme,  circonstance  des  plus  alarmantes  puisque 
la  température  descendait  au-dessous  de  —  10"  G.  et  que 
nous  étions  en  grand  danger  d'être  subitement  yelés  en 
pleine  mer;  une  tempête  de  neige  vint  encore  ajouter  à  ce 


92  LA  MER  LIBRE. 

péril,  mais  nous  continuâmes  toujours  notre  hasardeuse  et 
glaciale  besogne  ;  il  fallait  nous  louer  à  l'aide  du  cabestan 
et  du  guindeau  avec  des  lignes  à  baleine  et  des  aussières  ; 
nous  perdions  souvent  le  peu  d'avance  que  nous  avions 
gagné  à  grand'peine ,  et  souvent  nous  étions  rudement 
pressés  entre  les  glaçons  et  nous  finîmes  par  nous  trouver 
de  nouveau  tout  à  fait  bloqués  ;  la  glace  nouvelle  se  for- 
mait rapidement,  et  je  dus  m'avouer  que  la  saison  de  la 
navigation  était  close.  Rester  vingt-quatre  heures  de  plus 
dans  la  banquise,  c'était  m'emprisonner  volontairement 
pour  tout  l'hiver;  aussi  après  deux  jours  de  fatigues  et  de 
travaux  inutiles,  je  me  décidai  à  retourner  en  arrière;  déjà 
la  retraite  était  fort  périlleuse,  mais  dans  ces  mers  polaires 
on  apprend  le  courage  et  la  patience.  JiC  succès  couronna 
nos  efforts,  et  par  une  brise  favorable  nous  rentrions  dans 
la  baie  de  Hartstène;  je  fis  mettre  le  cap  sur  un  petit  groupe 
d'îles  déchiquetées  qui  en  barrent  le  fond,  et  nous  fau- 
filant à  travers  une  des  passes  qui  les  séparent,  nous 
nous  trouvâmes  dans  une  jolie  petite  anse  où  l'on  jeta 
l'ancre. 

Le  jour  suivant,  je  fis  haler  le  navire  encore  plus  près 
du  rivage  et  je  l'amarrai  aux  rochers. 

L'équipage  avait  manœuvré  avec  un  zèle  mêlé  d'anxieuse 
incertitude,  et  lorsque  j'annonçai  mon  projet  d'hiverner 
dans  ce  lieu,  mes  gens  accueillirent  cette  communication 
avec  la  plus  grande  joie.  Ils  avaient  cruellement  souffert, 
et  un  long  repos  leur  était  indispensable  ;  ils  voyaient  de- 
puis plusieurs  jours,  et  je  l'avais  lu  sur  leurs  visages  avant 
de  vouloir  me  l'avouer,  qu'il  était  décidément  trop  tard 
pour  cette  année;  mais  certes,  si  nous  eussions  encore  eu 
le  moindre  espoir  de  réussir  à  traverser  le  détroit,  ma 
vaillante  petite  troupe  m'aurait  suivi  dans  ces  nouvelles 
luttes  avec  son  énergie  et  sa  gaieté  accoutumées.  J'aime 
à  le  dire  hautement,  pendant  ces  longues  heures  de  périls 
et  de  peines ,  ils  n'ont  jamais  tremblé  en  face  du  danger  ; 


CHAPITRE   VIL  93 

ils  ont  bravement  témoigné  de  tout  ce  cpi'un  homme  de 
cœur  peut  endurer  sans  se  plaindre. 

Le  lecteur  peut  comprendre  l'amère  déception  que  me 
causait  l'impossibilité  de  traverser  le  détroit.  Comme  je 
l'ai  déjà  dit,  j'avais  espéré  atteindre  la  côte  occidentale  et 
y  trouver  un  port  entre  le  79'  et  le  80*  degré  de  latitude;  je 
ne  savais  que  trop  combien  étaient  maintenant  compromi- 
ses mes  chances  de  succès  pour  un  voyage  en  traîneau  ;  de 
plus,  et  c'était  ma  plus  vive  douleur,  mon  pauvre  navire 
avait  tellement  souffert,  que  je  ne  pensais  pas  pouvoir  re- 
nouveler mon  entreprise  l'année  suivante. 


CHAPITRE  VIII. 


Le  port  Foulke.  —  Préparatifs  pour  l'hiver.  —  Travaux  scientifi- 
ques. —  Notre  observatoire.  —  Le  navire  jeté  sur  la  côte.  —  Les 
chasseurs.  —  Nous  scions  une  crique.  —  La  glace  nous  entoure. 


En  l'honneur  de  mon  ami  feu  William  Parker  Foulke  de 
Philadelphie,  un  des  premiers  avocats  et  des  plus  chauds 
soutiens  de  mon  entreprise,  notre  lieu  de  refuge  reçut  le 
nom  de  Port  Foulke.  C'est  une  petite  anse  bien  abritée  de 
tous  les  vents,  si  ce  n'est  de  celui  du  sud-ouest,  mais  nos 
récentes  aventures  ne  nous  avaient  pas  appris  à  redouter  ce 
dernier,  et  un  groupe  d'icebergs,  échoués  à  l'entrée  du  port, 
nous  défendait  des  champs  de  glace  flottante.  J'aurais  cer- 
tainement préféré  Fog  Inlet  (le  Havre  des  Brouillards),  où, 
sous  tous  les  rapports,  nous  nous  fussions  trouvés  mieux 
que  le  docteur  Kane  au  Port  Rensselaer,  et  où  il  n'était 
pas  probable  que  les  glaces  nous  eussent  retenus  beaucoup 
plus  longtemps  qu'au  Port  Foulke  :  mais  nous  n'avions  pas 
à  choisir;  nous  étions  sûrs,  du  moins,  que  nous  pourrions 
de  bonne  heure  sortir  de  notre  prison  l'été  suivant  et  que 
notre  schooner  ne  courrait  pas  le  risque  d'être  pris  dans 
le  piège  où  est  resté  le  navire  VAdvance;  en  outre,  le  gibier 


CHAPITRE  VIII.  97 

paraissait  abondant,  et  nous  n'étions  pas  gens  à  dédaigner 
cette  ressource. 

A  quinze  kilomètres  nord-est  du  cap  Alexandre,  nos  quar- 
tiers d'hiver  étaient  éloignés  de  ceux  du  docteur  Kane  de 
trente-six  seulement  en  latitude  et  de  cent  cinquante  en 
contournant  les  côtes.  Port  Foulke  est  une  petite  crique 
bien  enfoncée  dans  une  chaîne  de  rochers  escarpés,  à  l'as- 
pect lugubre,  aux  falaises  de  syénite  d'un  brun  rouge  som- 
bre ;  au  fond  de  la  baie,  cette  chaîne  est  interrompue  par  une 
série  de  terrasses.  Elle  se  termine  à  une  de  ses  extrémités 
par  trois  petits  îlots  qui  figurent  dans  mon  journal  sous  le 
nom  des  Trois  Jouvenceaux,  et  qui  portent  sur  ma  carte 
ceux  de  Knorr,  Radcliffe  et  Starr. 

La  glace  se  referma  bientôt  derrière  nous. 

Je  m'occupai  sans  retard  de  tout  organiser  pour  l'hiver- 
nage :  navire  d'abord,  équipage  ensuite;  sans  doute,  la 
science  ne  fut  pas  oubliée,  mais  il  fallait  surtout  pourvoir 
au  plus  pressé;  il  y  avait  fort  à  faire,  heureusement  je  n'en 
étais  pas  à  mon  premier  voyage  arctique. 

MM.  Sonntag,  Radcliffe,  Knorr  et  Starr  se  chargèrent  des 
recherches  scientifiques  qu'il  nous  était  possible  d'entre- 
prendre. Jensen,  Hans  et  Pierre  formèrent  le  corps  spécial 
des  chasseurs  de  l'expédition.  Sous  les  ordres  de  M.  Dodge, 
une  escouade,  comprenant  la  majeure  partie  de  nos  hom- 
mes, descendit  la  cargaison  dans  les  canots  et  la  transporta 
au  rivage,  d'où,  au  moyen  d'une  grue  improvisée,  on  la  dé- 
posa sur  une  des,  terrasses  inférieures,  à  trente  pieds  au- 
dessus  de  la  marée  haute,  dans  un  magasin  construit  en 
pierres  sèches  et  recouvert  de  nos  vieilles  voiles.  Cette  opé- 
ration présenta  de  graves  difficultés  :  l'eau  étant  peu  pro- 
fonde, la  berge  très-inclinée  et  la  glace  trop  récente  pour 
porter  un  traîneau,  il  fallut  former  et  entretenir  un  canal 
pour  le  va-et-vient  continuel  des  bateaux  entre  le  navire  et 
le  rivage!— Mac  Cormick  et  le  charpentier,  aidés  du  reste  de 
bras  disponibles,  préparaient  le  schooner  pour  son  longsom- 

7 


98  LA  MER  LIBRE. 

meil  d'hiver  :  les  voiles  lurent  détachées,  les  vergues  des- 
cendues, le  haut  des  mâts  bien  enveloppé  et  le  pont  couvert 
d'un  toit  de  planches  formant  une  chambre  de  huit  pieds  de 
hauteur  vers  le  faite  et  de  six  et  demi  sur  les  côtés  ;  une 
tenture  de  papier  goudronné  en  cachait  tous  les  jomts; 
quatre  fenêtres  servaient  à  la  ventilation  et  permettaient  à 
la  lumière  d'entrer  aussi  longtemps  qu'elle  le  pourrait. 
Entre  les  ponts,  la  besogne  ne  manquait  pas  :  la  cale 
planchéiée,  raclée,  lavée  à  l'eau  de  chaux,  fut  convertie 
en  cabine  pour  l'équipage;  on  installa  le  poêle  de  la  cui- 
sine au  centre  de  la  pièce,  sous  la  grande  écoutille  à  laquelle 
fut  adapté  un  appareil  très-simple  pour  fondre  la  neige  et 
la  glace  ;  ce  n'était  autre  chose  qu'un  long  cylindre  double 
en  fer  galvanisé  et  chauffé  par  la  cheminée  du  fourneau  ; 
une  énorme  baril  recevait  l'eau  claire  et  très-pure  qui  en 
découlait  sans  cesse  :  notre  fondeuse,  comme  nous  l'appe- 
lions, fournissait  largement  à  tous  les  besoins  du  bord. 

Le  l"  octobre,  tous  nos  préparatifs  furent  terminés  et 
nous  pendions  avec  une  certaine  solennité  la  crémaillère 
dans  nos  quartiers  d'hiver;  le  festin  fut  des  plus  présen- 
tables, assurément  :  pour  relevé  de  potage,  on  nous  servit 
un  saumon  d'Upernavik,  et  la  table  pliait  sous  le  poids  d'un 
plantureux  cuissot  de  renne ,  llanqué  de  gibelottes  de  lapin 
et  de  pâtés  de  gibier. 

En  vérité  l'état  de  notre  commissariat  aux  vivres  nous 
rassurait  contre  la  venue  de  l'hiver.  Accrochés  aux  haubans 
transformés  en  étal ,  une  douzaine  de  rennes  attendaient 
leur  tour,  et  nombre  de  lapins  et  de  renards  étaient  sus- 
pendus aux  agrès.  L'appétit  formidable  et  les  estomacs 
vigoureux  que  nous  assuraient  l'air  vivifiant  et  nos  rudes 
labeurs,  pouvaient  se  déclarer  satisfaits  du  présent  et 
confiants  dans  l'avenir.  Nos  Nemrods  revenaient  rarement 
bredouilles:  ils  rencontraient  fréquemment  des  troupeaux  de 
quinze  à  cinquante  rennes,  et  Jensen,  qui,  pendant  plu- 
sieurs jours ,  campa  sur  le  terrain  de  chasse ,  avait  déjà 


CHAPITRE  VIII.  99 

caché,  selon  la  méthode  esquimaude,  la  chair  d'une 
vingtaine  de  ces  animaux,  sans  compter  tous  ceux  qu'il 
expédiait  à  bord;  moi-même  j'en  tuai  trois  dans  une  heure. 
Toutes  ces  provisions  n'étaient  pas  de  trop,  et  nos  chiens  y 
faisaient  de  terribles  brèches.  Nous  conformant  à  l'usage 
indigène,  nous  ne  leur  donnions  à  manger  que  tous  les 
deux  jours ,  mais  les  privations  et  les  fatigues  du  voyage 
avaient  sans  doute  accru  leur  voracité  naturelle,  et  il  ne 
leur  fallait  pas  moins  d'un  renne  à  chaque  repas. 

Mon  journal  revient  sans  cesse,  avec  une  impatience 
croissante,  sur  le  vent  du  nord-est,  qui  nous  harassait 
outre  mesure  pendant  cette  période.  Enfin,  je  pus  rempla- 
cer par  d'autres  majuscules  les  deux  malheureuses  initiales 
N.  E.  que  je  ne  me  lassais  d'inscrire  uniformément  dans 
mon  livre  de  loch  ;  mais  ce  fui,  hélas  !  le  seul  avantage  de 
notre  changement  de  situation.  Une  forte  brise  du  côté  op- 
posé du  rumb  fit  éclater  la  glace  nouvelle  qui  s'était  for- 
mée autour  de  nous  et  jeta  le  schooner  à  demi  fracassé 
sur  la  côte  rocheuse;  position  éminemment  désagréable  et 
dont  nous  ne  pûmes  sortir  sans  beaucoup  d'efforts  et  de 
fatigues. 

Mais  ces  débuts  de  notre  hivernage  ne  doivent  pas  me 
faire  oublier  notre  astronome  et  son  petit  corps  d'armée. 
Entre  l'officier  de  service  et  M.  Sonntag  s'était  établie  une 
lutte  incessante  d'intérêts  rivaux  :  tandis  que  l'un  s'éver- 
tuait à  mettre  le  bord  sur  un  bon  pied  et  à  faire  bien  gar- 
nir le  garde-nianger,  l'autre  tâchait  de  lui  subtiliser  le  plus 
d'hommes  possible  pour  aider  à  ses  préparatifs  ;  et  je  dois 
avouer  que  nos  matelots  accouraient  avec  plus  d'entrain  à 
la  voix  du  suivant  d'Épicure  qu'à  celle  du  disciple  de  Co- 
pernic. Un  appel  à  l'autorité  supérieure  décidait  la  question 
en  faveur  de  la  besogne  la  plus  urgente,  et  en  tenant  la 
balance  aussi  équitable  que  faire  se  pouvait,  entre  les  né- 
cessités de  la  vie  matérielle  et  celles  des  labeurs  scientifi- 
ques, nous  parvînmes,  tant  que  le  jour  dura,  à  poser  avec 


100  LA  MER  LIBRE. 

succès  les  bases  d'observations  très-délicates ,  aussi  bien 
qu'à  assurer  la  santé  et  le  bien-être  de  l'équipage. 

Dès  que  la  glace  fut  assez  forte  pour  nous  porter,  nous 
procédâmes  à  l'examen  et  au  sondage  de  notre  baie;  pen- 
dant ce  temps,  on  construisait  un  joli  petit  observatoire 
sur  la  terrasse  inférieure,  tout  près  de  nos  magasins.  C'é- 
tait une  charpente  de  huit  pieds  en  carré  et  de  sept  en 
hauteur,  tendue  de  grosse  toile  recouverte  de  neige  et 
doublée  à  l'intérieur  de  peaux  d'ours  et  de  rennes.  Nous 
y  installâmes  notre  beau  pendule ,  et  Sonntag  et  Radclifïe 
passèrent  un  mois  presque  entier  à  en  compter  les  vibra- 
tions :  il  marchait  admirablement.  On  le  remplaça,  plus 
tard,  par  le  raagnétomètre,  monté  sur  un  piédestal  aussi 
simple  qu'ingénieux.  Deux  barriques  défoncées  furent  po- 
sées bout  à  bout  sur  le  roc  solide,  et  le  cylindre  ainsi  formé 
ayant  été  rempli  de...  fèves,  spules  provisions  que  la  gelée 
eût  encore  respectées,  on  y  versa  de  l'eau  en  quantité  suf- 
fisante ,  et  par  —  24'  ^  C. ,  nous  eûmes  une  élégante  co- 
lonne, parfaitement  solide  et  qui  nous  servit  pendant  tout 
l'hiver,  le  feu  étant  rigoureusement  exclu  de  ce  sanctuaire 
de  la  science'. 

La  plupart  de  nos  thermomètres ,  ceux  à  alcool  surtout, 
furent  installés  sous  un  abri  commode,  élevé  près  de  l'ob- 
'servatoire  :  on  les  examinait  heure  par  heure,  à  un  jour 
donné  de  la  semaine ,  et  trois  fois  par  jour  dans  Tinter- 
valle;  un  autre  thermomètre  était  lîxé  à  un  poteau  au- 
dessus  de  la  glace  ;  on  en  relevait  la  température  toutes 
les  deux  heures.  M.  Dodge  se  chargea  de  mesurer  régu- 


1.  c'est  ici  le  lieu  de  rappeler  que  toutes  les  observations  auxquelles  don- 
nèrent lieu  le  pendule,  le  magnétisme  et  autres  branches  de  la  physique 
du  globe,  furent  à  mon  retour  adressées  à  l'institution  Smithsonienne  à 
Washington  et  soumises  au  contrôle  de  M.  Charles  Schott,  ingénieur  hydro- 
graphe des  Élats-Unis,  à  qui  je  suis  redevable  de  la  plus  active  et  de  la 
plus  utile  coopération,  tant  pour  élaborer  et  discuter  mes  matériaux,  que 
pour  préparer  leur  publication  dans  les  Contributions  Smithsoniennes,  re- 
cueil auquel  je  dois  renvoyer  le  lecteur.  (H.) 


CHAPITRE  VIII.  101 

lièrement  l'épaisseur  de  la  couche  qui  recouvrait  la  mer, 
et  le  télescope  fut  monté  à  côté  du  navire,  sous  une  coupole 
fabriquée  d'éclats  de  glace  et  de  neige. 

Mais  le  vent  ne  nous  laissait  aucun  repos  ;  il  tourna  en- 
core au  sud,  fondit  et  brisa  la  glace  et  nous  poussa  sur  les 
rochers  ;  une  seconde  fois  il  fallut  scier  un  bassin  pour  le 
schooner  et  l'y  haler  à  force  de  bras ,  opération  d'une  lon- 
gueur et  d'une  difficulté  inouïes.  La  glace  était  pourrie 
et  tellement  endommagée  par  la  pression  qu'elle  cédait 
sous  nos  pieds;  peu  d'entre  nous  échappèrent  à  une  im- 
mersion plus  ou  moins  prolongée  ;  mais  les  secours  ne 
manquaient  pas  et  ces  désagréables  accidents  n'eurent  au- 
cune suite  fâcheuse. 

La  situation  du  bâtiment  était  assurément  fort  inquié- 
tante, désespérée  même  dans  l'esprit  de  quelques-uns  ; 
mais  ce  grave  souci ,  non  plus  que  nos  plongeons  répétés 
lorsque  la  glace  se  brisait  sous  nos  pieds,  ne  pouvait  rien 
sur  l'inaltérable  bonne  humeur  de  tous.  Je  dois  cependant 
en  excepter  deux  individus  possédés  d'un  sérieux  vrai- 
ment burlesque  qui  ne  les  mettait  guère  en  état  de  nous 
rendre  de  bons  services.  L'un  d'eux,  avec  le  plus  grand  sé- 
rieux et  une  somme  énorme  d'énergie  mal  dirigée,  se  mit 
un  jour  à  découper  à  la  hache  mon  meilleur  grelin  de 
neuf  pouces,  qui  ne  faisait  mal  à  personne;  tandis  que 
l'autre,  également  solennel ,  cassait  mes  rames  en  repous- 
sant des  éclats  de  glace  qui  ne  nous  gênaient  en  rien.  Seul 
avec  son  courage,  et  armé  d'un  mât  à  mesurer  les  marées, 
instrument  qui  avait  coûté  deux  jours  de  travail  à  Mac  Gor- 
mick,  il  s'efforça  d'éloigner  le  schooner  des  rochers  qui  le 
menaçaient  de  leur  voisinage.  Le  malheureux  n'échappa  à 
la  juste  colère  de  l'officier  de  manœuvres  qu'en  se  préci- 
pitant dans  la  mer  à  la  suite  des  débris  qu'il  avait  faits.  Il 
se  débattait  dans  l'eau  glacée  pendant  qu'on  le  consolait  en 
lui  criant  que  les  crustacés  auraient  à  préparer  un  beau 
squelette  pour  la  collection  du  commandant.  I^a  tempéra- 


102  LA   MER  LIBRE. 

tiire  heureusement  ne  dépassait  guère  le  point  de  congéla- 
tion, et  l'aventure  finit  sans  autre  résultat  qu'une  légère 
pleurésie  pour  un  des  sauveteurs  et  quelques  accès  de 
rhumatisme  pour  le  destructeur  de  mes  rames. 

Le  succès  vint  enfin  couronner  nos  efforts  et  mettre 
un  terme  à  nos  longues  anxiétés  pour  le  navire;  une  fois 
de  plus  il  fut  en  sûreté.  Le  vent  tomba  complètement,  le 
thermomètre  descendit  à  21"  ^  G.  au-dessous  de  zéro,  et 
la  glace,  maintenant  épaisse  et  solide,  nous  protégea  dé- 
sormais contre  le  retour  de  semblables  dangers;  nous  pou- 
vions courir  sans  crainte  sur  la  baie.  Jensen  et  Pierre 
avaient  déjà  fabriqué  les  harnais  pour  les  chiens,  et,  le 
jour  même,  je  fis  ma  première  promenade  en  traîneau; 
mes  coursiers  se  trouvaient  dans  les  meilleures  conditions 
de  force  et  de  santé  ;  impossible  de  voir  un  plus  bel  atte- 
lage, et  je  n'étais  pas  moins  satisfait  de  l'habileté  de  son 
conducteur  Jensen.  Un  entrain  général  était  à  l'ordre  du 
jour;  la  glace  étant  désormais  bien  scellée  au  rivage,  l'en- 
tretien d'un  canal  pour  les  embarcations  devenait  inutile, 
et,  profitant  de  la  libre  communication  avec  la  terre,  les 
chasseurs  se  mettaient  allègrement  en  campagne  dès  les 
premières  heures  du  matin. 

Le  jour  suivant,  les  grelins  au  moyen  desquels  nous 
étions  amarrés  furent  enlevés  avec  précaution  et  posés  sur 
des  blocs  de  glace  ;  nous  nous  taillâmes  dans  cet  albâtre 
polaire  un  escalier  descendant  du  pont  à  la  plaine  gelée, 
et  une  épaisse  chute  de  neige  nous  fournit  les  matériaux 
d'un  mur  dont  nous  entourâmes  le  bâtiment  pour  le  pré- 
server du  vent  et  des  froids  excessifs.  Les  attelages  étaient 
incessamment  occupés  à  recueillir  les  rennes  qu'on  avait 
cachés  en  divers  endroits,  et  lorsque  tout  fut  rapporté  à 
bord ,  nous  pûmes  regarder  avec  un  certain  contentement 
notre  provision  d'excellentes  viandes  fraîches. 

Le  schooner  dormait  chaudement  couché  dans  son  ber- 
ceau de  glace,  et  il  n'était  plus  besoin  de  service  de  bord; 


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CHAPITRE  VIII.  103 

le  quart  de  terre,  un  officier  et  un  matelot,  suffisçiit  ample- 
ment ;  la  journée  ordinaire  qui  commence  à  minuit,  rem- 
plaça la  journée  de  mer  qui  commence  à  midi  ;  nous 
franchissions  la  ligne  qui  sépare  la  lumière  de  l'été  de 
la  sombre  obscurité  du  long  hiver  polaire;  et  nous  nous 
préparâmes  bravement  à  cette  lutte  contre  les  ténèbres, 
en  hommes  résolus  à  leur  opposer  une  énergie  à  toute 
épreuve  et  une  bonne  humeur  inaltérable.  Le  caractère 
personnel  de  mes  associés  était  d'un  bon  augure  pour 
l'avenir  :  il  présentait  des  nuances  assez  différentes  pour 
bannir  l'uniformité  de  nos  relations  quotidiennes ,  et  ce- 
pendant leur  union,  leur  esprit  de  corps  me  garantissaient 
la  durée  de  cette  parfaite  harmonie  qui  résulte  du  con- 
sciencieux accomplissement  du  devoir  de  chacun. 

Le  15  octobre,  le  soleil  disparaissait  pour  quatre  longs 
mois  derrière  les  collines  méridionales;  nous  ne  pûmes 
parler  d'autre  chose  le  soir,  et  je  lisais  facilement  sur  les 
traits  de  mes  compagnons  que  leurs  pensées  le  suivaient 
dans  sa  course  vers  le  sud.  Un  voile  de  tristesse  s'abais- 
sait sur  la  table  autour  de  laquelle  nous  étions  groupés  ; 
pendant  les  cinq  dernières  semaines  nos  soucis  et  nos 
travaux  nous  avaient  laissé  à  peine  remarquer  le  déclin  du 
jour;  il  s'était  évanoui  lentement,  et  la  morne  nuit  arctique 
qui  succédait  aux  ombres  grandissantes ,  nous  faisait 
maintenant  sentir  pour  la  première  fois  que  nous  étions 
vraiment  seuls  dans  le  désert  Polaire. 


CHAPITRE  IX. 


Le  coucher  du  soleil.  —  Nos  attelages.  —  Le  glacier  du  frère  John. 
La  chasse.  —Gisements  de  tourbe.  — Les  tombes  des  Esquimau.x. 

—  Remarque  sur  la  putréfaction  des  corps.  —  Sonntag  fait  l'as- 
cension du  glacier.  —  Hans  et  Peter.  —  Les  chiens  esquimaux. 

—  Exploration  du  glacier.  —  Le  jour  de  naissance  de  Mac  Cor- 
mick. 


16  octobre. 

Le  dieu  de  la  lumière  repose  sous  la  Croix  du  Sud;  il  ne 
décrit  plus  au-dessus  des  montagnes  sa  courbe  surbaissée  ; 
mais  ses  rayons  d'or  s'attardent  sur  les  hautes  cimes  et  le 
jour  s'arrête  encore  comme  un  amant  sur  le  seuil  de  la 
maison  de  la  bien-aimée.  Les  étoiles  aux  doux  yeux  pâ- 
lissent à  l'approche  de  la  froide  reine  des  ténèbres;  elle 
accomplit  sa  ronde  majestueuse  dans  la  nuit  solennelle, 
ses  tresses  d'argent  balayent  les  mers  et  les  vagues  tour- 
mentées se  calment,  comme  un  visage  souriant  touché  par 
la  main  de  la  mort. 

L'hiver  et  les  ténèbres  s'abaissent  graduellement  sur 
nous  ;  mais  neuf  heures  de  crépuscule  par  jour  nous  per- 
mettent encore  bien  des  travaux  en  plein  air.  Mes  arrange- 
ments pour  la  santé  et  le  confort  de  notre  intérieur  sont 
terminés,  mon  système  de   discipline  et  d'économie  do- 


CHAPITRE  IX.  105 

mestique  marche  à  merveille,  et  j'ai  la  certitude  que  les 
rouages  du  petit  monde  qui  gravite  autour  du  schooner 
emprisonné,  fonctionnent  doucement  et  sans  encombre.  Je 
me  sens  donc  beaucoup  plus  de  liberté  et  je  vais  me  lan- 
cer dans  quelques  courtes  explorations ,  pendant  que  le 
crépuscule  dure  encore;  aussitôt  qu'il  m'a  été  possible, 
j'ai  mis  mes  gens  à  l'œuvre'pour  préparer  les  divers  objets 
nécessaires  à  nos  campements.  Tout  est  en  ordre  depuis 
quelques  jours ,  mais  l'état  de  la  température  ne  nous  a 
permis  que  de  courtes  absences  et  nous  glissons  insensi- 
blement dans  la  nuit. 

J'ai  fait  aujourd'hui  une  course  animée ,  excitante ,  et 
j'ai  bien  rempli  ma  journée.  Parti  en  poste  d'assez  bonne 
heure  et  conduit  par  maître  Jensen ,  j'ai  remonté  un  fiord 
de  dix  kilomètres  de  longueur  sur  trois  à  six  de  largeur, 
qui  est  situé  au  nord  de  notre  anse,  et  forme  le  fond  de 
la  baie  de  Hartstène.  Le  départ  a  été  superbe.  Un  beau 
traîneau  et  douze  chiens!  Ils  sont  tous  en  parfaite  santé  et 
courent  comme  l'éclair;  mon  traîneau  groënlandais  sil- 
lonne la  glace  avec  une  célérité  qui  donnerait  le  vertige 
à  des  nerfs  mal  exercés.  J'ai  franchi  onze  kilomètres  en 
vingt-huit  minutes ,  sans  le  moindre  temps  d'arrêt  pour 
souffler  !  ils  ont  refait  la  même  route  en  moins  de  trente- 
trois.  Sonntag  et  moi  luttions  de  vitesse,  et  je  l'ai  gagné 
de  quatre  minutes.  Ah  !  si  mes  amis  de  Saratoga  ou  de 
Breeze-pointe  pouvaient  de  loin  contempler  ces  coureurs 
d'un  nouveau  genre  !  Point  n'est  besoin  de  les  éponger 
ou  de  les  bouchonner  :  on  les  attelle  au  moyen  d'un  seul 
trait  de  dimension  variable  ;  les  plus  longs  sont  les  meil- 
leurs, ils  ne  s'emmêlent  pas  si  facilement;  le  tirage  des 
chiens  placés  sur  les  côtés  en  est  beaucoup  plus  direct, 
et  si  vos  coursiers  vous  entraînent  sur  la  glace  amincie , 
vos  chances  d'échapper  au  plongeon  sont  en  proportion  de 
la  distance  qui  vous  sépare  d'eux.  Les  traits  étant  ordi- 
nairement de  même  longueur,  les  chiens  courent  côte  à 


106  LA  MER  LIBRE. 

côte,  et  s'ils  sont  bien  attelés,  leurs  têtes  se  trouvent  sur 
la  même  ligne  droite;  les  épaules  des  miens  sont  juste  à 
vingt  pieds  de  la  partie  antérieure  des  patins.  Les  animaux 
les  moins  vigoureux  sont  placés  au  milieu  et  l'attelage  en- 
tier est  dirigé  à  droite  ou  à  gauche  suivant  le  côté  où  le  bout 
du  fouet  touche  la  neige  ou  frappe  les  chefs  de  file  s'ils 
n'ont  pas  tout  de  suite  compris  l'avertissement.  On  saide 
bien  de  la  voix,  mais  ce  n'est  que  sur  le  fouet  qu'on  peut 
réellement  compter,  votre  influence  sur  l'attelage  étant  en 
raison  directe  de  la  manière  dont  vous  savez  le  manier.  Le 
fouet  esquimau  a  toujours  quatre  pieds  de  plus  que  les  traits 
et  se  termine  par  une  mince  lanière  de  nerf  durci  avec 
laquelle  un  habile  conducteur  fait  couler  le  sang  à  volonté; 
il  sait  même  indiquer  d'avance  l'endroit  où  il  touchera  le 
réfractaire.  Pendant  notre  course  d'aujourd'hui,  Jensen  me 
montrait  un  jeune  chien  qui  venait  de  mettre  sa  patience 
à  une  rude  épreuve  :  «  Vous  voyez  cette  bête,  me  disait-il 
en  mauvais  anglais;  je  prends  un  morceau  de  son  oreille  !  » 
et  comme  il  parlait  encore,  le  fouet  claquait  dans  l'air,  le 
nerf  s'enroulait  autour  du  petit  bout  de  l'oreille,  et  l'enle- 
vait aussi  proprement  que  l'eût  fait  un  couteau. 

Ce  fouet  n'est  autre  diose  qu'une  mince  bande  de  cuir 
de  phoque  non  tanné  et  plus  large  à  son  extrémité  anté- 
rieure ;  le  jnanche  a  tout  au  plus  deux  pieds  et  demi  ;  le 
peu  de  poids  de  cet  instrument  le  rend  très -difficile  à 
manœuvrer  et  le  mouvement  de  poignet  nécessaire  pour 
enrouler  la  courroie  autour  du  but  est  singulièrement  pé- 
nible et  demande  de  longs  et  patients  exercices.  Ma  per- 
sévérance a  été  récompensée,  et  si  le  malheur  voulait  que 
j'y  fusse  contraint,  je  ne  reculerais  pas  devant  la  tâche, 
mais  j'espère  n'être  pas  forcé  à  utilfser  souvent  le  talent 
que  je  viens  d'acquérir  ! 

Entre  tous  les  durs  métiers,  je  n'en  connais  pas  de  plus 
rude  :  le  fouet  doit  sans  cesse  retentir  et  s'il  n'est  impi- 
toyable, il  devient  complètement  inutile.  Les  chiens  ne  sont 


CHAPITRE  IX.  109 

pas  longtemps  à  reconnaître  la  force  ou  la  faiblesse  de  leur 
conducteur  :  ils  le  jugent  eu  un  instant  et  courent  où  il 
leur  plaît  dès  qu'ils  ne  sont  pas  parfaitement  assurés  que 
leur  peau  est  à  la  merci  du  maître.  Un  renard  traverse  la 
glace,  —  ils  trouvent  les  traces  d'un  ours,  —  ils  éventent  un 
phoque  ou  aperçoivent  un  oiseau  et  les  voilà  franchissant 
les  neiges  amoncelées  et  les  hummocks,  dressant  leurs 
courtes  oreilles ,  relevant  en  trompette  leur  queue  touffue 
et  s'élançant  comme  autant  de  loups  à  la  poursuite  du 
gibier.  Le  fouet  tombe  sur  eux  avec  une  énergie  cruelle, 
oreilles  et  queues  de  s'abaisser,  chiens  de  rentrer  dans  la 
bonne  voie,  mais  malheur  à  l'homme  qui  se  laisse  dé- 
border! —  Jensen  lui-même  a  failli  avoir  le  dessous,  et  n'a 
pu  vaincre  leur  obstination  qu'après  avoir  arraché  un  gé- 
missement de  douleur  à  presque  tous  les  chiens  de  l'atte- 
lage. Ils  couraient  après  un  renard  et  nous  menaient  droit 
sur  la  glace  nouvelle;  le  vent  renvoyait  le  fouet  à  la  figure 
du  conducteur ,  et  ce  ne  fut  qu'en  pleine  vue  du  gibier,  et 
tout  près  de  la  glace  semée  de  périls,  qu'il  parvint  à  en 
avoir  raison.  Le  galop  furieux  se  changea  d'abord  en  trot 
irrégulier,  et  fort  à  contre-cœur,  nos  chiens  finirent  par 
s'arrêter  tout  à  fait;  ils  étaient  naturellement  de  très-mé- 
chante humeur;  un  combat  général  s'ensuivit  et  ne  cessa 
que  lorsque  Jensen  sauta  au  milieu  d'eux  et  les  calma  en 
frappant  violemment  à  droite  et  à  gauche  avec  le  manche 
de  son  fouet.  J'ai  eu  moi-même  à  lutter  avec  ledit  atte- 
lage, et  à  mes  propres  dépens  j'ai  appris  combien  ces  ani- 
maux sont  rudes  à  mener,  presque  indomptables  vraiment. 
Une  fois  maîtrisés,  ils  obéissent  comme  un  cheval  ardent 
sous  la  main  qui  le  comprime,  et  comme  ce  noble  animal 
aussi,  ils  ont  souvent  besoin  qu'on  leur  rappelle  très -po- 
sitivement à  qui  ils  ont  affaire. 

Désirant  essayer  mes  forces,  j'avais  voulu  faire  le  tour 
du  port.  Le  vent  soufflait  arrière,  et  tout  allait  à  merveille; 
mais  quand  il  fallut  revenir,  les  chiens  ne  se  trouvèrent 


110  LA  MER  LIBRE. 

pas  de  cet  avis  :  ils  ne  détestent  rien  tant  que  de  marclier 
vent  debout;  frais  et  dispos,  ils  se  sentaient  en  gaieté  et 
tout  disposés  à  agir  à  leur  tête  :  il  est  probable  aussi  qu'ils 
voulaient  fixer  leur  opinion  sur  le  nouveau  conducteur 
qui  se  mêlait  de  les  diriger  ;  du  reste  nous  étions  assez 
bons  amis,  je  les  caressais  souvent,  mais  ils  n'avaient  pas 
encore  éprouvé  la  force  de  mon  bras. 

Après  beaucoup  de  difficultés,  je  réussis  à  faire  tourner 
mes  chiens,  mais  je  ne  pouvais  les  retenir  dans  la  voie 
que  par  le  constant  usage  du  fouet,  et  comme  trois  fois 
sur  quatre  le  vent  me  le  renvoyait  dans  les  yeux,  il  me 
fut  bientôt  impossible  de  continuer  ;  la  bise  me  glaçait  le 
visage,  mon  bras,  peu  habitué  à  un  aussi  violent  exercice, 
retomba  presque  paralysé,  la  longue  courroie  du  fouet 
traînait  derrière  moi  sur  la  neige.  Les  chiens  ne  furent  pas 
longtemps  à  s'apercevoir  de  cet  état  de  choses  ;  ils  re- 
gardèrent sournoisement  par-dessus  leurs  épaules,  et  ne 
voyant  plus  la  vengeance  suspendue  sur  leurs  têtes  , 
s'aventurèrent  doucement  vers  la  droite  ;  leur  courage 
s'augmentait  du  silence  prolongé  de  la  terrible  lanière; 
leur  vitesse  s'accroissait;  enfin,  se  trouvant  décidément  les 
maîtres,  ils  tournèrent  court,  dressèrent  leurs  queues  au 
vent  et  se  lancèrent  du  côté  opposé,  aussi  heureux  qu'une 
bande  d'enfants  délivrés  de  l'école,  et  avec  l'entrain  sau- 
vage d'une  douzaine  de  loups  courant  après  une  proie 
assurée.  Et  comme  ils  sautaient  !  comme  ils  aboyaient  ! 
comme  ils  s'égayaient  de  cette  liberté  imprévue  ! 

Celui-là  seul  qui,  après  avoir  des  heures  entières  lutté 
contre  un  attelage  de  chevaux  fougueux,  a  pu  trouver  quel- 
([ue  repos  pendant  que  ses  indociles  coursiers  montaient 
lentement  une  âpre  et  longue  côte,  celui-là  comprendra 
la  satisfaction  avec  laquelle  je  sentis  la  force  me  revenir. 
Dès  que  je  pus  de  nouveau  brandir  mon  fouet,  je  m'arran- 
geai de  manière  à  pousser  la  bande  intraitable  au  milieu 
d'un  groupe  de  hummocks  et  de  monceaux  de  neige  qui 


CHAPITRE  IX.  111 

ralentirent  un  peu  sa  course  ellrénée;  puis  sautant  à  terre, 
je  saisis  les  montants  et  enrayai  le  traîneau  ;  les  pointes 
des  patins  s'enfoncèrent  profondément  dans  la  neige.  Les 
fuyards  étaient  désormais  solidement  ancrés  ;  une  applica- 
tion vigoureuse  du  nerf  de  phoque  les  convainquit  bientôt 
des  avantages  de  l'obéissance,  et  lorsque,  après  avoir  re- 
tourné le  traîneau,  je  donnai  le  signal  du  départ,  ils  se 
mirent  à  trotter  de  l'air  le  plus  humblement  soumis, 
faisant  face  au  vent  sans  mot  dire ,  et  sans  broncher. 
Ils  se  rappelleront  cette  leçon,  et  je  ne  l'oublierai  pas 
non  plus. 

Mais  je  reviens  à  mon  voyage  au  tiord  :  ayant  atteint 
rapidement  le  fond  du  golfe ,  nous  eûmes  ensuite  à  fran- 
chir, non  sans  quelque  difficulté,  les  crevasses  formées 
par  la  marée ,  puis  un  haut  rempart  de  glaces.  Devant 
nous  se  trouvait  une  large  et  pittoresque  vallée  enclavée 
dans  de  hauts  rochers  et  terminée  par  un  glacier;  au 
centre  de  l'espace  qui  nous  séparait  de  ce  dernier  s'étendait 
un  petit  lac  de  deux  kilomètres  de  longueur,  alimenté  par 
le  glacier  et  les  neiges  fondues  que  lui  versent  en  été  les 
collines  environnantes.  Il  s'écoule  dans  la  mer  par  une 
gorge  escarpée  et  étroite  portant  des  traces  évidentes  du 
fort  courant  qui  y  débouche  dans  la  saison  du  dégel.  Les 
bords  en  sont  couverts  en  certains  endroits  de  couches  de 
tourbe  (lits  de  mousses  desséchées  et  durcies)  ;  voilà  un 
supplément  bien  venu  pour  notre  provision  de  chauffage  ; 
nous  en  avons  emporté  un  spécimen  qui  brûle  parfaite- 
ment avec  l'addition  d'un  peu  de  graisse. 

D'après  le  désir  de  Sonntag,  cette  jolie  nappe  d'eau  re- 
cevra le  nom  de  lac  Alida  ;  et  la  vallée  porte  celui  de 
Ghester,  en  souvenir  d'un  endroit  bien  cher  que  j'espère 
revoir  ;  elle  a  trois  kilomètres  et  demi  de  long  sur  près  de 
deux  de  large,  et  çà  et  là,  partout  où  le  vent  a  balayé  la 
neige ,  un  gazon  lin  et  serré  attire  des  bandes  de  rennes. 
Plusieurs  de  leurs  troupeaux ,  comptant  en  tout  une  cen- 


112  LA  MER  LIBRE. 

taine  de  télés,  paissaient  l'herbe  desséchée  de  l'été,  et  ou- 
bliant un  moment  le  but  de  mon  excursion ,  je  ne  pus  ré- 
sister à  l'envie  d'essayer  ma  carabine.  Jensen  et  moi  tuâmes 
chacun  deux  énormes  mâles. 

Le  glacier,  découvert  d'abord  par  le  docteur  Kane,  en 
1855,  fut  visité  plus  tard  par  son  frère,  aide-chirurgien  dans 
l'expédition  envoyée  à  notre  recherche,  par  les  États-Unis , 
sous  les  ordres  du  capitaine  Hartstène,  et  reçut  du  premier 
le  nom  de  «  Glacier  de  mon  frère  John  ;  »  l'équipage  se 
contente  de  Frère  John  tout  court;  nous  l'avions  fré- 
quemment vu  de  la  baie  et  du  sommet  des  collines,  mais 
c'est  la  première  fois  que  nous  en  approchions.  —  Nous 
sommes  revenus  chez  nous  juste  â  l'heure  du  dîner,  très- 
fatigués  et  transis.  Le  thermomètre  avait  baissé  et  la  bise 
soufflait  d'autant  plus  aigre. 

Pendant  mon  absence,  Mac  Cormick  et  ses  hommes  ont 
mis  nos  embarcations  en  sûreté;  une  d'elles,  jetée  sur  les 
rochers  par  la  violence  de  la  tempête,  avait  le  flanc  com- 
plètement défoncé;  ils  l'ont  réparée  ainsi  que  son  gou- 
vernail. Hans  et  Pierre  ont  préparé  des  pièges  à  renards 
et  chassé  aux  lapins. 

Les  renards  blancs  et  bleus  foisonnent,  à  ce  qu'il  pa- 
raît, sur  tout  ce  littoral;  il  en  est  de  même  des  lapins,  je 
devrais  dire  des  lièvres  ;  ces  derniers  animaux  sont  très- 
gros  et  couverts  d'une  longue  et  épaisse  fourrure  d'un 
blanc  pur;  on  en  a  pris  un  aujourd'hui  qui  pesait  huit 
livres. 

17  octobre. 

Mac  Cormick,  chaudronnier  en  chef,  raccommodeur  gé- 
néral, l'adresse  et  l'industrie  incarnées,  vient  de  me  fabri- 
quer une  chaîne  d'arpenteur  avec  quelques  tringles  de  fer; 
au  moyen  de  cette  chaîne  et  du  théodolite,  il  a  mesuré  la 
baie  et  le  port,  aidé  de  Sonntag,  Dodge,  Radclifiè  et  Starr, 
et  malgré  l'abaissement  de  la  température,  la  gaieté  de 


CHAPITRE  IX.  113 

ces  messieurs  a  su  faire  de  cette  corvée  une  folâtre  partie 
de  plaisir.  Barnura  et  Mac  Donald  ont  profité  de  leur  jour 
de  congé  pour  courir  après  les  rennes  ;  ils  en  ont  vu  qua- 
rante-six bien  comptés,  mais  n'ont  réussi  qu'à  les  forcer  à 
déguerpir  au  plus  vite  ;  ils  sont  revenus  sans  un  pauvre 
renard  dans  leur  carnassière. 

Gharley,  dédaignant  l'attirail  des  chasseurs,  et  ambition- 
nant la  gloire  d'un  «  voyage  de  découvertes  »,  est  allé  rôder 
de  l'autre  côté  de  la  baie  au-dessus  des  falaises  du  Palais 
de  Cristal  *.  Il  est  arrivé  à  une  station  abandonnée  depuis 
longtemps ,  et  n'a  trouvé  rien  de  mieux  à  faire  que  de  dé- 
pouiller une  tombe  de  son  funèbre  dépôt;  il  m'a  rapporté, 
bien  enveloppée  dans  sa  vareuse,  cette  précieuse  addition 
à  mes  richesses  ethnologiques ,  et  la  promesse  de  sem- 
blables jours  de  congé,  jointe  au  verre  de  grog  tradition- 
nel ,  m'assurent  la  coopération  de  Gharley  à  cette  branche 
de  mes  études;  c'est  du  reste  un  solide  gaillard,  et  qui 
nous  sera  fort  utile,  je  l'espère. 

Chacun  manifeste  le  zèle  le  plus  louable  à  grossir  mes 
trésors,  et  l'empressement  de  mes  pourvoyeurs  a  été  au- 
jourd'hui l'occasion  d'une  scène  assez  désagréable.  Jensen, 
que  son  long  séjour  au  milieu  des  naturels  a  habitué  à  les 
considérer  comme  des  animaux  à  peine  supérieurs  à  leurs 
chiens,  a  découvert  une  couple  de  tombes  et  en  a  retiré 
deux  momies  en  linceuls  de  peaux.  Il  pensait  qu'elles  fe- 
raient très-bien  dans  mon  muséum;  malheureusement, 
Mme  Hans  furetait  çà  et  là  sur  le  pont  pendant  que  Jen- 
sen montait  à  bord  avec  son  butin,  et  reconnaissant  à  quel- 
que morceau  de  fourrure  les  restes  d'un  de  ses  parents  ou 
ancêtres,  elle  entra  dans  une  fureur  épouvantable;  Jensen 
avait  beau  lui  dire  que  le  capitaine  était  un  grand  sorcier 
et  rappellerait  les  défunts  à  la  vie  aussitôt  qu'ils  auraient 
touché  la  terre  d'Amérique ,  rien  ne  pouvait  la  calmer,  et 

1.   Ainsi  nommées  par   le  capitaine  luglefield ,  en  août  1852. 


114  LA  MER  LIBRE. 

le  vacarme  ne  s'apaisa  que  lorsque  je  donnai  l'ordre  de 
rendre  les  deux  squelettes  à  leur  couche  de  pierres. 

Les  tombes,  assez  nombreuses  autour  du  port,  prouvent 
qu'une  tribu  d'uhe  certaine  importance  résidait  dans  les 
environs  à  une  époque  encore  peu  éloignée.  Dispersés  çà 
et  là  au  hasard  de  la  convenance  des  survivants,  et  n'of- 
frant aucune  unité  de  forme  on  d'orientation,  ces  monceaux 
de  pierres  recouvrent  à  peine  les  corps  qui  leur  sont  con- 
fiés. Morne  séjour  des  trépassés,  ces  tombeaux  sont  les 
derniers  et  tristes  souvenirs  d'une  race  qui  s'éteint. 

18  octobre. 

Je  suis  bien  récompensé  de  mon  abnégation  à  l'endroit 
des  momies  ;  j'ai  gagné  le  cœur  de  mes  Esquimaux,  et 
Hans  m'a  rapporté  deux  crânes,  excellents  types  de  la  race 
groënlandaise  ;  il  les  a  ramassés  sur  les  rochers,  et  per- 
sonne ne  me  les  réclame.  Les  petits  crustacés  me  sont  tou- 
jours fort  utiles  :  ils  m'ont  déjà  préparé  plusieurs  sque- 
lettes de  toutes  les  variétés  d'animaux  que  nous  avons 
capturés  :  la  masse  des  chairs  une  fois  enlevée,  la  char- 
pente osseuse  est  déposée  dans  un  filet,  puis  descendue  dans 
le  trou  à  feu;  les  petits  travailleurs  de  la  mer  y  pénètrent 
par  escouades  immenses,  et  en  un  jour  ou  deux,  au  plus, 
me  nettoient  un  squelette  infiniment  mieux  que  ne  le  fe  - 
rait  le  plus  habile  préparateur  de  pièces  anatomiques. 

On  m'a  rapporté  le  corps  d'un  renne  que  j'avais  blessé 
mortellement  à  la  chasse  d'hier,  et  que  la  fatigue  m'avait 
forcé  d'abandonner.  Après  en  avoir  suivi  les  traces  pen- 
dant deux  kilomètres,  on  l'a  trouvé  mort  et  couché  dans 
la  neige;  mais  nos  hommes  se  sont  fatigués  en  pure  perte, 
l'intérieur  de  l'animal  est  dans  un  état  de  putréfaction  assez 
avancée ,  circonstance  qui  paraît  au  moins  singulière  par 
cette  température  de  —  24"  |  G.  Le  D»-  Kane  avait  observé  un 
cas  semblable,  et  Jensen  m'assure  que  cela  est  si  peu  rare 


CHAPITRE  IX.  115 

à  Upernavik,  que  les  Groënlandais  ouvrent  le  renne  pour 
en  retirer  les  entrailles  aussitôt  qu'il  a  rendu  le  dernier 
soupir.  Voici ,  je  pense,  l'explication  de  ce  fait  assez  inso- 
lite à  première  vue  :  la  surface  de  l'animal  mort  gèle 
immédiatement  au  contact  de  l'air;  il  se  forme  ainsi  autour 
de  lui  une  couche  de  glace ,  corps  très-mauvais  conducteur 
qui  bouche  les  pores  et  renferme  à  l'intérieur  la  chaleur 
vitale  qui  ne  peut  s'évaporer.  Cette  chaleur  précipite  la  dé- 
composition et  engendre  des  gaz  qui  pénètrent  les  tissus  et 
les  rendent  impropres  à  la  nourriture  de  l'homme  ;  aussi 
les  cas  de  putréfaction  instantanée ,  pour  ainsi  dire ,  sont 
beaucoup  plus  fréquents  pendant  les  grands  froids  de  l'hi- 
ver qu'au  milieu  de  l'été. 

19  octobre. 

Aujourd'hui  une  alerte  petite  bande  a  visité  la  vallée  de 
Chester:  Sonntag  et  Jensen  sur  un  traîneau,  Knorr  etHans 
sur  l'autre.  Sonntag  emportait  le  théodolite  et  la  chaîne 
pour  mesurer  le  glacier;  les  autres,  comme  de  juste,  ont 
préféré  leurs  carabines.  Ils  ont  vu  de  grands  troupeaux  de 
rennes,  mais  n'en  ont  rapporté  que  trois  seulement  L'un 
d'eux,  trophée  de  M.  Knorr,  a  failli  lui  coûter  cher.  Le  pau- 
VTe  animal,  blessé  dans  la  vallée,  grimpait  péniblement 
sur  trois  jambes  les  rampes  escarpées  qui  la  bordent.  Knorr, 
qui  le  suivait  de  près,  l'atteignit  d'un  second  coup  tiré  à 
moins  de  vingt  mètres;  mais  le  chasseur  et  sa  victime  se 
trouvaient  en  ligne  droite,  et  celle-ci  en  roulant  sur  la 
pente  entraîna  son  agresseur  qui  dégringola  de  roc  en  roc 
au  grand  effroi  des  témoins  de  cette  scène.  La  chronique 
ne  dit  pas  par  quel  miracle  notre  jeune  ami,  au  lieu  d'avoir 
les  os  brisés,  en  a  été  quitte  pour  quelques  contusions  seu- 
lement. 

Sonntag  a  eu  aussi  son  aventure.  Parvenu  au  pied  du 
Fi  ère  John^  il  'dut  suivre  pendant  deux  milles  une  étroite 
gorge  formée  d'un  côté  par  le  mur  de  glace ,  de  l'autre  par 


116  LA  MER  LIBRE. 

le  talus  de  la  montagne,  avant  d'en  pouvoir  tenter  l'as- 
cension; il  se  tailla  ensuite  un  escalier  à  coups  de  hache 
et  réussit  à  gagner  la  surface  du  glacier.  Cette  surface  est 
traversée  par  des  crevasses  profondes  et  d'autant  plus  dan- 
gereuses qu'elles  sont  recouvertes  d'une  couche  de  neige  : 
un  de  ces  ponts  fragiles  céda  sous  les  pas  de  M.  Sonntag, 
et  il  eût  disparu  dans  l'abîme,  si  le  baromètre  qu'il  tenait 
à  la  main,  n'avait  arrêté  sa  chute  en  se  plaçant  en  travers 
de  la  fissure,  fort  étroite  heureusement.  Inutile  de  dire  que 
le  baromètre,  notre  meilleur,  hélas  !  fut  complètement  mis 
hors  de  service. 

Garl  et  Christian,  mes  deux  recrues  danoises  d'Upernavik, 
se  préparent  à  la  pêche  aux  phoques,  selon  la  méthode 
groënlandaise.  De  grands  filets  de  lanières  de  cuir  à  très- 
larges  mailles  sont  maintenus  sous  la  glace  dans  une  po- 
sition verticale  par  de  grosses  pierres  attachées  au  bord 
inférieur;  l'innocent  animal,  nageant  à  la  poursuite  d'une 
bande  de  crevettes,  ou  cherchant  dans  la  voûte  qui  l'em- 
prisonne un  trou  par  lequel  il  puisse  respirer,  s'embar- 
rasse dans  les  mailles  du  filet  et  ne  tarde  pas  à  se  noyer. 
Au  Groenland  la  pèche  de  ces  amphibies  ne  se  fait  guère  au- 
trement pendant  l'hiver,  et  les  chiens  en  sont  les  auxiliaires 
tout  à  fait  indispensables  :  ils  transportent  rapidement 
d'un  point  à  un  autre  leur  maître  qui  visite  ses  filets  et 
dépose  sur  leurs  traîneaux  le  produit  de  sa  chasse.  La 
glace  nouvelle  est  le  principal  danger  de  ces  expéditions 
toujours  très-hasardeuses,  et  Jensen  anime  souvent  nos 
soirées  du  récit  de  ses  aventures.  Une  fois,  entre  autres,  la 
glace  sur  laquelle  il  se  trouvait  se  détacha  du  rivage  et  se 
mit  à  flotter  vers  la  grande  mer;  il  était  perdu  si  son  ra- 
deau de  cristal  n'eût  touché  la  pointe  d'une  petite  île  sur 
laquelle  il  sauta  lestement,  et  où  il  dut  rester  sans  abri 
et  sans  nourriture  jusqu'à  ce  que  la  gelée  lui  eût  construit 
un  nouveau  pont.  On  ne  saurait  trop  admirer  le  courage 
et  la  témérité  des  chasseurs  groënlandais. 


CHAPITRE  IX.  119 

La  bise  souffle  sans  merci;  cependant,  je  suis  allé  de 
l'autre  côté  du  fîord,  au  village  d'Étah,  à  sept  kilomètres  au 
nord-ouest;  la  hutte  qui  m'était  familière  autrefois,  est 
maintenant  inhabitée  ;  des  vestiges  nombreux  m'ont  montré 
toutefois  qu'elle  n'était  pas  restée  sans  maître  depuis  la 
nuit  de  décembre  1854  :  cette  nuit  que  je  n'oublierai  jamais*. 

Tout  auprès  de  la  cabane,  un  renne  splendide  écartait 
d'un  pied  impatient  la  neige  qui  recouvrait  la  mousse  et 
l'herbe  desséchée  et  prenait  un  repas,  sinon  très- savou- 
reux, du  moins  honnêtement  gagné.  Je  me  trouvais  sous  le 
vent  et  l'approchai  sans  peine  ;  il  était  tout  à  son  affaire,  et 
il  avait  l'air  si  confiant,  il  soupçonnait  si  peu  qu'un  ennemi 
pût  le  chercher  dans  ces  solitudes  paisibles,  que  je  sentis 
le  cœur  me  manquer,  et  je  dus  viser  trois  fois  avant  de 
faire  feu.  En  dépit  de  mes  hésitations,  il  est  maintenant  sus- 
pendu aux  haubans  de  la  goélette,  et  j'espère  en  manger  ma 
bonne  part  sans  trop  de  remords  de  ma  cruauté  d'aujour- 
d'hui. 

20  octobre. 

Depuis  quelques  jours  j'ai  remarqué  une  sourde  rivalité 
entre  mes  deux  chasseurs  groënlandais,  les  plus  utiles, 
Hans  et  Peter.  Ce  dernier,  Esquimau  pur  sang  au  teint  foncé, 
à  la  chevelure  de  jais  coupée  carrément  sur  le  front,  selon 
la  mode  du  pays,  est  un  petit  hortime,  très-honnête,  toujours 
tenu  fort  proprement  et  d'assez  bon  air;  il  joint  une  adresse 
merveilleuse  à  ses  talents  de  chasseur  et  j'ai  là  une  foule 
de  petits  objets,  coupe-papier,  cuillers  à  sel,  etc.,  qu'il 
m'a  sculptés  dans  une  défense  de  morse  avec  beaucoup 

1.  A  la  fin  de  1854  le  D'  Hayes  et  sept  hommes  du  navire  l'Advance,  blo- 
qué dans  le  port  Van  Rasselaer,  après  avoir  tenté  en  vain  d'atteindre  Uper- 
navik  en  canot,  et  succombant  au  retour  sous  le  froid  et  les  privations, 
faillirent  périr  victimes  des  erhbûches  d'une  partie  des  Esquimaux  alors 
établis  à  Etah.  {Kane'sarcHc  explorations,  tome  I,  p.  435-440.)  Voir  la  rela- 
tion particulière  de  cet  épisode,  publiée  par  Hayes  (An  arclic  Boat-Joumey 
in  the  autumn  of  1854,  etc.,  in-18.  Londres,  1860).  (Trad.) 


120  LA  MER  LIBRE. 

d'art  et  de  goût,  sans  autres  instruments  qu'une  vieille 
lime,  un  couteau  et  un  morceau  de  papier  sablé.  Il  s'em- 
presse de  se  rendre  utile  en  toute  occasion,  et  comme  je 
récompense  volontiers  le  zèle  et  le  travail,  il  se  trouve 
aujourd'hui  l'heureux  possesseur  d'un  beau  costume  en 
drap  pilote  et  de  quelques  chemises  de  flanelle  rouge  : 
toutes  choses  que  Hans  ne  peut  lui  pardonner.  Il  m'est 
impossible  de  montrer  la  moindre  bienveillance  à  mes 
autres  Groënlandais,  sans  rendre  Hans  très-malheureux;  il 
n'ose  guère  murmurer  en  ma  présence,  mais  il  devient  bou- 
deur et  ne  veut  plus  chasser,  ou  s'arrange  de  manière  à  ne 
pas  trouver  de  gibier,  Hans  est  la  vivante  incarnation  des 
plus  mauvais  côtés  du  caractère  de  sa  race.  Étrange  peuple 
que  ces  Esquimaux,  et  encore  plus  intéressants  à  étudier 
que  mes  chiens,  tout  en  m'étant  beaucoup  moins  utiles.  Le 
chien  obéit  au  fouet  brandi  par  un  poignet  énergique;  mais 
qui  réussira  jamais  à  conduire  l'animal  humain  qui  répond 
au  nom  d'Esquimau  ?  C'est  un  être  en  quelque  sorte  négatif 
en  toutes  choses,  sauf  en  une  seule  :  sa  très-positive  inconsis- 
tance comme  créature  sociale.  Au  premier  abord,  il  semble- 
rait qu'une  certaine  sociabilité  est  le  fond  des  rapports  mu- 
tuels de  ces  hyperboréens,  mais  suivez-les  de  près  :  ils  ne 
ferment  pas  leur  porte  à  leur  frère  malade,  pauvre  ou  en 
détresse,  mais  jamais  ils  ne  lui  offriront  spontanément 
le  secours  dont  il  a  besoin  ;  ils  n'ont  pas  même  l'air  de  se 
douter  qu'on  puisse  venir  volontairement  à  l'aide  du  pro- 
chain malheureux.  Le  chasseur  qui  a  perdu  son  attelage  ou 
ses  filets,  la  famille  privée  de  son  chef,  le  prodigue  ruiné, 
le  paresseux  même  entre  librement  dans  la  pauvre  hutte 
du  rude  habitant  de  ces  déserts  glacés  ;  il  se  sert  de  tout  ce 
qu'il  y  trouve,  comme  s'il  était  membre  de  la  petite  com- 
munauté; on  ne  le  repoussera  point:  mais  si,  à  quelque 
distance,  un  malheureux  se  débat  dans  les  angoisses  de  la 
faim,  personne  ne  songera  à  lui  porter  le  morceau  de  pho- 
que qui  lui  sauverait  la  vie.  Chacun  ne  compte  que  sur  soi- 


CHAPITRE  IX.  121 

même,  et  n'attend  pas  plus  l'assistance  du  voisin  qu'il  ne 
pense  à  lui  offrir  la  sienne. 

Ce  n'est  pas  par  charité  que  l'Esquimau  ne  refuse  aux  né- 
cessiteux ni  l'abri  ni  la  nourriture;  ce  n'est  pas  par  bonté 
d'âme  que  le  chasseur  ne  repousse  pas  l'homme  fatigué 
qui  s'est  hissé  sur  son  traîneau  pour  arriver  plus  vite  à  la 
hutte  éloignée.  Non,  il  le  laissera  glisser  dans  la  neige, 
voire  même  il  y  aidera  sournoisement  si  l'occasion  s'en 
présente,  et  l'abandonnant  loin  de  tout  secours,  il  con- 
tinuera sa  route  avec  la  plus  grande  insouciance,  sans 
donner  une  pensée  à  son  hôte  de* quelques  heures. 

Lorsqu'il  change  de  séjour,  la  famille  étrangère  qui  a 
cherché  sa  protection  n'est  pas  invitée  à  l'accompagner  :  si 
elle  peut  le  suivre,  tant  mieux  pour  elle  ;  il  ne  la  chassera 
pas  :  l'idiome  du  pays  n'a  pas  même  de  mot  pour  exprimer 
un  tel  acte;  mais  si  ces  pauvres  diables  n'ont  pas  la  force 
de  faire  le  voyage,  il  les  laisse  à  leur  malheureux  sort 
avec  le  même  calme  qu'il  abandonne  le  vieux  chien  usé 
par  la  chasse  et  le  traîneau. 

Parmi  eux,  on  ne  trouve  ni  mendiant,  ni  emprunteur, 
ni  voleur.  Ils  ne  donnent  jamais,  mais  aussi  ils  ne  se  dé- 
pouillent point  entre  eux.  —  A  l'égard  de  l'homme  blanc, 
c'est  tout  autre  chose,  et  ils  ne  se  font  aucun  scrupule  de 
lui  filouter  tout  ce  qu'ils  peuvent  atteindre. 

Impossible  d'imaginer  des  êtres  d'une  sensibilité  plus 
obtuse  que  ces  sauvages;  mes  chiens  montrent  plus  de 
sympathie  les  uns  pour  les  autres  ;  ils  courent  ensemble 
le  même  gibier,  et  s'ils  se  mordent  souvent,  ils  redevien- 
nent amis  aussitôt  que  leurs  dents  ont  vidé  la  querelle.... 
Ces  gens-ci  ne  se  battent  jamais  :  un  rival  les  inquiète,  un 
vieillard  décrépit  leur  est  à  charge ,  une  femme  est  soup- 
çonnée de  sorcellerie,  un  paresseux  n'a  pas  de  chiens  et  vit 
aux  dépens  des  autres....  On  vous  les  harponne  en  secret, 
et  tout  est  dit.  —  Ils  se  défont  même  de  leurs  propres  en  - 
fants  lorsque  ceux-ci  sont  trop  nombreux,  ou  sont  affectés 


122  LA  ^ER  LIBRE. 

de  quelque  infirmité  qui  les  rendrait  incapables  de  se  suf- 
fire, —  mais  ils  n'ont  pas  l'idée  d'en  venir  ouvertement 
aux  mains  avec  leurs  ennemis.  Telles  sont  du  moins  les 
habitudes  des  tribus  qui  n'ont  pas  encore  été  relevées  d'un 
degré  ou  deux  par  l'influence  de  la  civilisation  chrétienne 
et  sur  lesquelles  n'ont  pas  été  greffées  les  coutumes  guer- 
rières des  descendants  des  vieux  rois  de  mer  qui,  du 
neuvième  au  quatorzième  siècle,  vécurent  et  bataillèrent 
dans  le  sud  du  Groenland. 

Avec  de  tels  penchants,  ils  ne  peuvent  voir  d'un  œil  fa- 
vorable le  bonheur  d'autrui  ;  et  les  sentiments  envieux  de 
Hans  contre  Peter,  mon  favori,  s'expliquent  tout  naturelle- 
ment. Du  reste,  quand  je  ne  donnerais  à  celui-ci  que  le 
strict  nécessaire  pour  couvrir  sa  nudité,  quand  j'octroierais 
à  Hans  tout  ce  qu'il  y  a  de  mieux  dans  le  navire,  et  même 
des  choses  parfaitement  inutiles  à  un  Esquimau ,  sa  jalou- 
sie et  son  avidité  ne  seraient  pas  satisfaites  ;  la  bienveil- 
lance que  je  témoigne  à  son  rival  lui  est  surtout  odieuse  ; 
il  y  voit  à  juste  titre  la  promesse  de  nouveaux  dons. 

De  plus,  Hans  a  un  ménage  à  lui,  et  fier  de  posséder  un 
échantillon  de  la  moitié  féminine  de  l'humanité ,  il  peut  se 
croire  beaucoup  au-dessus  de  ses  trois  compagnons.  Il  a 
planté  sa  tente  sous  le  toit  qui  abrite  le  pont ,  et  à  demi 
enseveli  sous  des  peaux  de  rennes  avec  sa  femme  et  son 
rejeton,  il  y  mène  tout  à  fait  la  vie  de  ses  congénères. 
Mme  Hans ,  Merkut  de  son  vrai  nom ,  est  une  petite  bou- 
lotte pas  trop  mal  chiflbnnée  pour  une  Esquimaude  ;  elle 
est,  certainement,  non  pas  la  plus  jolie,  mais  la  moins  laide 
de  toutes  les  femmes  de  race  pure  que  j'ai  pu  voir;  son 
teint  est  même  assez  clair  pour  qu'une  nuance  vermeille 
soit  visible,  sur  ses  joues,  lorsqu'on  réussit  à  lui  faire  en- 
lever avec  de  l'eau  de  savon  l'épaisse  couche  de  suie 
huileuse  qui  les  recouvre  ordinairement;  mais  une  telle 
débauche  de  propreté  ne  se  fait  pas  tous  les  jours,  et  quant 
à  la  soumettre  de  nouveau  à  une  lessive  semblable  à  celle 


CHAPITRE   IX  123 

que  les  matelots  lui  infligèrent  près  du  cap  York,  il  est 
impossible  d'y  songer, 

Pingasick ,  le  joli  mignon ,  âgé  d'environ  dix  mois ,  est 
aussi  présentable  que  n'importe  quel  bambin  dont  le  corps 
n'a  jamais  fait  connaissance  avec  l'eau.  Il  court  aussi  na- 
turellement vers  le  froid  que  les  petits  canetons  vers  la 
mare,  et  tous  les  jours  se  traîne  à  quatre  pattes  hors  de 
la  tente  paternelle  pour  rouler  sur  le  pont  son  petit  corps 
libre  de  tout  vêtement;  sa  mère,  très-indifférente  au  froid 
et  à  ce  que  notre  monde  civilisé  et  nos  phrases  de  conven- 
tion appellent  modestie  féminine,  n'hésite  pas  à  paraître 
dans  un  costume  aussi  primitif;  du  reste,  la  température 
du  navire  descend  rarement  au-dessous  du  point  de  congé- 
lation. 

Mes  deux  autres  Esquimaux,  Marcus  et  Jacob,  logent 
avec  cette  aimable  famille.  C'est  une  paire  de  garnements 
assez  comiques  et  très-différents  de  Hans  et  de  Peter.  Marcus 
ne  veut  pas  travailler  et  Jacob  ne  le  peut  pas,  étant,  comme 
Hamlet,  prince  de  Danemark,  devenu  «  gros  et  court  d'ha- 
leine ».  Leur  titre  de  chasseur  est  une  sinécure.  Nous  avons 
essayé  de  les  utiliser  de  toutes  les  manières  possibles  et 
nous  avons  reconnu,  d'un  commun  accord,  qu'ils  ne  sont 
bons  qu'à  amuser  l'équipage  et  à  dépecer  le  gibier,  et  du 
moins  ils  s'acquittent  fort  bien  de  cette  dernière  besogne, 
y  trouvant  l'occasion  de  festoyer  sans  fin,  ni  trêve  ;  je  n'ai 
jamais  vu  homme  ou  bête  qui  en  cela  pût  rivaliser  avec 
maître  Jacob.  La  quantité  de  chair  qu'il  engloutit  est  vrai- 
ment fabuleuse;  cuite  ou  crue,  tout  y  passe.  —  «Il  se 
mangerait  en  trois  repas  »,  — déclare  le  cuisinier  avec  une 
indignation  qui  frise  l'exagération.  Le  maître  d'hôtel  pense 
le  blesser  beaucoup  en  lui  décochant  une  citation  de  Shake- 
speare: il  l'appelle  un  sauvage  «  à  l'estomac  sans  bornes  ». 
Les  matelots  le  menacent  d'une  prochaine  ressemblance 
avec  les  animaux  dont  il  se  repaît  si  gloutonnement  :  une 
paire  d'andouillers  va  s'élever  sur  son  front;  des  poils  de 


12't  LA  MER  LIBRt:. 

lapin  vont  couvrir  sa  peau  distendue;  des  plumes  d'oi- 
seau pousseront  sur  son  dos;  ses  bras  et  ses  jambes  vont 
s'aplatir  en  forme  de  nageoires;  déjà  ses  dents  s'allongent 
en  défenses  ;  on  aura  un  beau  baril  dhuile  avant  le  prin- 
temps, etc.  Il  écoute  tout  sans  mot  dire,  mais  de  temps  à 
autre  il  lance  à  ses  tourmenteurs  une  œillade  maligne; 
il  se  réserve  probablement  quelque  petite  vengeance. 

En  voilà  assez  sur  mes  sujets  esquimaux.  J'aime  mieux 
parler  du  glacier  auquel  je  suis  allé  faire  une  nouvelle  vi- 
site le  21  octobre.  Je  n'ai  pas  perdu  ma  journée.  Hans  con- 
duisait Sonntag,  et,  comme  à  l'ordinaire,  Jensen  me  servait 
de  cocher;  nous  emmenions  Cari  et  Pierre  pour  nous  aider 
là-haut,  et,  bien  que  chaque  traîneau  portât  trois  per- 
sonnes et  les  instruments  nécessaires  à  nos  travaux  pro- 
jetés, nous  arrivions  en  quarante  minutes  au  pied  du 
Frère  John. 

Un  service  journalier  et  un  léger  retranchement  dans  la 
provende  quotidienne  avaient  fait  merveille  sur  mes  atte- 
lages; presque  aussi  ardents  à  la  course,  ils  étaient  un 
peu  moins  difficiles  à  tenir  en  main. 

Jamais  éleveur  de  chevaux  ne  prit  plus  de  plaisir  à  sur- 
veiller ses  écuries,  que  je  n'en  trouve  à  m'occuper  de  mes 
chenils.  Nos  coursiers,  il  faut  bien  le  dire,  ne  sont  pas 
somptueusement  logés ,  leurs  chenils  ne  consistant  qu'en 
murailles  de  neige  durcie,  élevées  à  côté  du  navire  ;  mais 
ils  n'y  veulent  entrer  que  lorsque  la  température  est  très- 
basse  et  la  bise  encore  plus  incommode  que  d'habitude; 
ils  préfèrent  la  plaine  glacée,  où  ils  dorment  pelotonnés 
ensemble  comme  des  vers  dans  un  fromage,  et  presque  en- 
sevelis sous  la  neige  amoncelée  par  le  vent. 

Ce  sont  de  singuliers  animaux,  vraiment  dignes  d'étude. 
Comme  d'autres  communautés  en  quête  d'un  bon  gouver- 
ment,  ils  se  divisent  en  chefs  et  en  sujets,  en  gouvernants 
et  en  gouvernés.  Ces  derniers  ont  les  droits  qu'ils  peuvent 
happer,"  et  les  gouvernants  leur  en  laissent  prendre  le  moins 


CHAPITRE  IX.  125 

possible,  atin  de  se  garantir  de  toute  rébellion  et  s'assurer 
une  existence  paisible.  Bref  une  communauté  de  chiens  n'a 
pas  d'autre  base  que  les  principes  autoritaires  les  plus  gé- 
néralement reconnus  parmi  les  hommes.  Voyez  plutôt  :  mes 
meutes  subissent  le  contrôle  d'une  grosse  brute  hargneuse, 
armée  de  formidables  dents  et  revêtue  d'un  uniforme  d'un 
rouge  sale  avec  parements  couleur  tabac.  Ousisoak,  c'est 
le  nom  du  monarque,  est  doué  d'une  force  énorme,  et  cha- 
cun de  ses  mouvements  prouve  qu'il  en  a  pleine  con- 
science; en  un  clin  d'œil  il  se  fait  obéir  des  plus  hardis 
de  la  bande,  et  semble  posséder  la  faculté  d'annihiler 
instantanément  toute  conspiration  ,  cabale  ou  mauvais  des- 
sein contre  son  pesant  pouvoir.  Ses  sujets  le  détestent, 
mais  malheur  à  eux  s'ils  essayaient  de  se  révolter!  la 
vengeance  tomberait  sans  fin  ni  trêve  sur  leurs  têtes  cou- 
pables. Seul,  un  énorme  chien,  au  pelage  noir,  au  col- 
lier blanc,  Karsuk,  ainsi  nommé  à  cause  de  sa  couleur, 
ose  parfois  se  mesurer  avec  le  tyran,  mais,  moins  alerte 
et  moins  intelligent ,  il  sort  toujours  vaincu  de  ces  longs 
duels,  et  ses  infortunés  partisans  sont  punis  l'un  après 
l'autre  par  l'impitoyable  habit  rouge.  Sous  les  harnais 
Ousisoak  prend  la  gauche  du  tr^imeau ,  Karsuk  se  place  à 
la  droite. 

11  y  a  un  autre  puissant  animal,  qui  répond  au  nom 
d'Érèbe  et  gouverne  l'attelage  de  Sonntag  comme  Ousisoak 
gouverne  le  mien.  11  ne  craint  pas  Karsuk,  mais  n'a  jamais 
maille  à  partir  avec  mon  chef  de  meute,  sans  grands 
dommages  pour  sa  peau  et  celle  de  ses  compagnons.  Ces 
luttes  se  renouvellent  souvent,  et  Ousisoak  combat  de  toute 
la  force  de  ses  puissantes  mâchoires  pour  se  maintenir  au 
pouvoir;  tout  cela  à  mon  avantage,  car  si,  par  malheur,  il 
était  un  jour  vaincu  par  ses  rivaux,  il  s'exilerait  des  lieux 
témoins  de  sa  honte ,  pour  mourir  bientôt  de  fainéantise  et 
de  douleur.  Et  que  d'anarchie  alors!  Combien  de  san- 
glantes querelles  entre  Érèbe  et  Karsuk  avant  que  l'un  des 


126  LA  MER  LIBRE. 

compétiteurs  soit  contraint  de  reconnaître  la  supériorité  de 
l'autre  ! 

Ousisoak  a,  du  reste,  de  ces  faiblesses  qui  ne  déparent 
pas  la  grandeur;  il  est  sentimental,  et  s'est  choisi  une 
compagne  qui  partage  la  splendeur  de  son  règne,  le  con- 
sole de  ses  chagrins  et  lèche  ses  blessures  quand  il  revient 
tout  sanglant  de  ses  glorieux  tournois.  Arkadik ,  sa  bien- 
aimée,  son  idole,  se  place  toujours  à  ses  côtés;  elle  court 
près  de  lui  dans  l'attelage  et  combat  à  sa  suite  avec  plus 
d'acharnement  que  ses  autres  soldats.  En  retour,  elle  fait  à 
peu  près  tout  ce  qu'elle  veut,  elle  enlève  de  la  bouche  au- 
guste de  son  époux  l'os  qu'il  est  en  train  de  dévorer,  et  il 
le  lui  abandonne  avec  une  grimace  des  plus  comiques;  sou- 
vent, très-aflamé  lui-même,  il  trotte  après  elle,  et  lorsqu'il 
pense  qu'elle  a  suffisamment  pris  sa  part  du  festin,  il  fait 
entendre  un  grognement  sourd  ;  elle  laisse  alors  tomber  le 
morceau  sans  murmure.  Quand  on  leur  jette  leur  pitance  et 
que  le  vieux  monarque  se  trouve  de  méchante  humeur,  il 
pose  sur  le  morceau  de  renne  ses  pattes  antérieures  et  le 
dévore  à  belles  dents,  tout  en  grondant  comme  un  loup  : 
les  autres  chiens  n'osent  approcher  jusqu'à  ce  que  Sa  Ma- 
jesté soit  rassasiée  ;  la  reine  Arkadik  elle-même  ne  se  ha- 
sarderait pas  à  aborder  de  face  son  époux,  mais  elle  se 
glisse  à  côté  de  lui,  faufile  son  museau  entre  ses  pattes  de 
devant  et  prend  ainsi  «  sa  part  de  royauté  ». 

J'aurai  sans  doute  l'occasion  de  revenir  plus  tard  à  mes 
chiens  ;  la  soirée  s'avance,  et  je  dois  dire  quelques  mots  du 
glacier  de  mon  Frère  John. 

La  partie  de  ce  glacier  qui  regarde  la  vallée  forme  un 
mur  légèrement  convexe  d'environ  deux  kilomètres  de  large 
sur  trente-trois  mètres  de  haut.  Comme  les  icebergs,  il 
présente  une  surface  très-irrégulière,  fracturée  en  tous 
sens  et  dégradée  sur  de  longues  lignes  verticales  par  les 
eaux  qui  en  découlent  en  été;  les  mêmes  traces,  mais  beau- 
coup moins  marquées,  se  montraient  horizontalement  en 


CHAPITRE   IX.  129 

certains  endroits  et  paraissaient  se  conformer  à  la  cour- 
bure de  la  vallée  sur  laquelle  repose  le  glacier.  En  arrière 
de  cette  paroi ,  la  pente  est  tout  à  fait  abrupte  sur  une 
centaine  de  pieds,  après  quoi  elle  diminue  rapidement, 
jusqu'à  n'avoir  plus  que  six  degrés  d'inclinaison,  et  va  se 
perdre  au  loin  dans  la  mer  de  glace  qui  couvre  la  terre  du 
côté  de  l'orient. 

L'approche  du  glacier  est  défendue  par  une  sorte  de 
rempart  formé  des  débris  qui  s'en  séparent  de  temps  à 
autre;  quelques-uns  de  ces  blocs  de  cristal  diaphane  ont 
plusieurs  pieds  de  diamètre  ;  pendant  que  nous  les  regar- 
dions, une  lourde  masse,  suivie  d'une  immense  grêle  de 
tous  petits  fragments ,  se  détacha  du  mur  et  vint  tomber 
avec  fracas  sur  le  sol  de  la  vallée.  La  surface  du  glacier 
présente  une  légère  courbe  relevée  vers  les  côtés  ;  là  ses 
parois  ne  sont  pas  adhérentes  à  celles  de  la  montagne  ;  elles 
en  sont  séparées  par  une  gorge  étroite,  ou  profonde  ravine, 
encombrée  en  plusieurs  endroits  par  les  débris  rocheux  qui 
ont  roulé  des  falaises  escarpées  ou  par  les  blocs  de  glace 
tombés  du  Frère  John.  Parfois,  le  glacier  lui-même,  en  s'é- 
tendant,  a  repoussé  des  amas  confus  de  rochers  sur  la  pente 
de  la  colline  opposée. 

Il  n'était  pas  très-facile  de  marcher  dans  cette  gorge  si- 
nueuse; la  croûte  de  neige  à  peine  gelée  s'effondrait  sous 
notre  poids,  et  nos  jambes  se  déchiraient  aux  arêtes  des 
éclats  de  rocher,  ou  aux  glaçons  presque  aussi  aigus  ;  au 
bout  de  trois  kilomètres  et  demi ,  nous  taillâmes  des  mar- 
ches dans  la  glace ,  comme  Sonntag  l'avait  fait  précédem- 
ment, et  nous  réussîmes  à  atteindre  le  sommet  de  la 
paroi. 

Nous  étions  maintenant  sur  le  dos  du  glacier,  mais  nous 
n'avançâmes  vers  le  centre  qu'avec  une  prudente  lenteur, 
redoutant  sans  cesse  qu'une  fissure  s'ouvrît  sous  nos  pas 
et  nous  engloutît  entre  ses  froides  murailles  de  fer.  Nous 
atteignîmes  enfin  une  plaine  de  glace  claire  et  transparente 

9 


130  LA  MER  LIBRE. 

parfaitement  unie  et  un  peu  inclinée.  Notre  course  d'au- 
jourd'hui avait  surtout  pour  but  la  solution  d'un  problème 
des  plus  intéressants  :  le  glacier  raarche-t-il  ?  Nous  le  sau- 
rons dans  quelques  mois. 

Nous  nous  sommes  conformés  à  la  méthode  très-simple 
et  très-facile  employée  en  Suisse  par  le  professeur  Agas- 
siz  •  après  avoir  placé  deux  bâtons  sur  l'axe  du  glacier  et 
soigneusement  mesuré  la  distance  qui  les  séparait,  j'en  ai 
fait  planter  deux  autres,  à  égale  distance  des  premiers  et  du 
bord  du  glacier;  puis,  au  moyen  du  théodolite,  nous  avons 
successivement  relié  par  des  angles  tous  ces  jalons  les  uns 
avec  les  autres  d'abord,  et  ensuite  avec  des  objets  fixes, 
sur  les  flancs  de  la  montagne.  Ces  angles  seront  de  nou- 
veau mesurés  au  printemps ,  et  je  saurai  ainsi  si  le  gla- 
cier se  meut  ou  non,  et  quelle  est  la  vitesse  de  son  mou- 
vement. 

Aujourd'hui ,  comme  du  reste  toutes  les  fois  que  nous 
avons  dû  faire  des  opérations  demandant  beaucoup  de  soin 
et  de  patience,  l'inexorable  bise  qui  nous  assiège  ne  nous  a 
laissé  aucun  repos.  La  température  ne  nous  inquiéterait 
guère,  et  le  thermomètre  a  beau  marquer  quinze  ou  vingt 
degrés  de  congélation,  nous  y  sommes  faits  maintenant; 
mais  le  vent  est  un  sérieux  obstacle ,  surtout  quand  la  na- 
ture de  nos  travaux  nous  force  à  rester  longtemps  immo- 
biles dans  le  même  lieu,  et  le  froid  rend  le  maniement  de 
nos  instruments  doublement  pénible.  Nous  avons  dû  les  re- 
couvrir en  partie  de  peau  de  daim  pour  épargner  à  nos 
doigts  de  douloureuses  brûlures^  nom  très-significatif  qui 
nous  sert  à  désigner  les  moins  graves  des  accidents  pro- 
duits par  la  rigueur  du  froid. 

Je  compte  retourner  demain  au  glacier  et  l'étudier  moins 
sommairement. 

Pendant  mon  absence,  les  chasseurs  se  sont  fort  distin- 
gués :  Barnum  a  tué  six  rennes,  Hans  neuf,  et  Jensen  deux; 
mais  le  grand  événement  du  bord  est  la  fête  de  Mac  Cor- 


CHAPITRE  IX.  131 

mick,  et  nous  étions  attendus  avec  impatience  au  ban(|uet 
somptueux  qui  réunissait  tous  les  officiers. 

J'ai  établi  comme  règle  générale  que  nos  jours  de  nais- 
sance seront  célébrés  avec  toute  la  pompe  que  permettra 
l'état  de  nos  ressources ,  et  à  son  anniversaire  le  héros  de 
la  fête  peut  réclamer  ce  que  j'ai  de  meilleur  dans  mon 
armoire  ou  dans  les  cambuses  du  maître  d'hôtel.  Je  crois 
avoir  donné  là  une  preuve  de  quelque  sagesse;  je  ne  con- 
nais que  trop  le  sombre  nuage  qui  s'avance  lentement  vers 
nous,  et  tous  mes  efforts  ne  suffiront  peut-être  pas  pour 
conserver  la  gaieté  de  l'équipage.  Sous  l'étoile  polaire  aussi 
bien  qu'à  l'équateur,  l'homme  n'est  pas  heureux  s'il  a 
l'estomac  vide,  et  il  faut  qu'il  dîne  à  une  heure  quelconque 
de  la  journée. 

....  Car  n'est-il  pas  un  être  Carnivore, 
Au  miel  des  fleurs,  aux  larmes  de  l'aurore, 
Préférant ,  pour  combler  le  gouffre  abdominal , 
Le  sang  que  boit  et  la  chair  que  dévore 
Le  squale  hideux  ou  le  tigre  royal? 

Aussi  autour  de  moi  ne  dédaigne-t-on  un  quartier  sa- 
voureux de  venaison  et  on  se  répète  avec  une  vraie  satis- 
faction l'ordonnance  de  saint  Paul  au  doux  Timothée  : 
«  Usez  d'un  peu  de  vin  à  cause  de  l'estomac.  » 

Celui  que  nous  voulions  honorer  aujourd'hui  avait  pris 
soin  de  se  fêter  lui-même  ;  de  ses  propres  mains,  il  a  pré- 
paré le  repas  et  s'en  est  acquitté  à  merveille.  Mac  Cormick 
est  un  homme  vraiment  extraordinaire  ;  ses  talents  n'ont 
point  de  bornes.  Très-intelligent,  bien  élevé,  ayant  en  lui 
des  trésors  de  virile  énergie,  il  a  amassé  en  roulant  par  le 
monde  quelques  brins  de  toutes  les  sciences  qui  sont  sous 
le  soleil,  depuis  l'astronomie  jusqu'à  la  cuisine,  depuis 
la  navigation  jusqu'à  l'art  d'exploiter  les  placers.  Philo- 
sophe à  sa  manière,  il  aime  à  prendre  toutes  ses  aises 
une  fois  son  travail  terminé  ;  mais  pendant  les  heures  de 
service  aucune  fatigue,  aucun  danger  ne  l'arrête;  il  possède 


132  LA   MER   LIBRE. 

en  outre  la  faculté  si  éminemment  utile  de  savoir  exécuter 
lui-même  tout  ce  qu'il  commande  aux  autres ,  et  manie 
l'épissoir  aussi  bien  que  le  sextant;  à  l'occasion  il  se  fait 
matelot,  charpentier,  forgeron,  cuisinier,  avec  la  même 
aisance  qu'il  se  montre  homme  du  monde  dans  la  bonne 
société. 

Hier,  j'avais  trouvé  dans  ma  cabine  une  jolie  petite  carte 
d'invitation  :  M.  M'Cormick  présentait  au  commandant  les 
compliments  de  la  table  des  officiers  et  le  priait  de  leur 
accorder  l'honneur  de  sa  présence  le  21  courant  à  six  heures 
du  soir.  Je  n'ai  pas  manqué  à  l'appel  et  je  retourne  dans 
ma  tanière  abasourdi  de  l'habileté  de  l'officier  de  ma- 
nœuvres dans  cet  art  qui  donna  l'immortalité  à  Lucullus  et 
la  célébrité  à  Soyer,  et  très-enchanté  de  voir  officiers  et 
matelots  si  bien  en  train.  La  carte,  illustrée  par  le  crayon 
de  Radcliffe,  était  des  plus  attrayantes  pour  un  homme 
affamé  et  toutes  ses  promesses  ont  été  tenues.  Après  le 
potage  à  la  jardinière,  digne  prologue  du  festin,  venait 
un  saumon  bouilli,  drapé  de  la  plus  blanche  des  serviettes; 
puis  arrivèrent  successivement  le  rôti,  un  cuissot  de  renne 
pesant  trente  livres,  et  flanqué  d'une  brochette  de  canards- 
eiders  accompagnés  de  gelée  de  groseilles  et  de  marmelade 
de  pommes  ;  puis  divers  plats  de  légumes  frais,  un  énorme 
plumpudding  importé  de  Boston  et  à  demi  voilé  par  les 
flammes  bleues  et  onduleuses  d'un  excellent  rhum,  un 
mince-pie,  du  blanc-manger,  des  noix,  des  raisins  secs,  des 
olives,  du  fromage  yankee,  des  gâteaux  de  Boston,  du  café, 
des  cigares,  que  sais-je  encore?  On  avait  retiré  de  dessous 
mon  cadre  du  madère  et  du  xérès  et  une  couple  de  flacons 
de  vin  du  Rhin,  jusque-là  soigneusement  cachés'. 

La  couleur  locale  était  représentée  par  une  mayonnaise  de 
gibier  glacé,  coupé  cru  en  tranch'es  très-minces,  et  tout 
simplement  exposé  ensuite  à  l'air  extérieur;  bien  réussi 
du  reste,  il  paraissait  aussi  croustillant  que  pouvait  le  dé- 
sirer notre  cuisinier,  niais  je  suis  obligé  d'avouer  que  nous 


CHAPITRE    IX.  133 

ne  sûmes  pas  en  apprécier  le  mérite.  —  Au  iias  de  la  carte 
se  lisaient  ces  mots  :  «  Knorr  tiendra  l'archet.  Les  officiers 
chanteront  en  chœur  : 

Nous  ne  rentrerons  pas  avant  l'aube. 

Toutes  les  scies  sont  permises,  excepté  celle  de  «  Joé  Miller» 
qu'il  est  défendu  d'employer  sous  peine  d'avoir  à  nettoyer 
le  trou  à  feu  pour  le  reste  de  la  nuit.  » 

Il  y  a  deux  heures  que  je  suis  retourné  dans  ma  cabine, 
les  laissant  se  livrer  sans  contrainte  aux  amusements  de  la 
soirée.  Ils  s'en  donnent  à  cœur  joie.  L'équipage  tout  en- 
tier se  sent,  comme  autrefois  Tam  o'Shanter, 

Vainqueur  de  tous  les  maux  de  la  vie, 

et  je  veux  espérer  à  sa  gloire  que  ce  n'est  pas  par  la  même 
cause.  Les  matelots  terminent  la  fête  par  une  danse  légère, 
à  laquelle  ils  ont  forcé  Marcus  et  Jacob  de  prendre  part, 
pendant  que  les  officiers,  en  vrais  yankees,  font  des  dis- 
cours. Au  moment  de  m'endormir  j'entends  proposer  un 
toast  a  la  Grande  Ourse!... 


CHAPITRE  X. 


Voyage  au  glacier.  —  Le  premier  campement.  —  Escalade  du  gla- 
cier. —  Description  de  sa  surface.  —  Terrible  tempête.  —  Froid 
excessif.  —  Dangers  de  notre  positioji.  —  Le  clair  de  lune. 


Il  ne  faisait  plus  jour,  même  à  l'heure  de  midi;  cepen- 
dant l'obscurité  ne  nous  enveloppait  pas  encore,  et,  la 
pleine  lune  ajoutant  sa  clarté  à  celle  du  crépuscule  arcti- 
que, je  songeai  à  exécuter  mon  projet  d'une  longue  ex- 
cursion sur  le  glacier.  —  Les  rafales  du  vent  s'étaient  un 
peu  calmées,  et  la  réussite  de  ce  petit  voyage  paraissait 
plus  que  probable. 

Quant  aux  grandes  explorations  vers  le  nord,  impossible 
d'y  penser  déjà.  Si  bien  emprisonnés  que  nous  fussions 
au  fond  de  la  baie  de  Hartstène,  l'eau  n'était  pas  gelée  au 
large,  et  les  vagues  de  la  mer  se  brisaient  encore  sur  le 
cap  Alexandre  et  sur  le  cap  Ohlsen.  Évidemment,  un  vaste 
espace  se  trouvait  libre  à  l'ouverture  du  détroit  et  s'éten- 
dait jusqu'aux  «  eaux  du  Nord  ».  Quand  le  vent  soufflait 
de  ce  côté,  il  fendait  et  brisait  la  glace  jusque  dans  l'inté- 
rieur de  notre  baie,  pour  la  repousser  ensuite  vers  la  mer 
aussitôt  qu'il  portait  vers  l'est. 

Du  reste,  l'eau  serait  prise  partout  que  je  n'oserais  m'a- 


CHAPITRE  X.  135 

venturer  pendant  l'automne  à  courir  la  mer  en  traîneau. 
Dans  ces  parages  où  elle  se  forme  de  bonne  heure,  la 
glace  n'est  jamais  complètement  raffermie  avant  que  la 
longue  nuit  polaire  soit  tout  à  fait  tombée;  alors  les 
voyages  sont  non-seulement  tros-difticiles,  mais  causent 
aussi  des  fatigues  excessives  qui  prédisposent  le  corps  à 
l'invasion  de  cette  terrible  maladie  si  funeste  aux  expédi- 
tions arctiques,  — le  scorbut.  Tous  ceux  qui  m'ont  précédé 
dans  ces  régions  disent  que  la  fin  du  printemps  et  le  com- 
mencement de  l'été  sont  les  seules  époques  où  l'on  puisse 
entreprendre  une  excursion  de  quelque  durée;  si  ma  mé- 
moire ne  me  trompe  pas,  deux  chefs  d'expédition  tout  au 
plus  se  sont  hasardés  à  faire  tenter  l'aventure  en  automne, 
et  ces  essais  furent  aussi  désastreux  qu'inutiles.  Les 
iiommes  souffrirent  encore  plus  de  l'humidité  que  de  l'ex- 
trême froid  :  ils  se  mouillaient  souvent,  et,  découragés, 
exténués,  ils  devinrent  la  proie  du  scorbut  dès  que  les 
ténèbres  de  l'hiver  les  eurent  entourés;  et  toutes  ces  peines, 
tout  ce  travail  furent  en  pure  perte  :  au  printemps  sui- 
vant ,  les  dépôts  qu'ils  avaient  établis  se  trouvèrent  pres- 
que tous  détruits  par  les  ours  ou  impropres  à  servir  de 
nourriture. 

Sur  la  terre  ferme ,  le  cas  est  tout  à  fait  différent  :  on 
ne  court  guère  risque  de  se  mouiller,  et  par  le  froid  le 
plus  vif,  je  n'ai  jamais  éprouvé  de  graves  désagréments  dans 
nos  excursions,  aussi  longtemps  que  j'ai  pu  garantir  ma 
petite  troupe  de  l'humidité.  Il  est  impossible,  du  reste, 
de  s'en  défendre  entièrement,  et  ce  n'est  pas  la  moindre 
des  difficultés  que  rencontre  le  voyageur  dans  ces  loin- 
taines entreprises  ;  même  par  les  plus  basses  températu- 
res, il  ne  peut  éviter  que  ses  habits  et  sa  couche  de  four- 
rures n'en  soient  plus  ou  moins  imprégnés,  la  chaleur  de 
son  corps  faisant  fondre  la  neige  sur  laquelle  il  s'étend 
pour  dormir. 

Tout  le  monde  voulait  être  de  ce  premier  voyage  :  j'a- 


CHAPITRE   X.  139 

divertissante  en  soi ,  peut  avoir  parfois  quelque  côté 
agréable,  mais  notre  installation  fut,  certes,  la  plus 
triste  qu'il  soit  possible  de  voir.  Le  thermomètre  marquait 
—  24<*  C. ,  et  nous  n'avions  d'autre  feu  que  celui  de  la 
lampe  sur  laquelle  mijotait  le  hachis  de  gibier  et  chauf- 
fait le  café  qui  composaient  notre  repas  du  soir.  Personne 
ne  put  dormir.  Notre  tente  était  plantée  sur  le  talus  de  la 
colline,  au-dessus  d'un  amas  de  pierres,  lit  le  plus  doux 
que  nous  eussions  réussi  à  trouver.  Nous  la  démontâmes 
au  clair  de  lune  pour  continuer  notre  route. 

J'ai  déjà  décrit  la  gorge  sauvage  où  il  nous  fallait  péni- 
blement cheminer  avant  d'arriver  à  l'endroit  où  Sonntag 
et  moi  avions  pu  escalader  le  glacier.  Le  traîneau  était 
sans  cesse  arrêté  court  par  les  roches  et  les  blocs  de 
glace,  et  nos  hommes  durent  l'alléger  en  prenant  sur 
leurs  épaules  les  vivres  et  les  divers  objets  qui  en  for- 
maient le  chargement.  Parvenus  enfin  à  notre  escalier  de 
la  veille,  nous  nous  préparâmes  à  en  entreprendre  l'as- 
cension. 

La  petite  vallée  où  nous  nous  trouvions  est  des  plus 
pittoresques;  elle  est  de  forme  iriangulaire  et  un  lac 
en  occupe  le  centre  ;  le  Frère  John  s'élevait  â  notre  gau- 
che ;  à  notre  droite,  un  petit  fleuve  de  glace  sortait  d'une 
gorge  profonde  et  courait  au  lac  après  avoir  contourné 
un  immense  pilier  de  grès  rouge  qui  se  dressait  devant 
nous,  île  de  pierre  au  milieu  d'une  mer  de  glace.  Je  com- 
mençai les  travaux  scientifiques  qui  étaient  le  but  de  notre 
eicursion  par  l'étude  du  lac  lui-même.  A  la  fin  de  la  sai 
son  du  dégel  il  était  rempli  jusqu'aux  bords  et,  dès  les  pre- 
miers froids,  une  épaisse  couche  de  glace  le  recouvrit  en 
entier;  puis  l'eau  s'écoula  peu  à  peu,  laissant  cette  pe- 
sante voûte  sans  autre  appui  que  les  rochers  qui  lui  ser- 
vaient d'arcs-boutants  ;  aussi  elle  s'affaissait  sous  son  pro- 
pre poids,  et  telle  était  la  pression  exercée  par  cette  table 
immense  de  son  centre  à  ses  bords,  que  par  une  tempéra- 


CHAPITRE  X.  139 

divertissante  en  soi ,  peut  avoir  parfois  quelque  côté 
agréable,  mais  notre  installation  fut,  certes,  la  plus 
triste  qu'il  soit  possible  de  voir.  Le  thermomètre  marquait 
—  24®  C. ,  et  nous  n'avions  d'autre  feu  que  celui  de  la 
lampe  sur  laquelle  mijotait  le  hachis  de  gibier  et  chauf- 
fait le  café  qui  composaient  notre  repas  du  soir.  Personne 
ne  put  dormir.  Notre  tente  était  plantée  sur  le  talus  de  la 
colline,  au-dessus  d'un  amas  de  pierres,  lit  le  plus  doux 
que  nous  eussions  réussi  à  trouver.  Nous  la  démontâmes 
au  clair  de  lune  pour  continuer  notre  route. 

J'ai  déjà  décrit  la  gorge  sauvage  où  il  nous  fallait  péni- 
blement cheminer  avant  d'arriver  à  l'endroit  où  Sonntag 
et  moi  avions  pu  escalader  le  glacier.  Le  traîneau  était 
sans  cesse  arrêté  court  par  les  roches  et  les  blocs  de 
glace,  et  nos  hommes  durent  l'alléger  en  prenant  sur 
leurs  épaules  les  vivres  et  les  divers  objets  qui  en  for- 
maient le  chargement.  Parvenus  enfin  à  notre  escalier  de 
la  veille,  nous  nous  préparâmes  à  en  entreprendre  l'as- 
cension. 

La  petite  vallée  où  nous  nous  trouvions  est  des  plus 
pittoresques;  elle  est  de  forme  triangulaire  et  un  lac 
en  occupe  le  centre  ;  le  Frère  John  s'élevait  à  notre  gau- 
che ;  â  notre  droite,  un  petit  fleuve  de  glace  sortait  d'une 
gorge  profonde  et  courait  au  lac  après  avoir  contourné 
un  immense  pilier  de  grès  rouge  qui  se  dressait  devant 
nous,  île  de  pierre  au  milieu  d'une  mer  de  glace.  Je  com- 
mençai les  travaux  scientifiques  qui  étaient  le  but  de  notre 
eycursion  par  l'étude  du  lac  lui-même.  A  la  fin  de  la  sai 
son  du  dégel  il  était  rempli  jusqu'aux  bords  et,  dès  les  pre- 
miers froids,  une  épaisse  couche  de  glace  le  recouvrit  en 
entier;  puis  l'eau  s'écoula  peu  â  peu,  laissant  cette  pe- 
sante voûte  sans  autre  appui  que  les  rochers  qui  lui  ser- 
vaient d'arcs-boutants  ;  aussi  elle  s'affaissait  sous  son  pro- 
pre poids,  et  telle  était  la  pression  exercée  par  cette  table 
immense  de  son  centre  à  ses  bords,  que  par  une  tempéra- 


140  LA  MER  LIBRE. 

tiire  de  plusieurs  degrés  au-dessous  de  zéro,  cette  glace  de 
six  pouces  d'épaisseur  avait  été  complètement  ployée  comme 
le  versoir  d'une  charrue. 

Notre  première  tentative  d'escalade  fut  arrêtée  par  un 
accident  qui  pouvait  être  des  plus  sérieux  :  l'éclaireur  de  la 
caravane  perdit  pied  sur  une  des  étroites  marches  taillées 
dans  la  paroi,  et  glissant  sur  la  pente  escarpée,  précipita 
à  droite  et  à  gauche  ceux  qui  le  suivaient  et  roula  avec 
eux  dans  la  vallée;  par  bonheur,  ils  échappèrent  aux  rocs 
aigus  qui  jjerraient  la  neige  aux  pieds  du  Frère  John. 

Nous  fûmes  plus  heureux  une  seconde  fois,  et  après 
avoir  hissé  le  traîneau  au  moyen  d'une  corde,  nous  pour- 
suivîmes notre  route  avec  assez  peu  d'entrain,  fatigués  que 
nous  étions  des  rudes  labeurs  qui  nous  avaient  pris  une 
bonne  partie  de  la  journée  ;  la  glace  était  raboteuse,  fen- 
dillée et  à  peine  recouverte  d'un  mince  tapis  de  neige.  Ma 
jîetite  troupe  tirait  péniblement  son  traîneau  et  je  mar- 
chais en  avant  pour  lui  tracer  le  chemin,  lorsque  le  sol  se 
déroba  sous  mes  pieds  et  je  me  sentis  brusquement  lancé 
dans  le  vide  ;  mais  le  bâton  que  je  portais  sur  l'épaule  en 
prévision  de  l'aventure  fît  son  devoir  à  point  nommé  et 
me  soutint  au-dessus  de  la  crevasse  jusqu'à  ce  que  je 
fusse  parvenu  à  grimper  sur  l'une  des  arêtes.  Comme  mon 
ami  Sonntag,  j'avais  couru  grand  risque  d'aller  étudier  de 
très-près  un  intéressant  problème,  mais  je  ne  fus  pas  du 
tout  fâché  d'attendre  encore  quelque  temps  avant  de  sa- 
voir au  juste  si  les  fissures  du  glacier  en  traversent  toute 
l'épaisseur. 

L'aspérité  des  bords  de  l'immense  glacier  vient  sans 
doute  de  la  forme  tourmentée  du  terrain  sur  lequel  ils 
s'appuient  :  à  mesure  que  nous  approchions  du  centre ,  la 
glace  devenait  plus  unie,  moins  fendillée,  et  nous  pûmes 
faire  neuf  kilomètres  avec  une  sécurité  relative;  la  tente 
fut  dressée,  et  après  un  bon  souper  de  hachis  de  renne, 
de  pain  et  de  café ,  nous  nous  endormions  profondément, 


CHAPITRE  X.  141 

beaucoup  trop  exténués  pour  nous  préoccuper  de  la  tem- 
pérature ;  elle  était  de  plusieurs  degrés  au-dessous  de 
celle  de  la  nuit  précédente. 

Notre  étape  du  jour  suivant  fut  de  quarante-huit  kilo- 
mètres; l'inclinaison  du  glacier,  qui  jusque-là  avait  été  de 
six  degrés  environ,  diminua  progressivement  jusqu'à  deux. 
X  l'àpre  surface  de  la  glace  dure  et  vitreuse  succéda  une 
nappe  de  neige ,  épaisse  de  plus  d'un  mètre  et  tellement 
compacte,  qu'à  cette  profondeur  la  pioche  ne  l'entamait 
qu'avec  peine.  Avec  difficulté  aussi  on  cheminait  sur  cette 
couche ,  superficiellement  recouverte  d'une  croûte  légère 
([ue  le  poids  du  corps  brisait  à  chaque  pas. 

Le  lendemain,  nous  reprîmes  notre  route  dans  les 
mêmes  conditions  de  sol  et  de  niveau  absolu.  Au  bout  de 
quarante-deux  kilomètres,  mes  hommes  s'arrêtaient,  ha- 
rassés de  fatigue  :  le  terrible  vent  d'est  nous  fouettait  le 
visage  et  par  —  35"  1/2  C.  au-dessous  de  zéro  nous  dûmes 
chercher  un  refuge  sous  notre  tente  ;  il  me  fallait  renon- 
cer à  continuer  mon  voyage  ;  du  reste  j'en  avais  atteint  le 
but  principal ,  et  dans  aucun  cas  je  n'eusse  osé  m'aven- 
turer  beaucoup  plus  loin  à  cette  dapgereuse  époque  de 
l'année. 

Mes  compagnons  n'étaient  pas  suffisamment  aguerris  à 
ces  affreuses  températures;  la  gelée  les  avait  tous  plus  ou 
moins  saisis,  et  deux  hommes  surtout  m'inquiétaient  vive- 
ment :  leur  visîige  était  enflé  et  fort  douloureux  ;  ils  avaient 
les  pieds  glacés ,  et  un  jour  de  retard  les  exposait  à  une 
mort  certaine.  Le  thermomètre  marquait  —  36**  C,  tan- 
dis que,  chose  à  noter,  au  Port  Foulke,  il  se  maintenait  à 
une  douzaine  de  degrés  plus  haut. 

Mes  pauvres  camarades  ne  pouvaient  dormir  et  la  souf- 
france leur  arrachait  des  plaintes  continuelles  ;  l'un  sem- 
blait même  sur  le  point  de  s'abandonner  entièrement  et 
pour  le  soustraire  à  la  fatale  léthargie  qui  commençait  à 
le  gagner ,  je  dus  le  pousser  hors  de  la  tente  et  le  con- 


142  LA  MEK  LIBRE. 

traindre  à  marcher  vigoureusement,  en  dépit  de  la  tour- 
mente. 

Les  rafales  se  succédaient  toujours  plus  furieuses  ;  l'in- 
tensité du  froid  allait  s'aggravant,  et  cependant  il  nous 
fallait  rentrer  dans  la  tempête  sous  peine  d'être  infailli- 
blement gelés.  Aucun  abri  ne  s'offrait  à  nous  sur  la  vaste 
plaine  glacée  :  la  moindre  hésitation  pouvait  non-seule- 
ment être  immédiatement  fatale  à  deux  de  mes  compa- 
gnons au  moins,  mais  pouvait  mettre  fin  à  l'expédition  par 
la  mort  de  nous  tous  sans  exception. 

Nous  eûmes  beaucoup  de  mal  à  enlever  la  tente  et  à  la 
placer  sur  le  traîneau  ;  la  bise  soufflait  avec  rage  et  nous 
empêchait  de  la  rouler  de  nos  mains  douloureusement 
roidies  ;  à  peine  si,  chacun  à  son  tour,  mes  hommes  pou- 
vaient manier  quelques  secondes  cette  toile  aussi  dure 
qu'une  planche  ;  ils  souffraient  horriblement,  et  leurs 
doigts,  sans  cesse  gelés,  devaient  être  activement  frottés, 
piles  plutôt,  pour  que  l'étincelle  de  vie,  toujours  sur  le 
point  de  s'éteindre,  ne  s'évanouît  pas  sans  retour.  Je  ne 
m'arrêtai  point  à  examiner  si  l'arrimage  était  fait  suivant 
les  règles  de  l'art. 

Nous  étions  en  effet  campés  dans  une  position  aussi 
sublime  que  dangereuse.  A  cinq  mille  pieds  au-dessus  du 
niveau  de  la  mer ,  à  cent  vingt  kilomètres  de  la  côte , 
nous  nous  trouvions  au  milieu  d'un  vaste  Sahara  de  glace 
dont  l'œil  ne  pouvait  mesurer  l'étendue.  La  zone  de  hautes 
terres  qui  le  sépare  de  l'Océan  avait  disparu  sous  l'horizon; 
pas  une  colline,  pas  un  rocher,  pas  un  pli  de  terrain, 
rien  n'était  en  vue,  hors  notre  faible  tente,  ployant  sous 
l'ouragan. 

La  lune  descendait  lentement  dans  le  ciel ,  et  son 
orbe,  parfois  voilé  de  fantastiques  nuages,  nous  jetait 
ses  indécises  lueurs  à  travers  les  tourbillons  de  neige 
que  le  vent  roulait  avec  colère  dans  l'espace  sans  bornes 
et  qui  passaient  sur  nous  dans  leur  course  effrénée ,  plus 


CHAPITRE  X.  143 

doux  à  l'œil  que  le  duvet,  mais  aussi  terribles  à  nos  pau- 
vres corps  qu'une  grêle  de  flèches  aiguës. 

Une  fuite  précipitée  était  notre  seule  chance  de  salut. 
Aussi,  comme  le  vaisseau  qui  s'abandonne  à  l'ouragan 
après  lui  avoir  vaillamment  résisté,  nous  tournâmes  le 
dos  à  la  tempête,  et  poussés  par  son  souffle  puissant,  nous 
redescendîmes  en  toute  hâte  la  pente  du  glacier. 

Nous  avions  franchi  plus  de  soixante  kilomètres  et  des- 
cendu d'environ  mille  mèires  avant  que  je  me  hasardasse 
à  permettre  une  halte  ;  la  température  était  remontée  de 
dix  ou  douze  degrés;  la  tempête  s'apaisait  un  peu;  nous 
avions  bien  gagné  quelques  heures  de  repos.  Mais  il  faisait 
encore  bien  froid  sous  la  tente  !  Le  vent  l'ébranlait  sans 
relâche,  et  nous  avions  quelque  peine  à  l'empêcher  de 
s'envoler  au  loin. 

Le  lendemain  soir,  nous  rentrions  au  Port  Foulke,  à  peu 
près  sains  et  saufs,  mais  très-fatigués.  La  lune  nous  avait 
éclairé  pendant  cette  dernière  partie  de  notre  voyage  ;  à  la 
base  du  glacier  l'air  était  parfaitement  calme ,  et  dans  la 
gorge  et  dans  la  vallée,  sur  le  lac  Alida,  et  sur  le  fiord, 
nous  avancions  au  milieu  de  scènes  vraiment  féeriques. 
Les  nuées  chargées  de  neige  passaient  comme  des  fantômes 
à  travers  la  nuit  et  cachaient  et  montraient  tour  à  tour  les 
crêtes  des  blanches  collines  ;  ces  ombres  nous  disaient  que 
l'ouragan  hurlait  encore  là-haut,  mais  dans  notre  humble 
vallée  tout  était  aussi  paisible  que  dans  une  caverne  vai- 
nement assiégée  par  la  tempête  ;  pas  un  nuage  ne  voilait 
l'arche  immense  des  cieux.  Les  douces  étoiles,  revêtues  de 
la  majesté  de  la  nuit,  se  miraient  sur  la  surface  unie  du 
petit  lac  ;  le  glacier  reflétait  les  pâles  rayons  de  la  lune, 
et  les  noires  falaises  versaient  leurs  grandes  ombres  sur  la 
mer  de  lumière  qui  inondait  la  vallée.  Les  caps  aux  cimes 
déchirées  se  découpaient  sur  le  fond  éblouissant  du  tlord 
parsemé  d'îles;  la  glace  qui  emprisonnait  ses  vagues  s'é- 
tendait à  travers  la  baie  jusqu'aux  limites  visuelles  de 


144 


LA  MER  LIBRE. 


l'Océan  lointain.  A  l'horizon  se  prolilaient  vaguement  les 
hautes  montagnes  blanches  de  la  côte  occidentale  du  dé- 
troit et  sur  la  mer  flottait  une  lourde  nuée  de  vapeurs  ; 
poussée  lentement  par  la  bise,  elle  laissait  voir  peu  à 
peu  là  forme  spectrale  d'un  iceberg  émergeant  du  fond 
d'un  noir  abîme;  une  faible  aurore  boréale  frangeait  le 
sombre  manteau  des  vagues,  et,  derrière  cette  masse  de 
ténèbres  impénétrables,  dardait  parmi  les  constellations 
de  soudains  jets  de  lumière,  semblables  à  des  flèches  de 
feu  lancées  par  les  créatures  d'un  autre  monde. 


CHAPITRE  XI. 


Résultats  importants  de  notre  excursion.  —  Système  de  glaciers  du 
Groenland.  —  Les  glaciers  des  Alpes.  —  La  marche  des  glaces. 
—  Esquisse  delà  mer  de  glace  du  Groenland. 


Le  voyage  raconté  dans  le  chapitre  précédent  ajouta 
beaucoup  aux  observations  que  j'avais  recueillies  autre- 
fois; il  me  donna  une  idée  beaucoup  plus  nette  du  système 
glaciaire  du  Groenland.  C'est  la  première  tentative  réussie 
qui  ait  eu  pour  but  l'intérieur  de  cette  mer  de  glace.. 

En  1853,  pendant  notre  séjour  au  Port  Rensselaer, 
j'avais  atteint,  avec  M.  Wilson,  le  bord  de  cette  mer  à 
l'endroit  où  elle  repose  derrière  h  chaîne  de  collines  éle- 
vées qui  courent  parallèlement  à  l'axe  de  la  presqu'île, 
mais  je  n'étais  pas  monté  sur  son  plateau  et  son  immen- 
sité ne  m'avait  pas  impressionné  comme  elle  le  fait  main- 
tenant. Même  après  avoir  entendu  M.  lionsall  décrire  le 
grand  glacier  de  Humboldt,  même  après  avoir  vu  les  énor- 
mes quantités  de  glaces  qui  sont  rejetées  des  régions  mé- 
ridionales, je  ne  comprenais  pas  combien  sont  immenses 
les  amoncellements  qui  couvrent  les  vallées  du  Groenland^, 
et  s'appuient  sur  les  flancs  de  ses  montagnes. 

Le  Groenland  est  en  ell'et  un  vaste  réservoir  d'eau  con- 

l'j 


146  LA  MER  LIBRE. 

gelée.  Sur  les  pentes  de  ses  escarpements,  le  tlocon  de 
neige  molle  est  devenu  un  dur  glaçon;  il  s'accroît  d'année 
en  année  et  de  siècle  en  siècle  ;  un  large  manteau  de  va- 
peur congelée  a  fini  par  couvrir  complètement  la  terre, 
et  de  ses  vastes  plis  s'écoulent  vers  la  mer  des  milliers 
de  fleuves  de  cristal. 

Les  progrès  de  ce  glacier  dont  la  naissance  remonte  à 
l'époque  lointaine  où  le  Groenland,  baigné  de  soleil,  se 
revêtait  d'une  végétation  vigoureuse,  est  une  étude  des 
plus  intéressantes  pour  le  géographe.  L'explication  de  ce 
phénomène  est  de  beaucoup  simplifiée  par  les  travaux  ac- 
complis dans  les  Alpes,  lieux  bien  plus  accessibles  aux 
savants  que  les  solitudes  groënlandaises,  et  qui,  tout  aussi 
bien  qu'elles,  révèlent  les  lois  de  la  formation  et  de  la 
marche  des  glaciers. 

Il  n'entre  pas  dans  le  plan  de  ce  livre  de  discuter  les 
diverses  théories  qu'on  a  émises  sur  ce  grand  phénomène 
et  qui,  ainsi  que  les  Alpes  européennes  pourraient  en  té- 
moigner, ont  fait  jaillir  une  source  abondante  de  conclu- 
sions opposées.  Néanmoins,  il  ne  m'a  pas  été  difficile  d'ob- 
server sur  le  grand  et  vieux  lit  des  glaces  du  Groenland 
les  traits  physiques  qui  ont  attiré  l'attention  d'Agassiz ,  de 
Forbes,  de  Tyndall  et  d'autres  explorateurs  moins  illus- 
tres des  glaciers  alpins,  et  je  m'estime  heureux  d'avoir  pu 
confirmer  les  déductions  de  la  science  par  des  études  faites 
sur  les  lieux.  Ce  sujet  m'intéressait  fortement  depuis  lon- 
gues années,  et  je  n'étais  pas  fâché  de  pouvoir  établir  une 
comparaison  entre  la  glace  des  Alpes  et  celle  du  Groen- 
land. Dans  l'immense  dépôt  sur  lequel  je  marchais,  il  ne 
m'était  pas  difficile  de  voir  où  Scheuchzer  a  puisé  sa  théo- 
rie de  la  dilatation^  de  Saussure  celle  du  glissement,  et  les 
derniers  observateurs,  héritiers  bénéficiaires  des  travaux 
et  des  recherches  de  leurs  devanciers,  les  termes  de  nwu- 
ronent  vitreiix,  visqueux  et  di/férenliel. 

On  se  fait  généralement  des  glaces  groënlandaises  une 


CHAPITRE  XI.  147 

idée  très-erronée.  Je  ne  me  livrerai  pus  ici  à  des  discus  - 
sions  approfondies  sur  leur  formation  et  leur  marche  ;  je 
ne  veux  que  constater  les  faits  et  établir  les  comparaisons 
indispensables  entre  les  glaciers  du  Groenland  et  ceux  des 
autres  parties  du  monde.  J'espère  que  ces  quelques  pages 
où  j'ai  résumé  une  revue  générale  de  la  question  ne  pa- 
raîtront pas  dépourvues  de  tout  intérêt  à  ceux  qui  les 
liront.  Plus  tard,  au  fur  et  à  mesure  que  mes  observa- 
tions personnelles  me  ramèneront  à  ce  sujet,  je  pourrai 
ajouter  à  cette  esquisse  rapide  quelques  nouveaux  détails. 

Pour  plus  de  clarté,  je  prendrai  mes  exemples  dans  ces 
régions  alpines  où  depuis  si  longtemps  de  savants  explo- 
rateurs ont  poursuivi  leurs  recherches.  Un  des  principaux 
est,  sans  nul  doute,  M.  le  chanoine  Rendu,  évêque  d'Anne- 
cy. Ce  digne  et  excellent  homme,  décédé,  je  crois,  vers 
1860,  fut  un  zélateur  aussi  sincère  de  la  science  que  de 
la  religion  ;  une  vie  entière  passée  au  milieu  des  roches  et 
des  glaciers  des  Alpes  l'avait  familiarisé  avec  tous  les  ac- 
cidents de  la  nature  dans  cette  sublime  région  du  merveil- 
leux, et  c'est  avec  justice  que  le  professeur  ïyndall  a  pu 
dire  de  lui  :  «  Il  possédait  un  savoir  étendu,  un  raisonne- 
ment exact  et  serré  et  une  puissance  d'observation  portée 
à  un  degré  extraordinaire.  »  De  bonne  heure  il  consacra  ses 
puissantes  facultés  intellectuelles ,  l'énergie  de  son  corps , 
son  profond  amour  de  la  vérité  à  l'élucidation  des  phéno- 
mènes naturels  avec  lesquels  il  était  sans  cesse  en  contact. 
.\près  plusieurs  années  de  travaux  consciencieux,  il  donna 
au  monde  le  résultat  de  ses  investigations  systématiques 
dans  un  essai  publié  dans  les  mémoires  de  l'Académie 
royale  de  Chambéry  et  intitulé  :  «  Théorie  des  glaciers  de 
la  Savoie.  »  Les  précieux  renseignements  que  j'y  trouve 
me  serviront  à  démontrer  comment  la  terre  arcticiue  se 
couvre  de  ses  glaces ,  et  comment  elle  se  délivre  de  leurs 
masses  surabondantes. 

Rendu  étudie  d'abord  l'accumulation  des  neiges  des  Al- 


I4S        .  LA  MER  LIBRE. 

])es.   Celles  qui  tombent  sur  les  montagnes  se  changent 
partie  en  glace,  partie  en  eau  qui  s'écoule  dans  les  rivières. 
Il  estime  que  la  glace  ainsi  formée  équivaut  à  une  couche 
annuelle  de  cinquante-huit  pouces  d'épaisseur,  ce  qui  élè- 
verait le  Mont-Blanc  de  quatre  cents  pieds  par  siècle,  et  de 
quatre  mille  en  mille  ans. 
•  Il  est  évident,  ajoute-t-il,  qu'il  n'en  est  pas  ainsi.  » 
La  glace  doit  donc  être  enlevée  par  des  causes  naturelles, 
et  l'observation  a  démontré  que  le  savant  prêtre  ne  se 
trompait  pas.  Rendu  s'occupe  ensuite  de  découvrir  com- 
ment la  nature  accomplit  cette  œuvre,  et  il  arrive  à  la 
conclusion  fort  rationnelle  que  le  glacier  et  le  fleuve  sont 
deux  phénomènes  identiques,  et  que  la  ressemblance  entre 
eux  est  si  parfaite  qu'il  serait  difficile  de  trouver  une  con- 
dition de  l'un  qui  ne  s'applique  pas  à  l'autre  ;    le  fleuve 
porte  à  l'Océan  les  eaux  tombées  sur  les  hauteurs,  le  gla- 
cier y  pousse  le  produit  congelé  des  neiges  amassées  à  de 
l)lus  hauts  niveaux. 
Et  le  savant  observateur  conclut  en  ces  termes  : 
«  La  volonté  conservatrice  du  Créateur  a  établi  pour  la 
permanence  de  son  œuvre  la  grande  loi   de  circulation 
qui,  examinée  de  près,  se  retrouve  partout  dans  la  na- 
ture. » 

En  effet,  nous  voyons  l'éyaporation  faire  circuler  l'eau 
dans  les  couches  de  l'atmosphère.  Du  haut  des  airs  elle  re- 
descend sur  la  terre  en  rosée,  en  pluie  et  en  neige,  et  du 
sol  qui  l'a  reçue  elle  retourne  à  l'Océan  par  les  fleuves  qui 
ont  recueilli  les  petits  ruisseaux  des  collines  et  des  vallées. 
Cette  loi  de  la  circulation  règne,  toujours  invariable,  sur 
les  sommets  glacés  des  Alpes,  sur  l'Himalaya  gigantesque, 
sur  les  Andes,  sur  les  montagnes  de  la  Norvège  et  du 
Groenland  comme  dans  les  régions  plus  basses  et  plus  chau- 
des, dont  les  rivières  i)ortent  les  eaux  vers  la  mer.  Le  gla- 
cier n'est  autre  chose  qu'un  lleuve  mouvant  d'eau  congelée, 
cl  le  système  lluvial  des  zones  lorrides  et  tempérées  est 


CHAPITRE  XL  140 

identique  au  système  glaciaire  des  espaces  arctiques  et  an- 
tarctiques. 

Nous  l'avons  dit  :  une  partie  de  la  neige  qui  tombe  sur 
les  montagnes  se  transforme  en  glace,  et  cette  glace  n'est 
pas  immobile,  comme  on  pourrait  le  croire  au  premier 
abord.  Bien  que  les  savants  ne  s'accordent  pas  encore  sur 
les  causes  de  ce  mouvement,  celui-ci  n'en  est  pas  moins 
réel.  Rendu  remarque  avec  raison  : 

«  Qu'une  multitude  de  faits  paraissent  démontrer  que  la 
substance  même  du  glacier  jouit  d'une  sorte  de  ductilité 
qui  lui  permet  de  se  mouler  sur  la  forme  des  lieux  qu'elle 
occupe,  de  s'amincir,  de  s'enfler  ou  de  se  rétrécir  comme 
une  pâte  molle.  » 

Ce  qui  est  vrai  dans  les  gorges  des  Alpes  l'est  aussi  dans 
les  vallées  du  Groenland.  Un  immense  flot  congelé  se  dé- 
verse à  l'est  et  à  l'ouest  par  les  pentes  du  plateau  central, 
et  ce  que  la  glace  peut  gagner  en  hauteur  par  les  dépôts 
d'une  saison ,  est  perdu  dans  la  descente  continue  de  cette 
masse  mobile. 

Aucun  obstacle,  aucun  pli  du  sol  n'en  arrêtent  le  mou- 
vement; elle  se  moule  sur  les  colîines,  passe  à  travers 
leurs  gorges  ou  franchit  leurs  sommets.  Le  torrent  glacé 
comble  les  vallées  et  les  met  de  niveau  avec  les  plus  hautes 
crêtes;  il  ne  s'arrête  pas  devant  le  précipice  :  cataracte 
gigantesque,  il  bondit  dans  le  vide  béant  pour  atteindre, 
n'importe  à  quel  niveau,  le  sol  inférieur.  L'hiver,  l'été  sont 
pour  lui  une  même  chose;  il  s'avance  toujours,  il  s'épanche 
par  toutes  les  anfractuosités  du  littoral  et  se  déverse  dans 
chaque  ravin  et  dans  chaque  vallée ,  rongeant  ou  écrasant 
les  rocs  jusqu'à  ce  qu'il  arrive  à  la  mer.  Mais  l'Océan 
même  ne  suspend  pas  sa  course  :  il  repousse  les  eaux  et 
se  faisant  à  lui-même  sa  ligne  de  côtes,  il  se  plie  aux 
inégalités  du  fond  comme  auparavant  à  celles  de  la  terre 
ferme,  emplissant  les  liords  et  les  larges  baies,  s'étendant 
avec  la  mer,  se  rétrécissant  avec  elle,  recouvrant  les  îles 


150  LA  MER  LIBRE. 

dans  sa  marche  lente  et  continue;  il  ne  s'arrête  enfin  qu'à 
plusieurs  milles  du  rivage  primitif. 

Là,  il  touche  enfin  à  la  limite  fixée  à  sa  marche  enva- 
hissante. 

Quand,  dans  les  siècles  passés,  après  avoir  descendu  les 
pentes  terrestres,  le  glacier  atteignit  la  côte,  son  sommet 
dominait  de  plusieurs  centaines  de  pieds  le  golfe  qu'il  de- 
vait comhler;  lentement,  il  s'est  enfoncé  sous  la  ligne  des 
eaux  et  continuant  à  glisser,  il  a  fini  par  s'atténuer,  par 
disparaître ,  presque  tout  en  entier  submergé. 

Mais,  dans  un  précédent  chapitre,  nous  avons  vu  qu'un 
bloc  de  glace  d'eau  douce  flottant  dans  l'eau  salée  s'élève 
d'un  huitième  au-dessus  de  la  surface  de  la  mer.  Tout  écolier 
sait  que  l'eau  se  dilate  en  se  congelant,  et  que  dans  sa 
nouvelle  forme  elle  occupe  un  dixième  d'espace  en  plus 
que  dans  son  état  fluide;  en  conséquence,  la  glace  d'eau 
douce  émerge  d'un  dixième  de  son  volume  lorsqu'elle  flotte 
dans  l'eau  douce,  mais  dans  l'eau  salée,  dont  la  densité  est 
de  beaucoup  supérieure,  la  proportion  de  la  partie  flottante 
à  la  partie  immergée  n'est  plus  de  un  à  neuf  comme  pré- 
cédemment, mais  bien  de  un  à  sept. 

Il  est  donc  évident  qu'à  mesure  que  !«  glacier  s'avance 
dans  l'Océan,  l'équilibre  naturel  de  la  glace  doit  se  rompre 
peu  à  peu  ;  la  partie  avancée  de  la  masse  cristallisée  s'en- 
fonce beaucoup  plus  que  si  elle  eût  été  libre  de  flotter  sui- 
vant les  propriétés  acquises  par  la  congélation.  Aussitôt 
que  plus  des  sept  huitièmes  sont  descendus  sous  la  surface 
de  la  mer,  la  glace,  comme  une  pomme  retenue  par  la 
main  dans  un  seau  d'eau,  tend  à  remonter  jusqu'à  ce 
qu'elle  ait  pris  son  équilibre  naturel. 

Qu'on  veuille  bien  se  le  rappeler ,  le  glacier  est  un  im- 
mense courant  congelé.  Bien  que  son  extrémité  antérieure, 
captive  sous  les  eaux,  tende  à  s'élever,  elle  est  longtemps 
retenue  par  son  adhérence  à  la  masse  à  laquelle  elle  appar- 
tient et  demeure  immergée  Jusqu'à  ce  que  la  force  d'équi- 


CHAPITRE  XI.  151 

libre,  auirmentant  toujours,  la  fasse  éclater  en  fragments 
(|ui  remontent  aussitôt  à  leur  niveau  naturel;  ces  frag- 
ments peuvent  être  des  cubes  solides  dun  kilomètre  de 
côté  ou  même  davantage.  La  disruption  ne  s'accomplit  jias 
sans  un  grand  tumulte  des  vagues,  et  un  fracas  qu'on  en- 
tend au  loin.  Puis  la  masse  dégagée  des  liens  maternels 
flotte  en  liberté  sur  les  eaux;  les  oscillations  que  lui  avait 
imprimées  cette  soudaine  rupture  finissent  par  se  calmer, 
et  le  bloc  de  cristal,  s'abandonnant  au  courant,  dérive 
avec  lenteur  vers  la  haute  mer.  C'est  une  montagne  de 
glace',  un  iceberg  maintenant  :  le  glacier  a  accompli  le  rôle 
que  lui  assigne,  dans  les  régions  polaires,  la  grande  loi  de 
la  circulation. 

La  goutte  de  rosée,  distillée  sur  la  feuille  du  palmier 
des  tropiques ,  tombe  sur  le  gazon  et  reparaît  dans  le 
ruisseau  murmurant  de  la  forêt  primitive  ;  elle  a  coulé 
dans  la  rivière  et  de  la  rivière  dans  l  Océan;  là  elle  s'est 
évanouie  en  vapeur,  et  portée  vers  les  montagnes  du  Nord 
par  le  vent  invisible,  elle  est  devenue  un  léger  flocon  de 
neige;  pénétrée  par  un  rayon,  la  neige  se  transforme  à 
son  tour  en  un  petit  globule  d'eau  ,  la  froide  'brise  suc- 
cédant au  soleil,  ce  globule  se  change  en  cristal,  et  ce 
cristal  recommence  sa  course  errante  pour  regagner 
l'Océan. 

Mais  sa  marche,  autrefois  si  rapide,  est  lente  mainte- 
nant ;  dans  les  flots  de  la  rivière,  elle  franchissait  des 
lieues  en  quelques  heures:  il  lui  faudra  autant  de  siècles 
avant  de  faire  la  même  route  ;  elle  se  perdait  dans  la  mer 
sans  bruit  et  sans  secousses,  elle  ne  rejoint  maintenant  1»? 
monde  des  eaux  qu'au  milieu  de  violentes  convulsions. 


1.  On  supposait  autreroisque  la  naissance  «les  icel)ergs  était  enlièremeiU 
(lue  à  la  force  de  grarilé,  à  la  rupture  des  falaises  du  glacier  surplombant  sur 
la  mer.  Le  docteur  Ring,  inspecteur  du  Groenland  méridional,  a  proux»-  que 
les  fragments  de  glace  flottante,  ayant  cette  origine,  ne  sont  janinis  de 
grande  dimension  et  ont  rarement  droit  au  titre*  ù'ireh^rqx.  (H.) 


1^2  LA  MER  LIHRE. 

Ainsi  l'iceberj?  est  le  fils  du  flenve  arctique,  ce  fleuve 
est  le  glacier  et  le  glacier  est  l'acciimulation  des  vapeurs 
congelées.  Nous  avons  vu  ce  fleuve  se  traîner  de  siècle  en 
siècle,  depuis  les  lointains  escarpements  du  sol  jusqu'à 
la  mer:  nous  avons  vu  la  mer  en  détacher  un  fragment 
énorme  et  reprendre  ce  qui  lui  avait  appartenu.  Délivré 
des  entraves  dont  l'avaient  chargé  d'innombrables  hivers,  ce 
nouveau-né  de  l'Océan  se  précipite  avec  un  bond  sauvage  ; 
l'écume  le  caresse,  les  gouttes  de  cristal  recouvrent  leur 
liberté  perdue  et  s'enfuient  avec  les  vagues  riantes  vers  le 
soleil  pour  recommencer  à  nouveau  leur  course  à  travers 
le  cycle  des  âges. 

Et  cet  iceberg  est  marqué ,  selon  moi,  d'une  empreinte 
plus  caractérisée  que  la  grande  masse  liquide  que  le  frère 
tropical  des  glaciers,  le  large  Amazone,  roule  à  l'Océan  du 
haut  des  Andes  et  des  montagnes  du  Brésil.  Solennel, 
majestueux  et  grave ,  dans  le  calme  et  dans  la  tempête, 
l'iceberg  flotte  sur  l'abîme  ;  les  vagues  incessantes  résonnent 
à  travers  ses  arches  sonores  ou  tonnent  contre  ses  murailles* 
de  diamant.  Le  matin  il  s'enveloppe  de  nuages  aussi  im- 
pénétrables que  celui  qui  voilait  le  corps  gracieux  d'Aré- 
thuse,  le  brillant  éclat  du  midi  le  couvre  d'une  étincelante 
armure  d'argent ,  puis  il  se  revêt  des  splendides  couleurs 
du  soir,  et  dans  la  nuit  silencieuse  les  étoiles  se  mirent 
sur  sa  surface  polie.  Pendant  l'hiver  les  neiges ,  pendant 
l'été  les  mouettes  bruyantes,  tourbillonnent  autour  de  lui; 
les  derniers  rayons  du  crépuscule  s'attardent  sur  ses 
cimes  élevées,  et  quand  les  ténèbres  vont  disparaître,  il 
reçoit  la  première  lueur  de  l'aube,  et  ses  coupoles  se  dorent 
aux  splendeurs  du  matin.  Les  éléments  s'unissent  pour 
rendre  hommage  à  sa  beauté  immaculée. 

Sa  voix  profonde  est  portée  sur  le  rivage,  et  la  terre  la 
répète  d'échos  en  échos  sur  ses  collines  retentissantes.  Le 
soleil  à  travers  le  léger  voile  des  cascatelles,  ondulant  au 
souffle  des  vents  d'été,  se  glisse  pour  déposer  de  chaudes 


CHAPITRE  XT..  153 

caresses  sur  ses  pâles  contours.  L'arc-en-ciel  le  ceint  de 
son  écliarpe  ;  Tair  le  couronne  de  guirlandes  de  molles 
vapeurs,  çt  les  eaux  qui  l'entourent  prennent  des  teintes 
d'émeraude  et  de  saphir.  Il  s'avance  sur  sa  route  azurée 
à  travers  les  changements  des  cieux  et  des  saisons ,  et  se 
replonge  dans  les  mers  profondes  aussi  lentement  qu'il 
en  est  sorti  dans  les  siècles  passés.  C'est  un  noble  symbole 
de  la  loi  éternelle,  un  monument  des  évolutions  du  temps, 
plus  ancien  que  les  pyramides  d'Egypte  ou  l'obélisque 
d' Héliopolis.  Bien  longtemps  avant  l'apparition  de  la  race 
humaine,  le  dur  cristal  d'aujourd'hui  était  un  flocon  de 
neige  ou  une  goutte  de  rosée. 

Le  Frère  John^  par  lequel  j'ai  pénétré  dans  la  mer  de 
glace,  est  un  bel  exemple  de  la  croissance  et  de  la  marche 
que  je  viens  de  décrire.  Il  forme  un  large  fleuve  qui  a  fini 
par  remplir  une  vallée  de  dix-huit  kilomètres  de  longueur; 
son  front,  comme  je  lai  dit  plus  haut,  a  près  de  deux 
kilomètres  de  large  et  reste  encore  aujourdhui  à  trois 
kilomètres  et  demi  de  la  mer.  En  \bt>\,  j'ai  repris  les 
angles  et  mesures  d'octobre  1860,  et  j'ai  pu  constater  que 
le  glacier  marche  à  raison  de  plus  da  cent  pieds  par  an.  Il 
lui  faudra  donc  un  siècle  pour  qu'il  arrive  à  la  bai&;  et 
comme  l'eau  profonde  se  trouve  à  onze  kilomètres  du 
rivage,  cinq  cents  ans  s'écouleront  avant  qu'il  enfante  un 
iceberg  de  quelque  importance.  Le  mouvement  de  ce  gla- 
cier est  beaucoup  plus  rapide  que  celui  de  plusieurs  autres 
que  j'ai  pu  explorer.  Depuis  le  Frère  John,  les  rives  de  la 
mer  de  glace  sont  échancrées  par  les  hautes  collines  de 
Port  Foulke  et  descendent  à  l'Océan  par  un  glacier  au- 
dessus  du  cap  Alexandre.  Sa  paroi  maritime  a  une  lar- 
geur de  trois  kilomètres  et  demi ,  et  se  débarrasse  déjà  de 
«luelques  petits  icebergs.  Puis  après  avoir  de  son  bras 
gigantesque  entouré  le  cap  Alexandre,  la  mer  de  glace 
atteint  encore  les  eaux  au  sud  du  promontoire,  et  con- 
tinuant vers  le  midi  par  une  succession  de  vastes  courbes 


154 


LA  MER  LIBRE. 


irrégulières,  jette  ses  fleuves  congelés  dans  cliarfue  ravin 
de  la  côte  groënlandaise,  depuis  l'orée  du  détroit  de  Sniilli 
jusqu'au  cap  Farewell,  et  sur  la  face  qui  regarde  le  Spitz- 
berg,  du  cap  Farewell  aux  régions  les  plus  reculées  qu'on 
ait  jamais  reconnues.  Au  nord  du  glacier  de  mon  Frère 
John,  elle  s'infléchit  en  larges  courbes,  derrière  les  hau- 
teurs du  littoral ,  et  vis-à-vis  le  Port  Rensselaer ,  elle  se 
maintient  à  une  distance  de  quatre-vingt-dix  à  cent  dix 
kilomètres  du  rivage,  ainsi  que  je  l'ai  constaté  avec  M.  Wil- 
son.  Dans  cette  direction,  elle  atteint  le  détroit  de  Smith 
par  le  grand  glacier  de  Humboldt,  auquel  on  donne  une  lar- 
geur de  cent  dix  kilomètres;  au  delà,  elle  recouvre  la  terre 
Washington  et  s'étend  au  loin  dans  les  régions  inconnues. 


CHAPITRE  XII. 


Ma  cabine.  —  Sonntag  mesure  le  glacier.  —  Le  scorbut.  —  Danger 
de  manger  de  la  neige.  —  Knorr  et  Starr.  —  Les  morsures  de  la 
gelée.  —  Nos  Esquimaux,  Hans,  Peter  et  Jacob.  —  Le  charbon. — 
Les  feux.  —  Confort  de  nos  quartiers  d'hiver.  —  Notre  maison  sur 
le  pont.  —  Le  temps  devient  plus  doux.  —  Mme  Hans.  —  John 
Williams,  le  cuisinier.  —  Une  soirée  agréable. 


Après  qu'un  bon  sommeil  m'eut  presque  entièrement 
remis  des  fatigues  de  notre  excursion,  je  revins  à  mon 
journal. 

28  octobre. 

Que  je  suis  heureux  de  me  retrouver  chez  moi!  Je  ne 
savais  pas  jusqu'ici  quelle  charmante  et  délicieuse  retraite 
je  possède  au  milieu  des  solitudes  boréales  :  je  ne  connais- 
sais pas  mon  bonheur,  mais  cinq  jours  sur  le  glacier 
et  quatre  nuits  sous  la  tente  m'ont  appris  à  sentir  tout 
ce  que  vaut  ma  petite  chambre  ;  je  la  regardais  aupara- 
vant comme  une  triste  et  obscure  cellule ,  tout  au  plus 
digne  d'un  condamné ,  aujourd'hui  elle  est  pour  moi  «  le 
refuge  du  voyageur  lassé,  l'oasis  du  désert,  le  port  dans  la 
tempête.  »  La  tremblotante  lueur  de  ma  lampe,  qui  hier 


156  LA  MER  LIBRE. 

au  soir  nous  servait  de  phare  pendant  que  nous  nous  traî- 
nions sur  la  plaine  glacée,  n'était  pas  moins  chère  à  mon 
cœur  qu'à  celui  du  sensible  Ossian  les  «  brillants  rayons 
dUU-Erin  aux  beaux  yeux  ». 

Jamais  je  n'avais  remarqué  la  nuance  éblouissante  des 
rideaux  qui  retombent  autour  de  mon  cadre  étroit,  cou- 
chette la  nuit,  ottomane  splendide  le  jour;  les  peaux 
d'ours  et  de  loups  qui  la  recouvrent  et  s'étendent  partout 
sous  mes  ])ieds  me  semblent  un  luxe  phénoménal;  mon 
humble  lampe  qui  donne  par  accès  une  flamme  maladive 
me  semble  maintenant  une  lumière  sidérale;  la  petite 
pendule 'dont  le  tic-tac  monotone  m'a  agacé  si  souvent  est 
aujourd'hui  pour  moi  la  plus  délicieuse  des  musiques.  Mes 
chers  vieux  livres,  qui  ont  tant  souffert  du  voyage,  je  les 
retrouve  comme  des  amis  longtemps  perdus,  et  les  gravures 
qui  tapissent  les  cloisons  me  sourient  avec  leur  sympa- 
thique bonté.  Rouleaux  de  cartes,  dessins  commencés, 
bouquins  de  toutes  sortes,  volumes  dépareillés  de  l'Ency- 
clopédie à  deux  sous  et  Principes  de  cuisine  de  Soyer , 
crayons,  baromètres,  livres  bleus  de  l'Amirauté  contenant 
les  rapports  officiels  des  expéditions  arctiques ,  cartes  des 
voyages  de  tous  ces  nobles  Anglais  qui  depuis  Ross  jus- 
qu'à Raë  ont  cherché  lès  traces  de  sir  John  Franklin,  tout 
ce  ramassis  de  papiers  et  de  cartons  qui  couvrent  le  plan- 
cher ne  me  fatiguent  plus  de  leur  présence  et  me  parais- 
sent ajouter  au  confort  doux  et  tranquille  de  mon  petit 
réduit.  Boussole  et  sextant  de  poche  ont  chacun  son  clou 
particulier;  carabine,  fusil,  poire  à  poudre  et  gibecière 
forment  une  élégante  panoplie  et  me  parlent  aussi  leur 
familier  langage.  Mon  brave  et  fidèle  Sonntag,  assis  de- 
vant la  table,  lit  paisiblement;  enveloppé  de  mes  four- 
rures, j'écris  mon  journal  sur  mes  genoux,  et  lorsque  je 
compare  ces  heures  de  repos  avec  celles  que  je  viens  de 
passer  au  sommet  du  glacier,  que  j'écoute  la  terrible  bise 
sifflant  sur  le  port  et  à  travers  le  gréement,  que  je  pense 


CHAPITRE  XII.  157 

combien  au  dehors  il  fait  froid  et  sombre,  tandis  qu'au- 
tour de  moi  tout  est  brillant  et  chaud,  certes  je  crois 
pouvoir  écrire  que  je  suis  reconnaissant  !  Une  fois,  du 
moins,  dans  ma  vie,  je  me  déclare  entièrement  satisfait! 

Sonntag  et  Mac  Cormiciv  m'ont  rendu  un  compte  détaillé 
de  tout  ce  qui  s'est  passé  en  mon  absence.  Jensen  m'a 
parlé  de  ses  chasses,  j'ai  dîné  avec  les  ofticiers,  et  à 
bord  «tout  est  joyeux  comme  les  cloches  un  jour  de  ma- 
riage ». 

Ma  petite  troupe  est  un  peu  reposée  et  quelques-uns  se- 
raient prêts  à  recommencer;  mais  ceux  qui  ont  été  pinces 
par  la  gelée  font  assez  triste  mine,  et  les  quolibets  de 
leurs  camarades  ne  peuvent  guère  les  consoler. 

Je  suis  enchanté  de  voir  comme  tout  a  bien  marché 
pendant  mon  absence.  Sonntag  est  monté  deux  fois  sur  le 
glacier,  en  a  terminé  la  triangulation  et  a  pu  dessiner  quel- 
ques bonnes  esquisses.  Il  a  aussi  soigneusement  mesuré  et 
calculé  les  angles  d'une  ligne  jalonnée  sur  la  glace  de  la 
grande  baie.  C'est  une  base  de  9.00  pieds  de  développe- 
ment dont  les  coordonnées  fixent  ainsi  les  distances  de 
l'extrémité  occidentale  de  l'île  Starr  aux  points  suivants  : 

Au  cap  Alexandre,  8  milles  marins  =  14  kilom.  ; 

Au  cap  Isabelle,  31  milles  =  56  kilom.  ; 

Au  cap  Sabine,  42  milles  =  67  kilom. 

Mes  ordres  à  l'égard  de  la  chasse  sont  obéis  scrupuleu- 
sement et  de  nombreuses  additions  ont  été  faites  à  une 
provision  déjà  assez  respectable.  Ceci  est  pour  moi  d'une 
importance  majeure;  l'expérience  que  j'ai  acquise  dans 
mes  voyages  avec  le  docteur  Kane  m'a  convaincu  que  le 
scorbut,  si  fatal  aux  expéditions  polaires ,  peut  toujours 
être  évité  par  l'usage  de  la  viande  fraîche.  Quoique  bien 
approvisionnés  en  conserves  de  viande  et  en  légumes  frais, 
nous  ne  pouvons  trop  varier  notre  nourriture,  et  je  prends 
mes  mesures  pour  me  procurer  tout  le  gibier  possible  : 
une  escouade  de  nos  meilleurs  tireurs  est  organisée  dans 


158  LA  MER  LIBRE. 

ce  seul  but  et  je  ne  permets  pas  qu'on  l'emploie  à  au- 
cune autre  besogne.  Jusqu'à  présent  ces  plans  ont  par- 
faitement réussi,  jamais  équipage  n'eut  une  plus  brillante 
santé  que  celui  de  notre  schooner  et  je  ne  suis  pas  encore 
entré  dans  mes  fonctions  de  médecin  du»  bord.  J'espère 
écarter  le  scorbut  et  je  crois  fermement  qu'ici,  à  Port 
Foulke ,  on  pourrait  vivre  une  longue  suite  d'années  sans 
crainte  d'être  attaqué  par  ce  terrible  fléau  de  la  zone  bo- 
réale. Je  le  sais,  mes  chasseurs  ne  doivent  pas  être  ma 
seule  garantie  et  les  dispositions  morales  sont  partout  le 
meilleur  auxiliaire  de  la  santé  ;  la  nourriture  la  plus  re- 
cherchée ne  défend  pas  du  chagrin,  cette  gangrène  des  os, 
et,  pour  ma  part,  je  me  sentirais  mieux  garanti  contre  le 
scorbut  par  un  simple  régime  d'herbes  et  de  racines  assai- 
sonnées de  joies  que  par  des  montagnes  de  bo^uf  bien  gras 
entourées  par  la  discorde.  Dieu  merci,  tous  mes  cama- 
rades vivent  en  bonne  harmonie  ;  ils  semblent  aussi  heu- 
reux que  pleins  de  robuste  santé ,  et  ce  sera  ma  faute  s'il 
n'en  est  pas  toujours  ainsi. 

Knorr  est  chargé  de  tenir  le  registre  de  nos  chasses  : 
voici  tout  ce  qu'on  a  porté  à  bord  depuis  le  commence- 
ment de  l'hivernage  :  74  rennes,  21  renards,  12  lièvres,  l 
phoque,  14  eiders,  8  dovekies  ou  guiliemots  noirs,  6  auks 
ou  petits  pingouins,  1  gelinotte.  Les  chiens  font  une  assez 
forte  brèche  à  nos  provisions,  mais  nous  avons  encore 
trente  ou  quarante  rennes  cachés  en  divers  endroits,  et 
nous  saurons  les  retrouver  au  moment  du  besoin. 

Mac  Cormick  est  assez  souffrant  ;  la  gorge  est  prise  et  la 
langue  enflée.  En  me  quittant  sur  le  glacier  pour  retourner 
à  bord,  il  me  semblait  fort  altéré,  et  ignorant  le  mal  que 
cela  pourrait  lui  faire,  il  ne  trouva  rien  de  plus  simple  que 
de  porter  à  sa  bouche  une  petite  poignée  de  neige  :  la  mu- 
(jueuse  ne  tarda  pas  à  s'enflammer;  la  soif  augmentait  à 
mesure  qu'il  essayait  de  l'apaiser,  la  respiration  s'embar- 
rassait, et  il  revint  au  navire  extrêmement  affaibli.   C'est 


CHAPITRE  XII.  159 

une  bonne  lLM;on  pour  nos  hommes;  je  le  dis  à  mon  ma- 
lade, qui  n'en  paraît  que  médiocrement  consolé. 


19  octobre. 

Je  suis  allé  avec  Sonutag  relever  de  nouveaux  angles 
sur  sa  ligne  d'opérations.  Dans  cette  direction  se  trouvent 
deux  icebergs  gigantesques  que  j'ai  baptisés  les  Gémeaux. 
lis  se  dressent  avec  une  majesté  grandiose  sur  le  sombre 
ciel  occidental.  Castor  lève  la  tête  à  230  pieds  au-dessus 
de  la  mer,  et  son  frère,  dont  les  dimensions  sont  un  peu 
moins  formidables,  le  dépasse  encore  de  17  pieds. 

Après  la  partie  d'échecs  accoutumée,  nous  avons  lon- 
guement discuté  nos  projets  :  je  propose  une  course  au 
glacier  de  Humboldt ,  et  Sonntag  une  visite  au  Port  Rens- 
selaer;  il  est  important  que  le  méridien  de  ce  dernier  lieu 
soit  relié  avec  celui  du  Port  Foulke.  Je  me  range  à  son 
avis,  et  il  partira  après-demain,  si  le  temps  le  permet, 
—  locution  des  moins  banales  dans  ce  lieu  de  tempêtes  ;  le 
crépuscule  s'éteint  graduellement ,  mais  la  lune  est  encore 
dans  son  plein  et  pourra  éclairer  la  petite  troupe;  aujour- 
d'hui, à  trois  heures,  la  nuit  était  complètement  tombée. 

30  octobre. 

îSountag  est  prêt  à  partir  ;  il  prend  des  vivres  pour  sept 
jours  et  emmène  deux  traîneaux  dont  Jensen  et  Hans  se- 
ront les  conducteurs.  J'ai  évité  de  m'immiscer  dans  ses 
préparatifs  de  voyage,  mais  il  me  semble  que,  trop  occupé 
du  confortable,  il  emporte  une  foule  de  choses  encom- 
i)rantes  et  presque  inutiles  :  dans  ces  latitudes-ci ,  les  ex- 
plorations sont  soumises  à  des  lois  très-rigoureuses  dont 
il  n'est  guère  permis  de  s'écarter,  et  il  n'y  a  probable- 
ment pas  d'autre  région  au  monde  où  le  voyageur  doive 
moins  penser  à  ce  qui  peut  contribuer  à  sa  satisfaction 


loO  LA  MER  LIBRE. 

personnelle.  A  bord,  on  a  toujours  une  certaine  marge, 
mais  sur  les  champs  de  glace  et  avec  les  traîneaux  il  ne 
faut  se  charger  que  de  ce  qui  est  absolument  nécessaire  à 
l'entretien  de  la  vie  :  pain  et  viande ,  et  café  ou  the ,  au 
choix.  Pour  matelas,  on  trouvera  de  la  neige  partout,  et 
en  fait  de  couvertures,  on  emporte  juste  ce  qui  suffit  pour 
vous  empêcher  de  geler  tout  vivant.  On  n'aura  d'autre  feu 
((ue  celui  de  la  lampe-fourneau,  et  si  le  froid  devient  trop 
vif,  on  a  la  ressource  de  marcher  et  de  courir  pour  se  ré- 
chauffer. Dans  notre  excursion  au  Frère  John,  je  n'avais 
pour  tout  combustible  que  les  trois  quarts  d'un  gallon 
d'alcool  et  trois  quarts  d'huile,  et  j'en  rapportai  même 
une  assez  bonne  partie. 

J'ai  été  ce  matin  visiter  mes  camarades  de  l'entre -pont  ; 
ils  sont  tous  guéris  des  morsures  de  la  gelée,  excepté 
maître  Christian,  dont  le  nez  est  encore  gros  comme  son 
poing  et  rouge  comme  une  betterave  ;  il  supporte  sans  se 
fâcher  les  railleries  de  ses  compagnons.  Mon  pauvre 
Knorr,  de  son  côté,  n'est  pas  beaucoup  plus  heureux  :  il 
faut  le  dire,  le  nez,  cet  indispensable  ornement  de  notre 
visage,  est  un  des  plus  graves  ennuis  du  voyageur  po- 
laire ;  toujours  en  avant,  il  marche  le  premier  au  feu,  et 
si  vous  essayez  de  l'abriter  derrière  un  rempart  quelcon- 
que, il  se  venge  en  concentrant  autour  de  lui  l'humidité 
de  la  respiration  ;  en  moins  d'une  heure  le  masque  pro- 
tecteur se  double  d'une  épaisse  couche  de  glace  et  devient 
un  ennemi  pire  que  le  vent  lui-même. 

Mon  jeune  secrétaire  se  comporte  bravement.  On  dirait, 
à  le  voir,  qu'il  n'y  a  en  lui  qu'une  faible  étincelle  de  vie 
prête  à  s'éteindre  au  premier  souffle,  et  mes  amis  de  Bos- 
ton me  répétaient  que  je  l'emmenais  infailliblement  vers 
une  froide  tombe,  mais  je  ne  sus  pas  résister  à  ses  nom- 
breuses et  incessantes  supplications;  sa  volonté  lui  donne 
des  forces ,  et  une  ardente  et  nerveuse  énergie  se  cache 
sous  cette  frêle  enveloppe  ;  il  ne  veut  point  donner  raison 


CHAPITRE  XIT.  161 

aux  prophètes  de  malheur,  et  je  compte  qu'il  se  tirera 
d'affaire  tout  aussi  bien  que  le  plus  robuste  des  matelots 
de  l'équipage.  Il  a  dix-huit  ans  et  partage  avec  M.  Starr 
l'honneur  d'être  le  plus  jeune  de  la  bande.  Starr  est  un 
garçon  dégourdi  et  plein  d'entrain  qui  sait  se  rendre  fort 
utile.  Il  est  ici  presque  malgré  moi,  et,  certes,  je  suis  loin 
d'en  être  fâché  maintenant.  Très-enthousiaste  de  nos  pro- 
jets ,  il  voulait  courir  avec  nous  les  aventures  polaires, 
mais  mon  état-major  se  trouvait  au  complet,  et  je  lui  si- 
gnifiai que  l'avant  était  seul  à  sa  disposition  ;  je  croyais 
bien  le  dégoûter  ainsi;  mais  quelle  ne  fut  pas  ma  sur- 
prise, en  montant  à  bord  le  lendemain,  de  voir  mon  élé- 
gant de  la  veille  transformé  en  simple  matelot  et  occupé 
de  tout  cœur  à  la  manœuvre  !  Le  brillant  castor,  le  drap 
fin,  les  bottes  vernies  avaient  fait  place  au  bonnet  de  peau, 
à  la  chemise  rouge,  aux  grossières  chaussures  du  marin. 
Un  zèle  si  ardent  méritait  une  récompense;  Starr  fut 
immédiatement  élevé  en  grade  et  placé  à  l'arrière  comme 
adjoint  de  Mac  Cormick. 

La  rivalité  de  mes  deux  chasseurs  esquimaux  s'aggrave 
de  plus  en  plus;  aujourd'hui  j'ai  encore  dû  prendre  parti 
pour  Péter.  Jusqu'à  présent  Hans  dirigeait  l'attelage  de 
Sonntag,  et  en  faisait  à  peu  près  à  sa  guise  ;  mais  ce  ma- 
tin, pendant  son  absence  et  celle  de  Jensen,  qui  était  à 
terre,  j'ai  chargé  son  camarade  de  me  conduire  à  la  base 
du  glacier,  où  j'ai  quelques  points  de  vue  à  dessiner. 
Cette  décision  a  enflammé  l'ire  de  Hans,  et  sur  le  rapport 
de  Jensen,  je  lui  ai  ôté  les  chiens  pour  les  confier  exclu- 
sivement à  Péter.  Celui-ci  nage  dans  la  joie  pendant  que 
l'autre  est  outré  de  dépit,  mais  j'espère  que  les  choses 
n'en  viendront  pas  à  une  explosion  ouverte;  j'ai  fait  à 
maître  Hans  un  sermon  sur  les  dangers  qui  en  résul- 
teraient pour  sa  personne;  il  ne  l'oubliera  pas,  j'en  suis 
sûr,  mais  cela  lui  sera  un  nouveau  grief  contre  son 
collègue  :  il  a  bonne  mémoire  et  ne  pardonne  jamais*. 

Il 


162  LÀ  MER  LIBRE. 

Suivant  Jensen,  il  vient  de  se  réconcilier  avec  Péter;  je 
crains  bien  que  ce  ne  soit  là  un  mauvais  signe. 

Hans  mérite  bien  la  réputation  qu'il  avait  à  bord  de 
rAdvancu,  et  son  caractère  n'a  pas  plus  changé  que  sa  ti- 
gure;  toujours  voix  douceâtre  et  huileuse,  petit  œil  rusé, 
repoussante  laideur;  c'est  un  vilain  personnage,  et  j'ai 
très-peu  de  confiance  en  lui,  mais  Sonntag  l'a  pris  sous  sa 
protection,  et  le  préfère  même  à  Jensen  pour  conduire  son 
attelage. 

Le  pauvre  Péter,  toujours  paisible  et  peu  gênant,  se 
prête  aux  diverses  fantaisies  des  officiers  ou  des  matelots  : 
aussi  est-il  très-populaire  parmi  ces  derniers,  qui  naturel- 
lement abusent  de  sa  trop  grande  bonté.  Son  père  Jacob 
continue  à  être  le  plastron  du  gaillard  d'avant;  nos  gens 
ont  conclu  un  traité  avec  lui,  à  leur  grande  satisfaction, 
comme  à  la  sienne  :  il  lave  toute  la  vaisselle,  et,  en  retour, 
les  matelots  lui  gardent  les  miettes  qui  tombent  de  leur 
table.  11  n'en  devient  que  plus  en  plus  lourd  et  ne  peut 
se  mouvoir  qu'avec  une  extrême  difficulté;  dans  la  cale  de 
l'avant  se  trouve  une  poutre  placée  à  deux  pieds  et  demi 
seulement  du  fond;  il  lui  est  impossible  de  l'enjamber, 
et  ses  gauches  efforts  pour  ramper  au-dessous  ont  été 
justement  comparés  à  ceux  d'un  phoque  se  tortillant  sur 
la  glace  autour  de  son  trou.  Le  .«  gras  phénomène  » 
qu'exposait  M.  Wardle  n'était  pas  plus  informe,  et  comme 
ce  pauvre  être  de  pléthorique  mémoire,  il  partage  son 
temps  entre  le  manger  et  le  dormir.  Ses  joues  sont  dé- 
mesurément gonflées,  et  je  ne  puis  le  voir  sans  me  rap- 
peler cet  individu  que  Mirabeau  prétendait  avoir  été  créé 
dans  le  seul  but  de  montrer  au  monde  combien  une  peau 
humaine  peut  se  distendre  avant  d'éclater.  L'officier  de 
service,  un  de  ces  jours,  l'envoya  sur  le  pont  pour  écorcher 
deux  rennes  :  arrivé  à  un  morceau  appétissant,  il  s'arrêta 
dans  son  œuvre,  coupa  une  tranche  de  la  chair  à  demi 
glacée,  et  quelques  instants  après  il  tombait  profondément 


CHAPITRE  XII.  163 

endormi  sur  les  corps  dépouillés,  sa  dernière  bouchée  en- 
core suspendue  entre  ses  lèvres, 

1"  novembre. 

Le  nouveau  mois  s'annonce  par  une  tempête  ;  nos  voya- 
geurs devaient  partir  ce  matin,  mais  le  mauvais  temps  les 
retient  à  bord  ;  la  pleine  lune  est  passée  depuis  trois  jours, 
et  je  crains  que  l'obscurité  croissante  ne  les  force  à  renon- 
cer à  leur  projet. 

Mac  Cormick  et  Dodge  ont  établi  un  piège  à  ours  entre 
les  deux  Gémeaux;  il  a  pour  appât  un  morceau  de  renne 
et  pour  support  ma  meilleure  ancre  à  glace;  je  plains  le 
pauvre  animal  qui  y  mettra  le  pied. 

Je  viens  d'examiner  notre  charbon  et  d'en  régler  l'em- 
ploi pour  l'hiver  :  nous  en  avons  trente-quatre  tonnes, 
et  nous  n'allumons  que  deux  feux.  Deux  seaux  et  demi  au 
fourneau  de  la  cuisine,  un  seau  et  demi  à  celui  des  officiers, 
voilà  une  ration  quotidienne  qui  nous  garantit  très-bien 
du  froid  et  nous  donne  notre  provision  d'eau;  la  glace, 
très-pure  et  très-limpide,  est  apportée  d'un  petit  iceberg 
arrêté  à  l'entrée  du  havre,  à  un  demi-mille  environ  du 
schooner.  Un  poêle  me  serait  un  meuble  aussi  embarrassant 
qu'inutile;  j'ai  de  bonnes  fourrures,  et  la  chaleur  qui,  à 
travers  le  dôme,  me  vient  de  la  cabine  de  ces  messieurs  et 
pénètre  par  les  fentes  de  ma  porte,  entretient  dans  ma 
chambre  une  température  de  -f-  4°  à  -f-  16°  C.  ;  je  suffoque- 
rais chez  mes  voisins.  Leur  fourneau  ronfle  sans  fin  ni 
trêve,  et  leur  thermomètre,  parfois  à-f-25'  C,  ne  descend 
jamais  au-dessous  de  -f-  16°  C.  Nous  ne  connaissons  pas 
l'humidité,  et  la  ventilation  est  parfaitement  établie  :  une 
portion  du  grand  panneau  au-dessus  du  logement  des 
matelots  est  toujours  ouverte,  et  l'écoutille  du  dôme  est 
rarement  fermée;  ces  ouvertures  donnent  sur  le  pont 
déjà  abrité  lui-même,  et  y  entretiennent  une  température 
assez  douce,  transition  tout  à  fait  indispensable  entre  l'en- 


164  LA  MER   LIBRE. 

tre-pont  et  l'air  extérieur.  C'est  là  que  nos  gens  s'occupent 
à  tous  les  ouvrages  qu'ils  ne  pourraient  faire  dans  les 
cabines ,  et  à  la  faible  lueur  du  fanal  suspendu  à  la 
maîtresse  poutre,  on  peut  les  voir  diversement  groupés, 
travaillant  ou  jouant  suivant  l'heure  et  la  besogne.  A  l'une 
des  extrémités  de  notre  demeure  est  dressée  la  tente  de 
peaux  dont  les  trous  nombreux  laissent  passer,  avec  la  pai- 
sible clarté  d'une  lampe,  les  chants  de  la  mère  esquimaude 
endormant  son  joli  mignon;  du  côté  opposé  se  trouve  la 
boucherie  où  les  rennes  attendent  le  couteau  de  Marcus 
et  de  Jacob.  Tout  auprès,  courbé  sur  l'enclume  et  ne  s'in- 
terrompant  que  pour  activer  le  feu  de  la  forge  portative, 
Mac  Cormick  cogne  à  tour  de  bras  sur  quelque  objet  in- 
connu :  «  il  tue  le  temps  >•,  dit  maître  Dodge.  Devant  les  fe- 
nêtres sont  placés  l'étau,  la  vis,  l'établi  du  charpentier,  sur 
lesquels  frappent  sans  cesse  les  marteaux  de  Christian, 
Jensen,  Péter  et  Hans  qui  réparent  l'équipage  des  chiens 
ou  leur  attirail  de  chasse,  tandis  que,  mêlés  au  hasard  sur 
le  pont,  officiers  et  matelots  fument  leurs  pipes  en  n'ayant 
l'air  de  s'occuper  d'autre  chose  que  de  s'amuser  autant 
qu'il  est  possible  de  le  faire  par  ces  nuits  boréales.  Une 
vive  lumière  jaillit  des  écoutilles  et  nous  porte  l'écho  de 
maint  rire  joyeux;  les  fusils  sont  rangés  en  bon  ordre  au- 
tour du  grand  mât  ;  Mac  Cormick  y  a  installé  en  outre  un 
immense  porte-manteau,  où  chacun  suspend  aune  cheville 
ses  fourrures  de  voyage  ou  de  promenade,  qu'il  est  dé- 
fendu de  descendre  dans  les  cabines  :  vu  la  différence  de 
température,  elles  y  seraient  bientôt  saturées  d'humidité. 

2  novembre. 

Nos  voyageurs,  je  l'espère,  pourront  partir  avant  long- 
temps :  le  baromètre  qui,  hier  au  soir,  marquait  — S^C, 
remonte  visiblement  :  la  tempête  s'apaise  peu  à  peu  ;  mais 
dans  sa  furie  sauvage  elle  a  singulièrement  modifié  l'as- 


CHAPITRE  XII.  165 

pect  de  notre  baie;  les  glaces  fendues,  brisées,  ont  été 
poussées  vers  le  sud-ouest,  et  la  mer  libre  est  maintenant 
à  trois  kilomètres  et  demi  de  nous,  elle  baigne  les  pieds 
de  Castor  et  de  Pollux,  et  les  Dioscures  flotteraient  au 
large  s'ils  n'étaient  solidement  échoués  sur  le  fond  ;  un  des 
repères  de  notre  triangulation  vogue  déjà  sur  la  surface  de 
l'Océan,  et  le  piège  à  ours  l'a  suivi  emportant  ma  pauvre 
ancre.  La  débâcle  s'étend  au  loin,  et  on  ne  voit  plus  un 
seul  glaçon  se  projeter  comme  une  tache  blanchâtre  sur 
les  lames  sombres  qui  se  heurtent  dans  l'obscurité  contre 
les  écueils  du  cap  Alexandre. 

Pendant  tout  ce  mauvais  temps,  la  température  était 
fort  douce  ;  et  malgré  le  vent  du  nord- est,  elle  n'est  ja- 
mais descendue  à  zéro  Fahrenheit  { —  18*  C.) 

3  novembre. 

Enfin  notre  petite  bande  est  en  route,  et  ce  soir,  à  dix 
heures,  j'étais  presque  désappointé  de  ne  pas  la  voir  reve- 
nir. Je  ne  pensais  pas  que  Sonntag  put  doubler  le  cap 
Ohlsen;  il  a  probablement  réussi  et  il  poursuit  son  chemin; 
la  tempête  a  dû  ouvrh*  de  nombreuses  crevasses  et  former 
beaucoup  de  hummocks  :  je  crains  bien  que  pour  Jen- 
sen  un  voyage  de  cette  sorte  ne  soit  la  plus  dure  des 
épreuves.  Sur  la  glace  unie,  lorsque  le  traîneau  vole  au 
grand  galop  d'une  meute  bien  dressée,  Jensen  est  un  ad- 
mirable cocher,  il  manie  son  attelage  avec  une  aisance  su- 
perbe ;  mais  aujourd'hui  il  lui  faudra  se  traîner  péniblement 
par-dessus  les  amas  de  neige  et  les  ravines  qui  les  sépa- 
rent, il  lui  faudra  soulever  le  traîneau  lorsqu'il  s'arrêtera 
devant  quelque  obstacle  ou  chavirera  sur  la  glace  brisée. 
En  pareil  cas  les  chiens  s'irritent,  se  jettent  les  uns  sur 
les  autres;  les  traits  s'emmêlent,  le  tumulte  commence  et 
un  combat  général  en  est  le  résultat  inévitable.  Pour  faire 
face  à  tous   ces  ennuis,  on  aurait  besoin  d'une  patience 


166  LA  MER  LIBRE. 

presque  surhumaine,  et  si  Jensen  sort  de  cette  épreuve 
avec  des  notes  favorables,  je  n'aurai  rien  à  craindre  pour 
lui  dans  l'avenir.  C'est  un  homme  de  six  pieds  de  haut,  so- 
lidement charpenté  et  d'une  force  musculaire  remarquable; 
il  est  resté  huit  ans  chez  les  Groënlandais  et  parle  l'esqui- 
mau tout  aussi  bien  que  les  naturels  ;  le  peu  d'anglais  qu'il 
a  ramassé  parmi  les  baleiniers,  lui  permet  de  nous  servir 
d'interprète,  et  son  concours  nous  a  été  fort  précieux. 

Mes  hommes  sont  très-occupés  à  coudre  les  peaux  de 
jjhoques,  à  les  transformer  en  jaquettes,  pantalons  et 
chaussures  pour  leur  toilette  d'hiver;  toute  leur  éloquence 
a  échoué  auprès  de  Mme  Hans  :  cette  indolente  créature 
se  refuse  obstinément  à  toucher  une  aiguille.  C'est  la  femme 
la  plus  entêtée  qui  se  puisse  voir  ;  elle  a  su  se  rendre  in- 
dépendante de  tout  et  de  tous,  boude  terriblement  à  la  plus 
])etite  contrariété,  et  tous  les  quinze  jours  au  moins  dé- 
clare très-positivement  qu'elle  va  abandonner  son  époux 
et  les  hommes  blancs  pour  retourner  dans  sa  tribu.  Une 
fois  même,  donnant  suite  à  cette  menace,  elle  partit  bou- 
gonnant, le  poupon  sur  son  dos,  et  se  dirigea  rapidement 
du  côté  du  cap  Alexandre.  Hans  sortit  de  sa  tente  comme 
si  de  rien  n'était,  et  s'accouda  tranquillement  à  la  fenêtre, 
la  pipe  à  la  bouche,  regardant  devant  lui  de  l'air  le  plus 
indifférent  du  monde.  Comme  la  fugitive  allait  disparaître 
vers  le  sud,  je  crus  de  mon  devoir  d'appeler  sur  elle  l'at- 
tention de  son  seigneur  et  maître. 

«  Oui,  moi  voir. 

—  Oîi  s'en  va-t-elle,  Hans  ? 

—  Elle,  pas  partir,  —  elle  revenir  encore  —  C'est  bien  ! 

—  Mais  elle  va  geler  en  route,  Hans  ! 

—  Elle,  oh  non  !  elle  venir  tout  à  l'heure,  vous  voir  cela.  » 
Et  il  continua  à  fumer  avec  un  paisible  ricanement  comme 

un  homme  bien  au  fait  des  caprices  de  sa  bien-aimée. 
Deux  heures  après,  elle  nous  revenait  un  peu  honteuse  et 
toute  grelottante,  la  ligure  rudement  fouettée  par  le  vent. 


CHAPITRE  XII.  167 

C'est  aujourd'hui  samedi,  et  nos  hommes  s'empressent 
autour  du  cuvier;  ils  veulent  avoir  leurs  rechanges  pour 
demain,  jour  où,  dans  ce  recoin  perdu,  nous  tenons  à  pa- 
raître avec  tous  nos  avantages.  A  l'appel  du  matin,  l'équi- 
page a  vraiment  fort  bon  air  ;  ils  revêtent  tous  l'uniforme 
gris  que  j'ai  adopté  pour  grande  tenue  de  bord.  Chaque 
officier  a  parmi  les  matelots  uns  blanchisseuse,  j'ai  la  mienne 
aussi  ;  Knorr  vient  de  m'apporter  une  preuve  péremptoire 
de  son  précoce  talent  en  ce  genre  :  en  rentrant  d'une  course 
au  clair  de  lune,  j'ai  trouvé  sur  ma  table  un  mouchoir  de 
batiste  blanc  comme  neige,  dûment  empesé  et  parfumé 
d'eau  de  Cologne. 

Je  n'en  saurais  dire  la  raison,  mais  la  journée  a  été  pour 
nous  tous  particulièrement  bonne  et  joyeuse  et  cette  soiré^ 
la  couronne  dignement.  Notre  vieux  cuisinier  était  de  meil- 
leure humeur  que  jamais,  et  je  m'imagine  qu'il  a  puis- 
samment aidé  à  la  joie  générale.  Pour  ma  part,  et  je  n'ai 
point  honte  de  l'avouer,  ses  facultés  artistiques  ont  une 
assez  grande  influence  sur  mes  dispositions  morales. 

Ma  promenade  au  froid  m'avait  un  peu  fatigué  ;  je  suis 
allé  jusqu'à  la  mer  libre  où  je  désirais  faire  quelques  ob- 
servations relatives  à  la  température  ;  j'ai  dû  sauter  d'une 
table  de  glace  à  l'autre  avant  de  pouvoir  atteindre  un  pe- 
tit iceberg  placé  tout  près  des  Gémeaux;  après  y  avoir  péni 
bleraent  grimpé  et  creusé  un  trou  assez  profond,  j'y  a: 
plongé  le  thermomètre;  la  température  en  était  de  4'50  C. 
seulement  au-dessous  de  celle  de  l'eau  courante  où  je  con- 
statai—  1*67  C.  Je  me  hâtai  de  revenir  sur  la  glace  ferme; 
la  marée  et  le  vent  qui  soufflait  de  terre  m'auraient  bien- 
tôt entraîné  au^large  avec  mon  radeau. 

En  rentrant  à  bord,  j'étais  tout  disposé  à  faire  grand 
honneur  au  filet  de  renne  garni  de  gelée  de  groseilles,  sur 
lequel  notre  maître  coq  avait  épuisé  toute  sa  science; 
pendant  que  je  festoyais  ainsi,  Knorr  me  préparait  sur  la 
lampe  à  alcool  une  délicieuse  tasse  de  moka  parfumé. 


168  LA  MER  LIBRE. 

Ainsi,  où  Bacchus  et  l'Amour  ne  daignent  descendre,  on 
peut  encore  trouver  quelque  consolation.  Il  est  vrai,  nous 
avons  le  privilège  d'être  dans  cette  même  région  hyperbo- 
réenne  où  vint  errer  Apollon  lorsque  le  décret  du  maître  du 
tonnerre  l'eut  banni  de  l'Olympe,  et  que  les  chantres  hel- 
lènes célébraient  comme  le  séjour  heureux  où  les  mortels 
jouissent  de  toutes  les  félicités  possibles  et  vivent  jusqu'à 
l'âge  le  plus  avancé.  N'en  déplaise  aux  poètes,  je  me  per- 
mets de  mettre  en  doute  la  sagesse  du  blond  Phœbus,  car 
la  légende  ne  fait  nulle  mention  d'un  confortable  schooner, 
et  dans  cette  résidence  de  Borées  nul  ne  saurait  veiller  trop 
assidûment  sur  sa  personne. 

Le  cuisinier  m'apporta  lui-même  mon  dîner  :  «  En  venant 
du  dehors,  le  commandant  trouvera  son  dîner  encore 
meilleur. 

—  Oui,  cuisinier,  c'est  réellement  superbe.  En  retour,  que 
puis-je  faire  pour  vous? 

—  Merci,  monsieur.  Je  pense  que  si  le  commandant  vou- 
lait être  assez  bon  pour  me  donner  une  chemise  propre,  je 
lui  en  serais  très-reconnaissant.  Celle-ci  est  fort  sale,  on 
peut  le  voir,  et  quant  à  la  laver,  ah  !  je  n'en  ai  pas  le 
temps. 

—  Certainement,  cuisinier,  vous  en  aurez  deux. 

—  Merci,  monsieur  î  »  Il  se  plie  en  deux  pour  me  tirer 
sa  révérence  et  retourne  satisfait  à  son  fourneau  et  à  ses 
casseroles. 

Notre  cuisinier  est  un  parfait  original  ;  de  beaucoup  le 
plus  âgé  du  bord,  il  offre  un  singulier  mélange  des  qualités 
morales  les  plus  contradictoires.  Il  est  tout  fier  de  n'avoir 
pas  mis  le  pied  hors  du  navire  depuis  notrç  départ  de  Bos- 
ton. —  «  Que  ferais-je  là-bas,  »  disait-il  dans  son  mauvais 
anglais  à  un  des  officiers  qui  lui  dépeignait  les  merveilles  de 
la  terre.  «  La  terre  !  c'est  Don  pour  produire  les  légumes, 
mais  je  vous  demande  un  peu  comment  une  créature  rai- 
sonnable peut  s'y  trouver  à  son  aise!  Je  ne  vais  pas  à  terre 


CHAPITRE  XII.  169 

quand  je  puis  m'en  dispenser  :  plaise  à  mon  Père  Céleste 
qu'il  en  soit  toujours  ainsi  !  » 

J'ai  joué  aux  échecs  avec  Knorr,  après  une  heure  fort 
agréable  passée  dans  la  cabine  des  officiers.  Mon  journal 
terminé,  je  vais  me  blottir  dans  mon  nid  de  fourrures  et 
lire  les  récits  de  Marco  Polo,  sur  ces  pays  heureux  où  les 
hommes  vivent  sans  le  moindre  effort,  ne  connaissent  pas 
l'usage  des  peaux  d'ours  et  meurent  de  la  fièvre  chaude. 
Après  tout,  on  pourrait  atteindre  le  terme  de  sa  carrière 
dan»  des  lieux  beaucoup  moins  agréables  que  ces  do- 
maines de  l'hiver  polaire. 


CHAPITRE  XIII. 


Obscurité  croissante.  —  Existence  routinière.  —  Mon  journal.  — 
Notre  foyer.  —  Le  dimanche.  —  Retour  de  Sonntag.  —  Une 
chasse  à  l'ours.  —  La  mer  libre.  —  M.  Knorr.  —  Le  dégel.  —  La 
presse  à  Port  Foulke.  —  Le  marégraphe.  —  Le  trou  à  feu.  —  La 
chasse  aux  renards.  —  Disparition  de  Peter. 


Les  ténèbres  s'épaississaient  autour  de  nous,  et  de  plus  en 
plus  nous  emprisonnaient  à  bord  du  navire;  à  peine  si  nous 
avions  d'autre  clarté  que  celle  de  la  lune  et  des  étoiles,  et 
quoique  la  chasse  ne  fût  pas  encore  abandonnée ,  si 
courtes  étaient  les  heures  où  nous  pouvions  en  essayer, 
qu'elles  ne  pouvaient  être  bien  fructueuses.  La  nuit  repo- 
sait sur  les  vallées,  et,  les  unes  après  les  autres,  les 
crêtes  des  collines  disparaissaient  sous  son  voile  sombre; 
il  nous  fallait  nous  résigner  de  notre  mieux  et  attendre  en 
paix  le  printemps,  pour  retourner  à  la  vie  active  et  aux 
travaux  en  vue  desquels  notre  expédition  était  organisée. 
J'extrais  de  mon  journal  le  compte  rendu  de  ces  longues 
heures  de  loisir. 

5  novembre. 

La  routine  la  plus  monotone  s'est  emparée  de  notre  vie, 
l'imprévu  et  l'irrégulier  ont  entièrement  disparu  avec  le 


CHAPITRE  XIII.  171 

soleil,  et  une  méthode  absolue  nous  gouverne  maintenant. 
Quel  bonheur  de  déposer  pour  tout  l'hiver  la  grave  res- 
ponsabilité qui  pesait  sur  moi  !  Une  brave  petite  pendule 
est  notre  unique  souveraine,  et  à  son  commandement  la 
cloche  du  bord  nous  dicte  nos  devoirs  par  le  nombre  de 
ses  coups. 

On  se  lève  à  sept  heures  et  demie,  pour  déjeuner  une 
heure  après  ;  la  collation  est  servie  à  une  heure,  et  le 
dîner  à  six.  A  onze  heures  les  lampes  s'éteignent  et  chacun 
va  se  coucher.  Seuls,  les  veilleurs  se  promènent  sur  le 
pont,  et  le  commandant  rédige  son  journal.  Après  dîner  je 
fais  un  whist  avec  les  officiers  ou  je  reste  chez  moi  à 
jouer  aux  échecs  avec  Sonntag  et  Knorr.  Tous  nos  jours 
se  suivent  et  se  ressemblent.  Radclifl'e  me  remet  le  soir 
le  tableau  des  observations  atmosphéri(|ues,  et  ce  tableau 
lui-même  est  presque  aussi  monotone  dans  son  contenu 
que  dans  le  cérémonial  de  la  présentation.  Mac  Cormick, 
à  son  tour,  nie  rend  un  compte  exact  de  ce  qui  se  passe  à 
bord  ;  mais  il  est  bien  rare  que  ({uelque  fait  saillant  vienne 
interrompre  l'uniformité  de  sa  prose.  Je  passe  une  partie 
de  la  nuit  à  inscrire  force  notes  sur  mon  volumineux  jour- 
nal, et  j'avoue  qu'à  part  les  relevés  du  magnétomètre  , 
des  baromètres  et  des  thermomètres,  du  marégraphe  et 
de  l'épaisseur  des  glaces,  on  pourrait  en  supprimer  beau- 
coup sans  inconvénients  graves.  Les  <  nouvelles  >  sont 
assez  clair-semées  et  je  les  accompagne  d'un  signe  marginal 
pour  y  revenir  de  temps  en  temps,  comme  on  fait  dans  sa 
mémoire  pour  un  événement  heureux. 

Après  le  déjeuner,  Dodge  procède  à  l'appel ,  et  sous  ses 
ordres  les  hommes  balayent  les  ponts,  nettoient  et  garnis- 
sent les  lampes,  pendant  qu'une  petite  escouade  se  rend 
à  l'iceberg  pour  chercher  la  ration  quotidienne  de  la 
fotukvse.  Le  trou  à  feu  est  débarrassé  de  la  glace,  les 
chiens  reçoivent  leur  pitance,  on  distribue  le  charbon,  on 
ouvre  la  cambuse  et  le  maître  d'hôtel  choisit  ce  qui  est 


172  LA  MER   LIBRE. 

nécessaire  pour  la  cuisine  ;  longtemps  avant  la  collation, 
tout  le  travail  obligatoire  est  terminé  ;  chacun  est  libre 
alors,  mais  j'ai  établi ,  comme  règle  indiscutable ,  que 
deux  heures  de  travail  doivent  être  suivies  de  deux  heures 
de  promenade  au  moins. 

Je  donne  moi-même  l'exemple  ,  et  tous  les  jours  que 
je  ne  me  lais  pas  conduire  en  traîneau  autour  de  la  baie, 
je  grimpe  sur  les  collines  ou  me  hasarde  au  loin  sur  les 
glaces.  J'emporte  parfois  ma  carabine  dans  le  vain  espoir 
de  tuer  un  renne,  voire  même  un  ours,  mais  le  plus  sou- 
vent je  pars  sans  autre  compagnon  que  Général^  tout 
jeune  terre-neuve  qui  partage  ma  cabine  depuis  notre  dé- 
part et  s'y  est  toujours  adjugé  la  moins  mauvaise  place. 
Nous  sommes  les  meilleurs  amis  du  monde;  il  connaît 
parfaitement  l'heure  de  ma  promenade  accoutumée  et  flaire 
alors  la  porte  avec  une  vive  impatience;  son  bonheur  est 
complet  quand  il  me  voit  prendre  mon  bonnet  et  mes 
gants  fourrés.  Le  plus  aimable  des  camarades,  il  ne  me 
fatigue  point  de  sots  discours  et  n'a  d'autre  but  que  de  me 
plaire  et  de  s'amuser.  Lorsqu'il  est  livré  à  de  graves  pen- 
sées, il  marche  derrière  moi  avec  une  imposante  majesté; 
mais  ses  accès  de  dignité  sont  assez  rares  :  il  préfère 
courir,  sauter,  se  rouler  dans  la  neige  en  éparpillant  les 
blancs  flocons  à  droite  et  à  gauche,  ou  mordiller  en  jouant 
mes  gants  épais  et  les  basques  de  mon  pardessus  de  four- 
rure. Ces  jours  derniers,  il  est  tombé  d'une  écoutille  et 
s'est  cassé  la  jambe  ;  un  long  repos  lui  est  nécessaire  et 
son  absence  est  pour  moi  un  véritable  chagrin. 

Autant  que  la  discipline  le  permet,  je  tâche  de  conserver 
les  usages  de  la  patrie,  et  d'entretenir  de  mon  mieux  les 
bonnes  relations  sociales  dans  notre  république.  Je  ne 
puis  guère  organiser  de  bals ,  et  nous  manquons  des  élé- 
ments les  plus  indispensables  à  une  brillante  soirée;  mais 
en  dépit  de  la  fortune,  nous  essayons  d'observer  ces 
coutumes   qui,    dans  le   pays  oîi   sont  nos  souvenances. 


Il 


CHAPITRE  XIII.  175 

enlèvent  à  la  vie  journalière  quelques-unes  de  ses  épines 
et  aident  au  bonheur  et  à  la  paix.  Nulle  part  au  monde 
les  habitudes  de  vulgaire  familiarité  n'engendrent  plus  de 
maux  que  dans  les  cabines  encombrées  d'un  très-petit 
navire ,  mais  nulle  part  aussi  la  vrai  politesse  n'amène  de 
■meilleurs  résultats.  Par  tous  les  moyens  possibles  je 
tâche  de  rendre  notre  hivernage  un  peu  moins  triste,  et 
pour  ne  pas  nous  laisser  ensevelir  vivants  sous  les  ténè- 
bres glacées  qui  régnent  au  dehors,  il  faut  certes  que  tout 
soit  chaud,  brillant  et  gai  entre  nos  murailles  de  bois.  Je 
veux  que  mes  compagnons  le  sentent  bien  :  quels  que  soient 
leurs  dangers  et  leurs  souffrances,  ils  trouveront  toujours 
ici  un  refuge  assuré  contre  la  tempête,  un  doux  repos 
après  leurs  fatigues. 

Autant  que  faire  se  peut,  le  dimanche  est  observé  comme 
là-bas,  dans  la  patrie  lointaine.  A  dix  heures,  escorté  de 
l'officier  de  service,  je  visite  avec  soin  toutes'  lès  parties 
du  navire  et  m'enquiers  minutieusement  de  la  santé,  des 
habitudes,  du  confort  de  tout  l'équipage  ;  puis,  tout  le 
monde  réuni  sur  l'arrière,  je  lis  une  portion  des  prières 
du  matin  et  un  chapitre  du  livre  que  nous  aimons  tous. 
J'ajoute  parfois  un  des  beaux  sermons  de  Blair,  et  quand 
approche  l'heure  du  repas,  c'est  bien  de  tout  cœur  que 
nous  demandons  à  Dieu  de  continuer  à  étendre  sur  nous 
sa  main  paternelle,  et  si  notre  prière  n'est  pas  bien  longue, 
elle  n'en  est  peut-être  que  mieux  sentie. 

6  novembre. 

Sonntag  est  de  retour  et,  comme  je  le  craignais,  n'a  pas 
réussi  dans  son  entreprise  ;  il  vient  de  dîner  avec  moi  et 
lie  me  faire  le  récit  de  ses  aventures. 

Le  voyage  a  été  des  plus  pénibles.  A  chaque  instant, 
les  chiens  avaient  à  franchir  des  hummocks  élevés,  des 
neiges  amoncelées,  de  larges  fissures  ;  le  vent  soufflait  avec 


176  LA  MER  LIBRE. 

rage  et  ajoutait  aux  fatigues  de  la  petite  bande  le  danger 
des  morsures  de  la  gelée. 

Les  attelages  ne  purent  sortir  de  la  baie  de  Hartstène 
sans  de  fort  graves  difficultés  :  l'eau  atteignait  presque  la 
glace  de  terre  ;  ils  marchèrent  assez  bien  jusqu'à  Fog  Inlet, 
où  d'énormes  crevasses  leur  barrèrent  le  passage  ;  impos- 
sible de  les  franchir  ou  de  les  tourner  ;  un  traîneau  fut  brisé, 
et  après  l'avoir  réparé  tant  bien  que  mal ,  nos  hommes  ne 
songeaient  plus  qu'à  revenir  au  navire  le  plus  vite  possi- 
ble, lorsque,  un  peu  au-dessus  du  cap  de  Hatherton,  ils 
trouvèrent  la  trace  de  deux  ours,  et  bêtes  et  gens  ne  pu- 
rent résister  à  la  tentation  de  les  suivre.  Sonntag  m'a 
donné  de  cette  chasse  une  description  fort  animée. 

Les  deux  malheureuses  victimes,  une  mère  et  son  petit, 
dormaient  sur  le  versant  d'une  chaîne  de  hummocks  ;  ré- 
veillées par  les  abois  des  chiens,  elles  se  dirigèrent  immé- 
diatement vers  les  crevasses  ouvertes  à  une  distance  d'en- 
viron sept  kilomètres.  Sans  attendre  les  incitations  de 
leurs  conducteurs,  et  comme  s'ils  eussent  oublié  leurs  traî- 
neaux, les  chiens  s'élancèrent  à  leur  poursuite  ;  les  hum- 
mocks, fort  élevés  déjà,  étaient  séparés  par  d'étroites  et 
sinueuses  ravines,  et  si  les  ours  avaient  eu  l'instinct  de 
s'y  cantonner,  leurs  ennemis,  arrêtés  à  chaque  instant,  et 
ne  pouvant  pas  toujours  suivre  leurs  traces,  n'auraient 
probablement  pas  réussi  à  les  atteindre  ;  mais  la  chaîne 
avait  tout  au  plus  un  demi -kilomètre  de  large,  et  les 
ours,  la  traversant  au  plus  vite,  songeaient  évidemment  à 
gagner  une  énorme  fissure  qui  devait  aboutir  à  la  mer. 

Le  lancé  fut  des  plus  brillants  ;  l'attelage  de  Jensen 
entra  le  premier  dans  les  hummocks,  Hans  le  rejoignit 
aussitôt,  et  les  chiens  détalèrent  pêle-mêle  à  la  suite  de 
leur  colossal  gibier.  Le  traîneau  du  Danois  fut  à  moitié  ren- 
versé, et  Sonntag  roula  dans  la  neige,  mais  il  put  s'accro- 
cher aux  montants  et  se  hisser  de  nouveau  sur  sa  planche: 
la  glace,  à  moitié  brisée,  retardait  la  course  impatiente 


CHAPITRE  XIII.  177 

des  chiens  ;  frissonnants  de  colère,  ils  étaient  parfois  obli- 
gés de  s'arrêter,  mais  leur  ardeur  et  l'énergie  de  leurs 
maîtres  triomphaient  de  tous  les  obstacles  ;  ils  émergèrent 
à  la  lin  sur  une  large  plaine  presque  unie,  où  pour  la  pre- 
mière fois  les  deux  ours  étaient  distinctement  en  vue.  Les 
haltes  forcées  des  traîneaux  leur  avaient  permis  de  prendre 
deux  kilomètres  d'avance;  il  semblait  probable  qu'ils 
pourraient  atteindre  l'eau.  Tout  aussi  bien  que  les  chas- 
seurs, les  chiens  paraissaient  le  redouter,  car  ils  se  lan- 
cèrent à  leur  poursuite  avec  tout  le  sauvage  élan  de  leur 
brutale  nature.  Enragés  par  la  perspective  de  voir  échap- 
per leur  proie,  ils  parcouraient  l'espace  comme  un  tour- 
billon furieux.  Jensen  et  Hans  les  excitaient  par  tous  les 
moyens  que  leur  suggérait  une  longue  expérience;  les" 
traîneaux  volaient  sur  la  neige  durcie  et  rebondissaient 
sur  les  pointes  aiguës  qui  hérissaient  sa  surface  glacée. 

Par  leurs  cris  et  leur  vitesse  les  chiens  manifestaient 
toute  l'impatience  d'une  meute  lancée  après  le  renard, 
mais  avec  une  férocité  décuplée,  et  Sonntag,  que  cette 
folle  course  enlevait  aux  notions  de  la  réalité  présente, 
se  croyait  au  milieu  d'une  bande  de  loups  serrant  de  près 
un  buffle  blessé. 

En  moins  d'un  quart  d'heure  la  distance  était  réduite  à 
quelques  centaines  de  mètres.  La  mer,  espoir  des  fugitifs, 
terme  fatal  de  la  poursuite,  se  rapprochait  aussi,  mais 
l'ourse  était  arrêtée  dans  sa  marche  par  son  petit  qu'elle 
ne  voulait  pas  abandonner  ;  effrayé  et  anxieux,  il  trottait 
pesamment  près  d'elle,  et  c'était  pitié  d'entendre  les  cris 
déchirants  de  la  pauvre  mère.  Désespérée,  elle  comprenait 
parfaitement  le  péril,  mais  ne  pouvait  se  résoudre  à  fuir 
sans  sa  progéniture.  La  crainte  et  l'amour  maternel  sem- 
blaient diriger  alternativement  tous  ses  mouvements.  Elle 
s'élançait  vers  la  mer  oîi  était  son  salut,  pour  revenir 
bientôt  en  arrière  et  pousser  de  son  museau  le  pauvre 
petit  être  que  les  forces  abandonnaient;  elle  courait  à  côté 

12 


178  LÀ  MER   LIBRE. 

de  lui  comme  pour  l'encourager.  L'ennemi  s'avançait  tou- 
jours, les  chiens  oubliaient  leur  fatigue  et  tiraient  de  plus 
en  plus  sur  leurs  colliers  :  le  moment  critique  approchait; 
et  pour  combler  les  angoisses  du  malheureux  couple , 
l'ourson  ne  pouvait  plus  marcher. 

Arrivés  à  cinquante  mètres  environ,  les  conducteurs  se 
penchèrent  en  avant,  saisirent  le  bout  de  la  courroie  qui 
réunissait  tous  les  traits  et  le  glissèrent  hors  du  nœud 
coulant  :  les  traîneaux  s'arrêtèrent  soudain ,  et  les  chiens, 
délivrés  de  toute  entrave,  s'élancèrent  après  leur  proie  en 
poussant  des  hurlements  féroces.  En  entendant  tout  près 
d'elle  le  bruit  de  la  meute  altérée  de  son  sang ,  la  pauvre 
mère  comprit  que  la  fuite  était  désormais  impossible  ;  elle 
se  retourna  à  demi,  et  s'affermissant  solidement  sur  la 
neige,  elle  se  prépara  au  combat  avec  le  courage  du  déses- 
poir, tandis  que  l'ourson,  affolé  de  terreur,  courait  autour 
d'elle  et  finit  par  se  réfugier  entre  ses  jambes, 

Ousisoak,  le  vieux  et  rusé  chef  de  meute,  conduisait  l'at- 
taque; la  reine  Arkadik  était  à  son  côté;  une  vingtaine  de 
chiens  arrivaient  à  leur  suite  par  ordre  de  vitesse  ;  avec 
un  grondement  formidable,  l'ourse,  de  ses  pattes  énormes, 
sépara  en  deux  le  front  de  l'armée,  et  éparpilla  ses  en- 
nemis à  droite  et  à  gauche;  une  toute  jeune  recrue  osa 
seule  lui  faire  face  et  lui  sauta  à  la  gorge  avec  plus  de 
témérité  que  de  prudence;  un  instant  après,  le  malheureux 
chien  roulait  tout  broyé  sur  la  neige.  Cantonnés  à  l'ar- 
rière, Arkadik  et  son  royal  époux  mordaient  l'ennemi  à 
belles  dents,  et  toute  la  meute  se  précipita  pour  imiter 
cette  stratégie  plus  circonspecte  ;  le  puissant  animal  se 
retourna  soudain  et  força  Ousisoak  à  lâcher  prise,  mais  il 
découvrait  ainsi  son  petit,  et  prompt  comme  l'éclair, 
Rarsuk  le  noir,  suivi  de  Schnapps,  maigre  métis  jaunâtre, 
s'élança  sur  l'ourson  ;  comme  sa  mère,  celui-ci  acceptait 
le  combat;  il  évita  Karsuk  et  essaya  d'étouffer  Schnapps 
entre  ses  jeunes  pattes  ;  le  pauvre  chien  fut  presque  plié 


CHAPITRE  XIII.  181 

en  deux  et  s'échappa  de  la  mêlée  en  poussant  d'atrreux 
hurlements.  Ousisoak  était  en  grand  danger,  quand  Ere- 
bus,  son  vaillant  rival,  vint  à  la  rescousse  et  se  jeta  sur 
le  flanc  opposé  de  l'ourse  avec  toute  sa  bande  ;  mais  sans 
souci  de  ses  propres  assaillants,  la  mère,  aux  cris  de  son 
ourson,  faisait  reculer  Karsuk  et  les  siens,  qui  étaient  re- 
venus à  la  charge  ;  encore  une  fois  elle  put  abriter  sous 
son  corps  la  petite  et  courageuse  créature,  complètement 
exténuée,  et  dont  le  sang  coulait  de  toutes  parts. 

Jensen  et  Hans  avaient  retiré  leurs  carabines  du  traîneau 
et  se  hâtaient  d'accourir,  mais  les  chiens  se  pressaient 
tellement  autour  de  leur  proie,  qu'il  était  impossible  de 
tirer  Profitant  pour  viser  d'un  instant  où  l'ourse  se  trou- 
vait un  peu  à  découvert,  ils  l'atteignirent  à  la  gueule  et 
à  l'épaule,  et  elle  fit  entendre  un  long  rugissement  de  co- 
lère et  de  douleur,  mais  les  blessures  n'étaient  point  mor- 
telles et  la  bataille  continua  plus  terrible  que  jamais.  La 
neige  était  arrosée  de  sang ,  un  filet  rouge  coulait  de  la 
gueule  de  l'ourse ,  un  autre  tombait  goutte  à  goutte  sur 
sa  fourrure  blanche;  le  petit,  déchiré  et  pantelant,  allait 
rendre  le  dernier  soupir;  un  de  nos  chiens  gisait  presque 
sans  vie,  et  un  autre  marquait  de  larges  taches  cramoisies 
la  couche  de  givre  sur  laquelle  son  agonie  s'exhalait  en 
faibles  gémissements. 

Sonntag  approchait  à  son  tour  ;  une  décharge  des  trois 
carabines  jeta  le  colosse  sur  son  flanc,  et  les  chiens  s'élan- 
cèrent de  nouveau  à  l'attaque.  Quoique  fort  épuisée  par  la 
perte  de  son  sang,  l'ourse  n'était  pas  encore  hors  de  com- 
bat; rassemblant  ses  forces,  elle  obligea  une  fois  de  plus 
les  assaillants  à  une  retraite  précipitée,  et  ramena  sous 
son  corps  ce  petit  pour  lequel  elle  donnait  sa  vie,  mais 
dont  le  sort  était  déjà  fixé.  A  moitié  étranglé  par  Karsuk 
et  sa  bande,  couvert  d'affreuses  plaies,  il  venait  d'expi- 
rer aux  pieds  de  sa  mère  ;  en  le  voyant  couché  immobile, 
elle  oublia  tout,  ses   blessures,  son   danger,  la  meute 


182  LA  MER   LIBRE. 

furieuse  qui  la  déchirait  sans  relâche,  et  se  mit  à  le  lé- 
cher avec  une  tendresse  passionnée  ;  elle  se  refusait  à 
croire  qu'il  fût  mort  et  cherchait  à  le  relever;  elle  le  ca- 
ressait pour  l'encourager  à  combattre  encore;  puis  tout 
d'un  coup,  elle  parut  comprendre  qu'il  n'avait  plus  besoin 
de  sa  protection,  et  se  retourna  vers  ses  bourreaux  avec 
un  redoublement  de  rage;  pour  la  première  fois  elle  es- 
sayait de  s'échapper.  Un  autre  chien  fut  lancé  pantelant  et 
déchiré  h  côté  du  malheureux  Schnapps.  Elle  sembla  enfin 
s'apercevoir  qu'elle  av.iit  d'autres  ennemis  que  la  horde 
aboyante  qui  s'acharnait  sur  elle.  Hans  s'avançait  avec  un 
épieu;  elle  secoua  violemment  la  grappe  de  chiens  sus- 
pendue à  son  corps  et  se  précipita  à  sa  rencontre  ;  il  jeta 
son  arme  et  s'enfuit  de  toute  la  vitesse  de  ses  jambes  ; 
mais  elle  courait  encore  plus  vite  que  lui,  et  l'Esquimau 
était  infailliblement  perdu  si  Sonntag  et  Jensen,  qui  avaient 
pu  recharger  leurs  carabines,  n'eussent  réussi  à  arrêter 
la  carrière  du  terrible  monstre;  une  balle  pénétra  dans 
l'épine  dorsale,  à  la  base  du  crâne,  et  l'ourse  roula  à  son 
tour  sur  la  neige  imprégnée  de  sang. 

Les  victimes  furent  promptement  dépouillées;  on  pré- 
para, pour  nous  la  rapporter ,  une  partie  de  la  chair  de 
l'ourson ,  et  les  chiens  purent  se  gorger  à  volonté  ;  puis 
nos  gens  dressèrent  leur  tente  sur  le  théâtre  de  leurs  ex- 
ploits ;  le  lendemain  ils  arrivaient  au  navire. 

La  gelée  a  pincé  le  nez  de  Jensen  et  touché  les  joues 
de  Hans,  mais  Sonntag  est  revenu  sans  une  égratignure. 
Nos  voyageurs  ont  eu  beaucoup  à  souffrir ,  tout  conspirait 
contre  eux ,  et  s'ils  n'ont  pu  atteindre  leur  but,  leurs  per- 
sévérants efforts  n'en  méritent  pas  moins  de  grands 
éloges. 

L'existence  de  cette  eau  libre  m'étonne  plus  que  je  ne  puis 
dire;  de  1853  à  1854,  nous  n'avons  vu  rien  de  semblable  à 
Port-van-Rensselaer  ;  je  voudrais  savoir  si  elle  traverse  le 
détroit  de  Smith,  et  jusqu'où  elle  s'étend  au  nord  et  au 


CHAPITRE  XIII.  183 

sud.  C'est  probablement  un  phénomène  tout  local ,  dû  à 
l'action  des  vents  et  des  courants. 

Le  7  novembre,  par  24°  C.  au-dessous  de  zéro,  le  vent 
rugissait  du  nord-est,  et  repoussant  au  large  les  glaces  en- 
tassées jusqu'alors  à  l'entrée  de  la  baie,  nous  permettait 
d'entendre  de  nouveau  le  bruit  du  ressac  battant  la  côte. 

Le  lendemain,  l'atmosphère  étant  plus  calme,  je  me 
dirigeai  du  côté  de  la  mer.  L'aspect  de  la  glace  flottante  était 
d'un  sombre  à  saisir  d'effroi.  D'épais  brouillards  pesaient 
sur  la  mer.  D'innombrables  ke/ields  dérivaient  à  travers 
l'obscurité,  se  choquant  avec  bris  et  retentissement,  s'em- 
pilant  les  uns  sur  les  autres  et  jetant  des  reflets  lugubres 
à  travers  le  clair  de  lune.  Çà  et  là  de  pesants  icebergs  se 
dressaient  immobiles  et  comme  s'ils  se  fussent  défiés  du 
tumulte  des  éléments.  La  mer,  bouillonnant  autour  d'eux, 
ceignait  pourtant  leurs  flancs  épais  d'une  ceinture  de  blan- 
che écume. 

En  revenant  à  bord,  Rnorr,  qui  m'avait  accoçipagné,  et 
que  ce  chaotique  spectacle  avait  fortement  impressionné, 
tomba  dans  une  crevasse  ouverte  entre  deux  glaçons  et 
plongea  tout  entier  dans  la  mer  :  bain  aussi  dangereux  que 
désagréable  pour  lui;  car,  une  fois  sorti  de  l'eau,  grâce  à 
mon  aide,  il  lui  restait  plus  de  trois  kilomètres  à  franchir 
pour  gagner  le  navire.  Heureusement  il  put  faire  cette  course 
d'un  seu'l  et  vigoureux  élan  et  ne  rapporta  à  bord  rien  de 
pire  qu'un  pied  gelé.  Cet  accident  n'eut  pas  de  suites  plus 
fâcheuses  que  la  douleur  qui  en  est  la  conséquence  pre- 
mière, grâce  au  remèie  opportun  que  ma  vieille  expérience 
me  suggéra.  Le  membre  gelé  fut  immédiatement  placé  dans 
un  bain  d'eau  glacée,  dont  la  température  fut  lentement 
élevée  d'heure  en  heure  jusqu'à  ce  que  les  muscles  fussent 
complètement  dégelés.  Il  n'en  résulta  aucune  inflammation 
et  le  pied  sortit  du  bain  sans  la  moindre  engelure. 

Le  jour  suivant  nous  étions  en  plein  dégel,  —  un  dégel 
en  novembre,  sous  l'étoile  polaire!  C'est  là  un  phénomène 


184  LA  MER  LIBRE. 

étrange  à  signaler.  Le  thermomètre  centigrade  marque  — 
10°,  ce  qui  est  une  chaleur  relative. 

V  La  rude  température  du  mois  dernier,  condensant  l'hu- 
midité qui  monte  des  profondeurs  du  navire,  avait  décoré 
l'intérieur  de  la  construction  que  nous  avons  élevée  sur 
le  pont,  de  délicates  arabesques  de  givre,  qui  avaient  bien 
en  quelques  endroits  deux  pouces  de  relief.  Elles  fondent 
sur  le  plancher  maintenant  et  tout  se  détrempe  autour  de 
nous.  Nous  en  sommes  réduits  à  diminuer  les  feux  et  à 
ouvrir  les  fenêtres. 

Pendant  que  la  température  augmente,  que  le  dégel  va 
son  train,  que  la  pluie  nous  poursuit  partout  et  qu'un 
affreux  gâchis  s'étend  goutte  à  goutte  dans  tout  le  navire, 
j'ai  à  noter  sur  mon  journal,  à  la  date  du  11  novembre, 
une  nouvelle  intéressante  :  l'apparition  d'un  journal  au 
Port  Foulke.  La  libre  presse  suit  le  pavillon  de  l'Union 
tout  à  travers  le  monde  et  le  Pôle  se  réjouit  à  la  vue  du 
Courrier  hebdomadaire  du  Port  Foulke. 

Dans  la  pensée  qu'une  création  de  ce  genre  serait  une 
diversion  utile  contre  les  attaques  de  nos  ennemis  les 
ténèbres,  j'avais,  depuis  quelque  temps,  proposé  aux 
officiers  de  publier  un  journal  hebdomadaire;  cette  idée 
fut  accueillie  avec  des  transports  de  joie,  et  toute  cette 
semaine  ces  messieurs  ont  été  fort  occupés  de  la  met- 
tre à  exécution.  Dodge  et  Rnorr  ont  entrepris  de  lan- 
cer l'affaire,  et  ces  jours-ci  ils  charmaient  leurs  loisirs  en 
glanant  dans  les  cabines  et  l'entre-pont  toutes  sortes  de 
choses  amusantes.  Le  premier  numéro  vient  de  paraître,  il 
est  bien  réussi  et  quelques-uns  des  meilleurs  articles,  «  per- 
les riches  et  rares»,  viennent 'du  gaillard  d'avant. 

Pour  nous ,  pauvres  prisonniers  des  ténèbres,  l'appari- 
tion de  ce  journal  est  un  événement  des  plus  remarqua- 
bles ,  et  en  ma  double  qualité  de  commandant  et  de  méde- 
cin, je  compte  beaucoup  sur  son  influence  hygiénicjue.  Ces 
messieurs,  du  reste,  ont  fait  tous  leurs  efforts  pour  que 


CHAPITRE  XIII.  185 

cette  gazette,  si  impatiemment  désirée,  répondît  à  l'attente 
du  public,  et  la  naissance  de  notre  Courrier  a  été  accom- 
pagnée de  toutes  les  cérémonies  qui  ont  cours  chez  nous 
en  semblable  occurrence.  L'organisation  du  journal  lui- 
même  est  la  plus  comique  parodie  de  celles  des  grandes 
feuilles  de  New- York  ou  de  Boston,  Rien  ne  nous  manque 
ici  :  état-major  d'éditeurs  et  de  correspondants,  bureau  de 
nouvelles  générales,  rédacteur  en  chef  chargé  du  «  pre- 
mier Port-Foulke»,  agence  télégraphique  en  communica- 
tion prompte  et  sûre  non-seulement  avec  tous  les  points 
du  globe,  mais  encore  avec  le  soleil,  la  lune  et  les  étoiles, 
nous  avons  tout,  et  même  «  nos  artistes  spéciaux  »  ayant 
mission  de  dessiner  dans  tous  les  lieux  du  monde  les  évé- 
nements extraordinaires  qui  peuvent  s'y  passer. 

Naturellement,  le  début  est  chose  fort  importante,  et 
avant  même  l'entrée  en  scène,  nos  éditeurs  n'ont  rien 
épargné  pour  exciter  la  curiosité  du  public  :  circulaires, 
affiches  monstres  et  tous  autres  appâts  inventés  par  les 
fournisseurs  de  la  gourmandise  intellectuelle  du  bon  pu- 
blic. Mac  Gormick  leur  avait  apporté  son  concours  en  pré- 
parant le  menu  d'un  dîner  meilleur  que  de  coutume  :  de 
sorte  que  quels  que  fussent  les  mérites  du  journal  tant 
désiré ,  son  apparition  ne  pouvait  manquer  d'être  bien 
accueillie.  Tous  les  détails  matériels  reposaient  sur 
.M.  K.norr;  c'est  lui  qui  gardait  le  nouveau-né,  et  à  peine 
la  nappe  fut-elle  enlevée  que  des  cris  tumultueux  récla- 
mèrent l'entrée  de  son  jeune  nourrisson.  Il  marchait  gra- 
vement ,  vers  son  oreiller  sous  lequel  il  l'avait  jusqu'alors 
soustrait  à  tous  les  yeux,  lorsqu'un  des  assistants  demanda 
la  parole  pour  une  motion  importante.  «  Nous  confor- 
mant, dit-il,  à  l'usage  national,  nous  devons  procéder  ré- 
gulièrement et  ne  pas  laisser  s'accomplir  avec  une  légè  - 
reté  frivole  l'événement  appelé  à  produire  dans  le  monde 
une  aussi  grande  sensation.  Non,  messieurs!  une  assem- 
blée générale  organisera  un  comité,  qui  ù  son  tour  nom- 


186  LA  MER  LIBRE. 

mera  un  orateur.  Alors,  et  seulement  alors ,  on  pourra 
dire  que  nous  avons  dignement  inauguré  l'entreprise  dont 
il  est  question.  Le  public  de  Port  Foulke  serait  à  juste  ti- 
tre fort  mécontent,  si  nos  voix  restaient  muettes  à  l'heure 
solennelle  où  la  presse  libre  est  établie  sur  ces  limites  re- 
culées de  la  civilisation  !  » 

Cette  proposition  fut  accueillie  avec  une  certaine  fa- 
veur, et  un  meeting,  immédiatement  organisé,  appela 
M.  Sonntag  au  fauteuil;  on  procéda  ensuite  à  l'élection  des 
vice-présidents  et  des  secrétaires,  et  M.  Knorr  fut  nommé 
orateur  par  acclamation.  Alors  s'éleva  dans  la  salle  un  ef- 
froyable tapage  ;  on  battait  des  mains,  on  trinquait  avec 
les  tasses  de  fer-blanc,  les  cris  de  :  «A  l'ordre!  Écoutez! 
écoutez  !  »  essayaient  en  vain  de  dominer  le  bruit,  mais 
l'orateur  se  jucha  sur  le  buffet  et  du  haut  de  cette  tribune, 
s'adressa  en  ces  termes  à  l'assemblée. 

«  Mes  cliers  concitoyens  ! 

«  Appelé  par  le  vote  unanime  de  cette  communauté,  hé- 
las! si  peu  éclairée,  pour  inaugurer  l'aube  nouvelle  qui 
s'est  levée  sur  cette  région  ténébreuse,  j'ai  l'heureux  pri- 
vilège de  vous  annoncer  qu'aux  dépens  de  nos  heures,  de 
nos  ressources ,  de  nos  labeurs ,  nous  venons  de  combler 
une  lacune  depuis  trop  longtemps  ressentie  à  Port  Foulke. 
(concitoyens  !  nous  jouissons  maintenant  de  l'inaliénable 
droit  de  naissance  de  tout  Américain,  la  presse  libre!  cette 
voix  retentissante  de  l'opinion  publique. 

«  Accablé  sous  le  fardeau  de  cette  situation ,  je  me 
trouve  dans  l'impossibilité  de  vous  adresser  un  discours  à 
la  hauteur  de  la  solennité  et  de  l'importance  de  cet  événe- 
ment. Cependant  je  dois  à  mon  collègue,  je  me  dois  à 
moi-même  de  vous  dire  que  si ,  nous  conformant  à  une 
coutume  consacrée  par  les  âges,  nous  conservons  nos  opi- 
nions pour  nous,  du  moins  nous  ne  serons  point  avares 
de  nos  raisonnements.  Les  habitants  de  Port  Foulke  dési- 
rent le  prompt  retour  du  soleil?— Nous  serons  les  ardents 


CHAPITRE   XIII.  187 

avocats  de  leur  cause.  —  Ils  veulent  la  lumière  ?  —  Nous 
nous  adresserons  aux  sphères  célestes  et  nous  ne  leur 
laisserons  pas  ignorer  nos  droits  à  une  rigoureuse  réci- 
procité. —  Ils  cherchent  le  bonheur?  —  Sérieusement  pé- 
nétrés de  notre  mission  sacrée  qui ,  je  puis  le  dire ,  mes- 
sieurs ,  a  fait  de  la  presse  une  puissance  dans  ce  grand  et 
glorieux  dix-neuvième  siècle,  nous  leur  conseillerons  sans 
cesse  la  pratique  de  toutes  les  vertus  sociales  et  pri- 
vées. 

«  Concitoyens  !  cette  heure  sera  à  jamais  mémorable 
dans  les  fastes  de  Port  Foulke.  On  nous  dit  que,  dans  leur 
patois,  les  aborigènes  le  nomment  Annyeiqueipablaytah , 
que  les  meilleurs  interprètes  traduisent  par  :  «  l'antre  des 
tempêtes  hurlantes  ».  Dans  cette  grave  occurrence ,  il  est 
convenable  que  nous  dirigions  nos  pensées  vers  l'avenir, 
l'avenir  surtout  de  notre  sublime  entreprise.  Cet  antre 
des  tempêtes  hurlantes,  vous  le  savez,  honorables  audi- 
teurs, est  situé  sur  les  confins  de  notre  immense  pairie, 
cette  patrie  dont  le  vaste  manteau  baigne  ses  franges  dans 
l'Océan  sans  limites  et  qui  s'étend  du  soleil  levant  au  so- 
leil couchant,  de  la  Croix  du  Sud  à  l'aurore  boréale  ?  — 
Mais  que  dis-je,  l'aurore  boréale?  N'avons-nous  pas  laissé 
derrière  nous  cette  vague  limite  de  notre  domaine?  Oui, 
chers  concitoyens,  c'est  à  nous  de  faire  avancer  ces  ques- 
tions litigieuses  des  frontières  nationales  et  de  les  amener 
à  un  point,  —  et  quel  point?  messieurs!  au  pôle  Nord  lui- 
même!...  Là,  nous  planterons  notre  bannière  étoilée  :  la 
hampe  de  notre  étendard  deviendra  l'axe  du  monde  autour 
duquel  tournera,  comme  une  boule,  l'universelle  nation 
yankee ! 

«  Amis  et  compatriotes  !  permettez-moi,  en  terminant, 
de  porter  les  toasts  qui  conviennent  à  cette  occasion.  A  la 
presse  libre!  A  l'universelle  nation  yankee!  Puisse  la  pre- 
mière, dans  l'avenir  comme  dans  le  passé,  être  la  fidèle 
compagne  de  la  liberté  et  l'emblème  du  progrès  !  Puisse  la 


18S  LA  MER  LIBRE. 

seconde  absorber  toute  la  création  et  devenir  enfin    la 
grande  farandole  céleste  I  » 

Le  jeune  orateur  sauta  à  bas  de  son  bahut  au  milieu  de 
ce  qu'on  pourrait  bien  nommer  «  des  applaudissements 
bruyants  et  tumultueux  ».  Sa  harangue  avait  produit  une 
impression  tout  aussi  favorable  pour  le  père  que  pour 
l'enfant,  et  après  de  nouvelles  rasades  et  les  chocs  prolon- 
gés de  nos  tasses  de  métal ,  la  lecture  commença  et  ne  fut 
interrompue  que  par  les  marques  de  satisfaction  dont  on 
n'est  pas  avare  après  un  bon  dîner,  en  écoutant  de  bonnes 
histoires,  racontées  d'ailleurs  avec  beaucoup  de  verve.  No- 
tre seul  regret  fut  d'en  voir  arriver  la  fin.  —  On  vota  des 
remercîraents  aux  rédacteurs ,  on  but  fi  la  santé  de 
M.  Knorr,  en  un  mot,  tout  alla  bien.  Le  seul  exemplaire 
de  notre  Courrier  passa  aux  matelots  et  leurs  applaudisse- 
ments ne  furent  pas  moins  unanimes.  Il  contient  seize  pa- 
ges d'une  écriture  fort  serrée,  une  esquisse  assez  ambi- 
tieuse de  Port  Foulke,  un  portrait  de  sir  John  Franklin, 
une  bonne  charge  du  pauvre  Général  avec  sa  patte  en 
écharpe.  —  Les  énigmes  n'y  manquent  pas,  non  plus  que 
les  «  calembours  entièrement  neufs».  Nouvelles  de  l'ex- 
térieur, —  faits  divers,  —  annonces,  tout  y  a  sa  place; 
sans  compter  des  travaux  d'un  vol  beaucoup  plus  témé- 
raire, parmi  lesquels  on  remarque  un  «  prospectus  illustré 
par  l'un  des  rédacteurs  »,  un  poëme  du  maître  d'hôtel,  et 
enfin  à  l'adresse  de  mon  malheureux  chien,  des  vers  aux- 
quels tout  l'équipage  a  adapté  un  air  et  qu'il  répète  inces- 
samment en  chœur  avec  un  plaisir  évident  :  il  est  question 
de  la  chute  de  Général,  de  son  repos  forcé  et  de  sa  mort 
prochaine. 

Rentrez  collier,  fouet  et  poitrail, 

Et  du  traîneau  tout  l'attirail; 

Général  n'en  a  plus  que  faire. 

Sur  le  pack  aj'ant  trop  glissé, 

Jambes  et  bras  il  s'est  cassé. 

Et  touche  à  son  heure  dernière. 


CHAPITRE  XIII.  189 

J'ai  le  chagrin  de  dire  que  cette  propiiétie  n'a  que  trop  de 
chances  de  se  vérifier  :  Général  est  bien  malade.  Couché 
dans  ma  cabine,  les  voix  joyeuses  qui  célèbrent  ses  infor- 
tunes le  réveillent  de  son  sommeil,  et  s'il  pouvait  parler,  il 
soupirerait  avec  le  chat  de  Gray  : 

Hélas  !  un  favori  ne  peut  avoir  d'amis  ! 

Cependant,  voici  un  autre  couplet  qu'il  paraît  écouter  at- 
tentivement avec  des  larmes  dans  les  yeux ,  comme  s'il  y 
démêlait  une  preuve  de  sympathie  : 

Oh  !  jours  de  deuil  et  de  pensers  austères , 

Où  Général,  pleuré  de  tout  venant, 

Et  sur  trois  pattes  clopinant. 
Suit  le  sentier  glacé  qui  conduit  chez  ses  pères  ! 

12  novembre.        • 

La  température  est  descendue  à  —  6'  C,  mais  l'humidité 
ne  cesse  pas,  et  la  neige  qui  couvre  la  plaine  et  le  port  est 
tout  imbibée  d'eau ,  problème  assez  difficile  à  résoudre 
puisqu'elle  repose  sur  une  couche  de  glace  de  trois  pieds 
d'épaisseur  et  que  le  thermomètre  n'est  jamais  remonté 
au-dessus  du  point  de  congélation. 

En  outre  la  neige  continue  à  tomber,  seulement  elle  est 
fort  légère  et  très-régulièrement  cristallisée  ;  elle  forme  un 
tapis  de  trente  et  quarante  centimètres  d'épaisseur. 

13  novembre. 

De  pire  en  pire.  Le  thermomètre  s'élève  encore,  et  le  toit 
qui  recouvre  notre  pont,  nous  verse  des  ondées  tropicales. 
La  neige  n'est  plus  qu'une  pâte  molle  et  visqueuse,  et  je 
suis  toujours  fort  embarrassé  pour  expliquer  cette  circon- 
stance; à  deux  pieds  de  profondeur,  la  glace  est  à  —  6'  C. 
A  la  surface  de  la  neige  le  thermomètre  marque  —  5"  et 
—  2'  C.  dans  l'eau. 


190  LA  MEH  LIBRE. 

L'obscurité  n'est  pas  encore  tout  à  fait  complète.  A  raidi, 
aux  dépens  de  ma  vue,  il  est  vrai,  je  puis  lire  dans  un  livre 
imprimé  en  caractères  moyens. 

14  novembre. 

Le  vent  souffle  du  N.  E.  depuis  vingt-quatre  heures  et  ce- 
pendant l'air  extérieur  est  toujours  fort  supportable,  bien 
qu'à  dix  heures  ce  soir  le  thermomètre  soit  descendu  à 
—  16"  C. 

Tant  que  nous  avions  la  brise  de  mer,  je  pouvais  trouver 
quelque  excuse  à  cette  température  exceptionnelle,  mais 
aujourd'hui  je  renonce  à  deviner  l'énigme  :  un  vent  chaud 
nous  arrivant  de  la  mer  de  glace,  ce  réservoir  inépuisable 
des  gelées  groënlandaises ,  brouille  toutes  nos  théories; 
mauvais  tour  que  l'expérience  joue  souvent  à  de  moins 
ignorants  que  moi. 

Avec  l'aide  de  Mac  Cormick,  mon  ingénieux  factotum,  j'ai 
pu  installer  un  nouveau  marégraphe,  et  si  cet  instrument 
est  aussi  efficace  que  peu  compliqué,  nous  aurons  de  bons 
relevés  des  marées  de  Port  Foulke. 

C'est  un  câble  mince,  dont  une  extrémité  est  attachée  à 
une  lourde  pierre  reposant  sur  le  fond  de  la  mer,  l'autre 
remonte  à  travers  le  trou  à  feu,  passe  sur  une  poulie  et 
retombe  au  niveau  de  l'eau  où  il  est  maintenu  en  équilibre 
par  un  poids  de  dix  livres.  La  poulie  est  fixée  à  une  rame 
soutenue  par  deux  piliers  de  glace.  A  deux  pieds  au-des- 
sous de  cette  rame  se  trouve  une  tige  de  fer  placée  de  ma- 
nière à  être  en  étroit  contact  avec  le  câble.  Celui-ci  est  di- 
visé en  pieds  et  en  dixièmes  de  pied  par  de  petits  cordons 
noués  solidement,  et  à  la  lueur  d'une  lanterne  sourde,  on 
relève  la  hauteur  de  la  marée  à  mesure  que  la  corde  monte 
au  niveau  de  la  tige.  La  seule  difficulté  est  d'empêcher  que 
le  jeu  de  ce  câble  ne  soit  entravé  par  les  glaces.  A  cette 
fin,  jour  et  nuit,  quatre  fois  par  heure,  on  nettoie  le  trou 
à  feu,  opération  doublement  nécessaire,  puisque  cette  ou- 


CHAPITRE  XIII.  191 

verture  est  la  seule  par  laquelle  on  pourrait  se  procurer  de 
l'eau  si  par  malheur  un  incendie  se  déclarait  à  bord. 


15  novembre. 

Le  vent  a  raffermi  la  neige,  et  le  thermomètre  étant  enfin 
descendu  à — 19*  G.,  l'humidité  disparaît  peu  à  peu. 

J'ai  fait  cadeau  à  Hans  dun  costume  tout  neuf  et  d'une 
couple  de  mes  plus  flambantes  chemises  de  flanelle,  espé- 
rant calmer  un  peu  sa  haine  contre  Péter. 

Si  j'échoue  en  cela,  j'ai  du  moins  agréablement  chatouillé 
sa  vanité,  maître  Hans  est  un  vrai  dandy,  et  personne  à 
bord  ne  s'occupe  plus  de  sa  toilette  que  ce  chasseur  à  demi 
sauvage.  A  la  revue  du  dimanche,  il  se  pavane  dans  ses 
beaux  atours,  et  depuis  longtemps  il  ne  daigne  plus  frayer 
avec  ses  compatriotes.  Sans  doute,  il  se  croit  beaucoup 
d'importance  depuis  que  ses  habits  sont  un  peu  moins  gros- 
siers; —  malheureusement  ce  travers  se  retrouve  ailleurs 
que  chez  les  Esquimaux. 

16  novembre. 

Mac  Cormick  a  établi  une  école  de  navigation  et  forme 
trois  bons  élèves  :  Barnum,  Charley  et  Mac-Donald.  —  Dans 
la  «  salle  des  marins  »  la  soif  de  science  est  grande,  et 
l'excellente  bibliothèque  que  nous  devons  à  la  générosité 
de  nos  amis  de  Boston  ne  manque  pas  de  lecteurs.  La 
chambre  des  officiers  se  transforme  à  vue  en  cabinet  litté- 
raire. Dodge  a  déjà  dévoré  plusieurs  malles  de  l'Age  pré- 
sent de  Littell  et  de  la  Revue  de  Wesminsier;  Knorr  étudie  le 
danois  ;  Jensen,  l'anglais  ;  Sonntag  se  plonge  dans  l'esqui- 
mau, et  de  sa  longue  tête  mathématique,  travaille  à  éluci- 
der je  ne  sais  quelles  questions  de  quantités  différentielles. 
Mais  un  commandant  ne  connaît  pas  ces  loisirs,  et  la  routine 
quotidienne  absorbe  toutes  mes  pensées,  ainsi  que  pres- 
que tous  mes  instants.  Nos  affaires  de  ménage  me  tracassent 


192  LA  MER  LIBRE. 

beaucoup,  et  sans  nul  doute  je  me  laisse  trop  envahir  par 
le  souci,  «  cette  peste  de  l'existence  »,  qui,  dans  la  durée 
des  siècles,  troubla  si  cruellement  la  carrière  terrestre  de 
tant  de  bonnes  ménagères;  mais,  par  contre,  je  n'ai  pas 
le  temps  de  m'ennuyer,  et  la  promenade,  un  livre  ou  mon 
journal  suffisent  amplement  à  mes  heures  de  récréation. 

Je  ne  sens  pas  encore  le  poids  des  ténèbres,  mais  c'est 
avec  un  frisson  de  terreur  que  je  vois  le  noir  fantôme  des- 
cendre peu  à  peu  sur  nous. 

17  novembre. 

La  température  esta  —  iJ5"G.,  et  nous  en  sommes  vrai- 
ment fort  réjouis.  L'air  étincelle  d'un  froid  piquant,  et  par 
cette  atmosphère  sereine,  un  épais  manteau  de  glace  re- 
couvre de  nouveau  la  grande  baie;  la  plaine  de  cristal  s'é- 
tend sur  le  détroit  aussi  loin  que  le  regard  peut  la  suivre. 

Le  marégraphe  marche  parfaitement  bien,  mais  nos  jeunes 
gens  se  plaignent  avec  amertume  de  la  difficulté  qu'ils  ont 
à  maintenir  le  trou  à  feu  libre  de  glace  et  à  déchiffrer  dans 
les  ténèbres  la  graduation  de  l'instrument  tout  chargé  de 
verglas.  Starr  a  failli  passer  par  l'ouverture  et  a  presque 
cassé  la  machine  en  s'y  cramponnant  pour  ne  pas  glisser 
dans  la  mer.  Les  relevés  sont  en  général  assez  exacts,  et  je 
les  contrôle  d'un  autre  côté  par  mes  observations  sur  la 
banquette  de  glace.  Aujourd'hui,  nous  avions  neuf  pieds 
sept  pouces  de  différence  entre  le  flux  et  le  reflux. 

Les  pauvres  renards,  pour  leur  malheur,  fort  nom- 
breux autour  de  nous ,  sont  les  innocentes  victimes  d'un 
nouvel  amusement  :  pièges,  trappes,  panneaux,  fusils, 
tout  est  mis  en  réquisition  par  les  officiers  pour  se  saisir 
de  leur  fine  et  belHL  fourrure.  On  en  pourrait  confection- 
ner de  très-chauds  vêtements,  mais  je  ne  vois  pas  que  ces 
messieurs  y  pensent  beaucoup  :  chacun  d'eux  enferme  son 
butin  dans  les  recoins  les  plus  secrets  de  son  armoire. 
Recoins  consacrés  sans  doute  à  la  pari  des  Dames. 


CHAPITRE  XIII.  193 


18  novembre. 


Journée  froide,  claire,  calme,  paisible,  sans  autre  inci- 
dent que  l'apparition  du  second  numéro  du  Courrier.  Rad- 
cliffe  en  était  le  rédacteur  en  chef,  et  nous  avons  encore 
passé  une  bonne  soirée  dans  notre  demeure,  bloquée  par 
l'hiver  et  la  nuit. 

19  novembre. 

L'uniformité  de  notre  vie  a  été  aujourd'hui  troublée 
par  un  événement  mystérieux.  J'ai  déjà  longuement  parlé 
de  la  rivalité  de  mes  deux  chasseurs  esquimaux  :  tous  deux 
me  sont  fort  utiles,  mais  par  des  motifs  bien  différents. 
Comme  plus  d'un  économiste  en  renom.  Péter  patronne  vo- 
lontiers la  «  propriété  mobilière  » ,  mais  il  travaille,  en  tout 
bien  tout  honneur,  à  grossir  son  petit  trésor;  tandis  que 
maître  Hans  est  poussé  plutôt  par  une  basse  envie  que  par 
le  désir  du  gain.  C'est  un  type  de  cette  branche  de  la  fa- 
mille humaine  qui  ne  peut  voir  sans  souffrance  la  prospé- 
rité d'autrui.  Reste  à  savoir  si  la  jalousie  est  demeurée 
chez  lui  à  l'état  de  sentiment  ou  si  elle  s'est  traduite  par 
un  crime. 

Cette  nuit,  à  deux  heures,  je  lisais  tranquillement,  lors- 
qu'un bruit  de  pas  pressés  retentit  dans  le  silence  pro- 
fond. Le  maître  d'hôtel  entra  sans  se  donner  le  temps  de 
frapper  à  ma  porte ,  tout  effaré  et  comme  enveloppé  d'une 
atmosphère  d'alarme. 

«  Le  feu  est  à  bord?  »  lui  criai-je  anxieusement. 

-Mais  lui,  sans  répondre  à  ma  question  : 

*  Péter  est  parti,  monsieur. 

—  Parti  !  que  voulez-vous  dire  par  là? 

—  Parti,  parti,  monsieur. 

—  C'est  bon,  allez  vous  recoucher.  » 
Et  je  repris  mon  livre. 

13 


194  LA  MER  LIBRE. 

«  Mais,  monsieur, c'est  vrai,  c'est  bien  vrai,  il  est  parti, 
il  a  pris  la  fuite.  » 

L'insistance  du  maître  d'hôtel  finit  par  me  convaincre , 
et  tout  le  navire  fut  immédiatement  visité,  mais  on  ne 
trouva  point  notre  pauvre  chasseur;  son  hamac  n'avait 
pas  été  touché  depuis  la  matinée  de  la  veille  ;  évidemment 
Péter  n'était  plus  à  bord. 

Je  fis  appeler  tout  le  monde  sur  le  pont,  et  pendant  que 
j'interrogeais  nos  marins,  Jensen  essayait  de  faire  parler 
les  Esquimaux.  Gomme  à  son  habitude,  Péter  avait  soupe 
avec  nos  gens,  fumé  sa  pipe  et  bu  son  café  ;  il  paraissait 
heureux  et  content.  Je  ne  pouvais  m'expliquer  cette  lon- 
gue absence ,  la  lune  n'était  pas  levée ,  et  il  me  semblait 
impossible  qu'il  se  fût  volontairement  éloigné  du  vais- 
seau ;  les  vagues  réponses  de  Hans  excitaient  surtout  mes 
soupçons  ;  tout  ce  qu'on  a  pu  en  tirer,  c'est  que  Péter 
avait  grand'peur  des  matelots.  Nos  gens  déclarent,  au  con- 
traire, qu'il  était  de  beaucoup  leur  favori,  et  une  enquête 
minutieuse  a  établi  qu'on  l'a  toujours  traité  avec  la  plus 
grande  douceur. 

Pendant  tous  ces  interrogatoires,  on  préparait  les  falots 
et ,  partagé  en  sept  escouades ,  l'équipage  se  répandit  autour 
du  havre;  deux  heures  après,  on  voyait  encore  les  lumières 
errer  au  loin  sur  la  neige,  et  je  commençais  à  penser  que 
toutes  ces  recherches  seraient  sans  résultat,  lorsque  Mac 
Cormick  me  fit  le  signarconvenu  ;  à  quatre  kilomètres  et 
demi  au  sud  de  la  goélette,  il  avait  rencontré  une  trace  de 
pas  ;  il  la  suivit  sur  la  glace  de  terre  à  moitié  brisée,  jus- 
qu'au pied  d'une  colline  abrupte.  Là ,  il  ramassa  un  petit 
sac  contenant  quelques  habits,  la  meilleure  défroque  de 
notre  malheureux  chasseur.  Le  maître  d'hôtel  ne  s'était 
pas  trompé.  Péter  avait  pris  la  fuite.  Oîi  allait-il?  Pour-  . 
quoi  nous  a-t-il  ainsi  quittés? 

Nous  retournâmes  à  bord  dans  une  assez  grande  per- 
plexité  Marcus   et  Jacob   ne  savent   absolument  rien    et 


CHAPITRE  XIII.  195 

Hans  s'en  lient  toujours  à  ce  qu'il  a  dit  ;  mais  de  plus  en 
plus  je  suis  persuadé  qu'il  est  réellement  au  fond  de  cette 
mauvaise  affaire,  et  je  viens  de  le  renvoyer  de  ma  cabine 
en  lui  affirmant  qu'à  la  première  preuve  de  sa  culpabilité 
je  le  ferai  pendre  sans  pitié  à  la  grande  vergue.  11  a  par- 
laitement  compris,  et  il  s'engage  à  retrouver  le  fugitif  et 
à  nous  le  ramener  bientôt. 

20  novembre. 

Mans,  escorté  d'un  matelot,  a  longtemps  suivi  les  traces 
de  Péter ,  mais  au  bout  de  plusieurs  heures  une  brise 
violente  a  soulevé  les  neiges  et  toute  recherche  est  deve- 
nue impossible.  Il  est  revenu  au  navire ,  sans  nul  doute 
très-inquiet  de  son  propre  sort,  mais  il  avait  l'air  de  l'in- 
nocence en  personne  et  ne  paraissait  se  tourmenter  que 
des  malheurs  de  son  ancien  rival. 

«  Où  est  donc  mon  pauvre  Péter?  Essaye-t-il  de  re- 
joindre les  Esquimaux  du  détroit  de  la  Baleine?  »  D'après 
Hans,  les  plus  rapprochés  de  nous  se  trouvent  à  cent  qua- 
tre-vingts kilomètres  d'ici,  à  l'île  Northumberland,  et  peut- 
être  même  à  quatre-vingt-dix  kilomètres  encore  plus  loin 
sur  les  côtes  du  sud.  Si,  par  hasard,  quelque  bande  de 
chasseurs  ne  s'est  pas  avancée  vers  le  nord,  il  ne  lui  reste 
aucune  chance  de  salut.  Il  est  possible  que  Hans  lui  ait 
assuré  qu'il  trouverait  des  compatriotes  à  Sorfalik ,  à  cin- 
quante-cinq kilomètres  seulement;  il  peut  bien  marcher 
jusque-là,  mais,  sans  provisions,  sans  attelages,  il  ne  sau- 
rait aller  plus  loin  vers  le  sud.  M.  Sonntag  soutient  que 
son  protégé  n'a  nullement  trempé  dans  cette  mystérieuse 
affaire;  d'après  lui,  c'est  tout  simplement  un  caprice  d'Es- 
quimau ;  irrité  de  quelque  offense  ou  de  quelque  passe- 
droit  de  nos  marins ,  Péter  sera  allé  refroidir  sa  colère 
à  Etah  ou  sous  une  hutte  de  neige.  Mais  notre  ami  est  le 
seul  à  ne  pas  croire  à  la  culpabilité  de  maître  Hans.  Les 
plus  avisés  supposent  que  tout  ceci  est  le  fruit  des  longues 


196  LA  MER  LIBRE. 

macliiiiatioiis  de  ce  dernier:  il  aurait  persuadé  à  son  infor- 
tuné camarade  (jue  notre  bienveillance  pour  lui  cachait  des 
desseins  hostiles,  dont  sa  connaissance  de  la  langue  an- 
glaise, en  écoutant  les  conversations  de  l'équipage,  lui 
avait  permis  de  s'assurer.  Ainsi  le  pauvre  garçon  se  serait 
à  la  hâte  jeté  dans  les  plus  grands  périls,  pour  se  préser- 
ver d'un  danger  imaginaire.  Il  est  probable  que  cette  ex- 
plication est  la  bonne  :  elle  cadre  tout  à  fait  avec  ce  que 
nous  savons  du  caractère  des  Esquimaux;  rien  ne  les 
pousse  davantage  à  soupçonner  la  trahison  que  des  mar- 
ques réitérées  d'amitié,  et  il  est  probable  que  Hans,  après 
un  premier  mensonge,  a  soufflé  avec  soin  la  flamme  nais- 
sante, et  l'ayant  alimentée  de  nouveaux  récits  et  d'insi- 
nuations mystérieuses,  a  frappé  le  grand  coup  en  conseil- 
lant au  crédule  et  inoffensif  jeune  homme  d'aller  au  plus 
vite  se  réfugier  à  Sorfalik.  Afifolé  par  la  terreur.  Péter  a 
saisi  son  sac  et  s'est  enfui  vers  les  montagnes  ;  en  voyant 
les  lumières  briller  sur  le  pont,  il  a  compris  qu'on  le 
poursuivait  et  s'est  empressé  de  laisser  en  arrière  tout  ce 
qui  pouvait  arrêter  sa  course.  S'il  en  est  ainsi,  je  com- 
prends la  signification  de  la  phrase  de  Jansen  :  *  Hans 
et  Téter  se  sont  réconciliés  ». 

23  novembre. 

Cinq  jours  ont  passé,  et  Péter  ne  revient  pas.  11  n'est 
jjoint  allé  à  Etah  et  on  n'a  trouvé  aucune  trace  auprès  de 
nos  caches  de  renne.  Hélas  !  s'il  n'a  point  découvert  quel- 
que abri,  la  mort  doit  maintenant  avoir  terminé  ses  souf- 
frances :  une  violente  tempête  s'est  déchaînée  et  les  trom- 
bes de  neige  s'abattent  autour  de  nous.  Je  reviens  cepen- 
dant de  ma  promenade  accoutumée,  et  mon  vieux  et 
lidèle  Cari  secoue  à  tour  de  bras  le  givre  qui  a  pénétré 
mes  fourrures;  sous  l'impulsion  de  la  brise  glaciale,  il 
s'est  littéralement  insinué  dans  les  pores  du  cuir;  mes 
cheveux ,  ma  barbe  et  mon  visage  en  étaient  couverts ,  et 


CHAPITRE  XIII.  197 

en  montant  à  bord,  je  ne  ressemblais  pas  mal  ù  «  l'homme 
de  neige  « ,  à  ce  Kriss  Kringle  que,  dans  les  jours  de  mon 
enfance,  je  m'imaginais  faire  sa  ronde  annuelle  sur  les 
toits  des  maisons.  Cette  petite  excursion  a  été  des  plus 
pénibles;  je  me  suis  d'abord  aventuré  assez  loin  sur  la 
mer  glacée  ;  le  vent  soufflait  de  l'arrière  et  ma  course  en 
était  plutôt  activée  que  ralentie;  mais  lorsque,  retournant 
sui^mes  pas,  j'eus  à  l'affronter  en  face,  la  tâche  se  trouva 
bien  autrement  ardue  que  je  ne  l'avais  pensé.  A  peine  si, 
dans  la  distance,  je  pouvais  entre  les  trombes  distinguer 
les  fanaux  du  navire  ;  l'ouragan  faisait  rage,  la  rafale  me 
fouettait  la  figure,  le  givre  me  transperçait  de  ses  poin- 
tes aiguës,  la  furie  de  la  tempête  s'accroissait  toujours,  et 
plus  d'une  fois,  je  le  confesse,  je  désirai  être  hors  de  ce 
guet-apens  atmosphérique. 

Je  me  voyais,  en  effet,  dans  une  passe  assez  désagréable; 
mes  joues  se  gelaient  peu  à  peu,  et  si,  de  temps  à  autre, 
je  n'avais  tourné  le  dos  au  grain  pour  ôter  mes  gants  et 
me  frictionner  le  visage  avec  énergie,  en  ({uelques  mo- 
ments il  n'aurait  plus  eu  forme  humaine. 

Mais  j'ai  déjà  oublié  toutes  ces  souffrances ,  et ,  chaude- 
ment blotti  sous  mes  peaux  d'ours,  je  ne  suis  pas  trop 
fâché  de  l'aventure.  J'avais  voulu  contempler  la  tourmente 
dans  sa  grandiose  majesté  II  est  tombé,  ces  jours-ci,  une 
épaisse  couche  de  neige,  et  la  tempête  la  roulant  sans  re- 
lâche sur  le  versant  des  collines  et  dans  les  vallées  pro- 
fondes remplissait  l'atmosphère  entière  de  ses  tourbillon- 
nantes blancheurs.  Elle  rejaillissait  en  gerbes  immenses 
jusqu'au  sommet  des  montagnes ,  flottant  autour  de  leurs 
crêtes  comme  une  longue  et  fantastique  crinière.  D'énor- 
mes avalanches  se  précipitaient  avec  frénésie  sur  les 
pentes  abruptes  et  se  brisaient  sur  les  rochers,  pour 
s'envoler  en  gracieuses  et  légères  nuées,  ou  rebondir  sur 
la  mer  glacée,  en  empruntant  aux  rayons  de  la  lune  une 
vague  et  faible  lueur.  Lambeaux  par  lambeaux,  la  rafale 


198  LA  MER  LIBRE. 

déchirait  le  vaste  linceul  jeté  sur  les  terrasses  qui  domi- 
naient le  port;  ils  tourbillonnaient  autour  du  schooner, 
et  après  avoir  sourdement  râlé  à  travers  ses  agrès ,  ils 
s'enfuyaient  sur  la  vaste  plaine ,  enveloppant  les  icebergs 
qui  en  hérissent  la  surface;  hurlant,  sautant,  dansant,  ils 
passaient  près  de  moi  comme  les  fantômes  de  la  nuit  et 
couraient  dans  les  ténèbres  en  mêlant  des  voix  d'un  autre 
monde  aux  plaintes  du  flot  retentissant.  • 

Quand  je  me  reporte  à  cette  scène  sauvage  et  terrible, 
mes  pensées  y  suivent  mon  pauvre  serviteur  perdu.  Les 
cordages  roidis  ((ui  heurtent  les  mâts,  le  vent  sifflant  dans 
les  enfléchures ,  le  bruit  de  la  neige  fouettant  les  flancs 
du  navire,  toutes  les  lugubres  clameurs  d'une  nuit  de  tem- 
pête me  parlent  de  ce  malheureux  jeune  homme  plongé 
dans  la  tourmente ,  et  j'en  suis  à  me  demander  encore  : 
Pourquoi  nous  a-t-il  ainsi  quittés? 

Qu'est-ce  que  le  courage,  après  tout?  Ce  pauvre  sau- 
vage, vaillant  chasseur,  qui  n'aurait  pas  hésité  à  affronler 
seul  le  terrible  ours  polaire,  s'est  jeté  volontairement 
dans  le  plus  affreux  des  dangers  et,  poursuivi  par  la  peur, 
s'est  enfui  dans  les  ténèbres  à  travers  les  montagnes  et  les 
glaciers ,  la  rafale  et  les  tourbillons  de  neige ,  et  n'a  pas 
trouvé  en  lui  la  force  de  se  mesurer  face  à  face  avec  des 
ennemis  imaginaires.  Il  semble,  en  vérité,  que  l'homme 
encore  inculte  et  sans  instruction  redoute  la  colère  ou  la 
trahison  de  ses  semblables,  bien  plus  que  la  peste,  les 
tempêtes  ou  les  bêtes  féroces. 


CHAPITRE  XIY. 


L'hiver.  —  La  nuit  de  plusieurs  mois.  —  Le  clair  de-  lune.  —  Dou- 
ceur de  la  température.  —  Une  averse.  —  Épaisseur  de  la  neige. 
—  Ses  cristaux.  —  Nos  chiens  tombent  malades.  — Symptômes  du 
fléau.  —  Terrible  mortalité.  —  Nouveaux  projets.  —  Plans  de 
voyage  chez  les  Esquimaux  du  détroit  de  la  Baleine. 


Le  lecteur  qui  a  suivi  mon  journal  depuis  notre  arrivée 
au  Port  Foulke  aura  sans  doute  remarqué  comme  la  clarté 
du  jour  s'était  lentement  évanouie  et  de  quel  pas  tardif  et 
mesuré  l'obscurité  s'avançait  vers  nous.  A  la  fin  de  novem- 
bre, la  dernière  et  vague  lueur  s'éteignait  dans  le  ciel,  et  à 
toute  heure  les  étoiles  brillaient  du  même  éclat  ;  du  jour 
sans  fin  de  l'été,  nous  avions,  à  travers  le  crépuscule  d'au- 
tomne, passé  dans  la  longue  nuit  de  l'hiver. 

Nous  avions  bien  tous  appris,  dans  notre  enfance,  .qu'aux 
pôles  de  la  terre  le  jour  et  la  nuit  durent  six  mois,  mais 
autre  chose  est  de  se  trouver  face  à  face  avec  la  réalité  et 
d'être  contraint  de  s'y  soumettre.  L'éternel  soleil  de  l'été 
avait  dérangé  les  habitudes  de  toute  notre  vie,  mais  l'obs- 
curité de  l'hiver  les  troublait  plus  encore.  L'imagination 
autrefois  trop  excitée  par  cette  lumière  qui  inspire  l'action, 
.s'engourdissait  peu  à  peu,  la  nuit  de  plusieurs  mois  jetait 
son  ombre  sur  l'intelligence  et  paralysait  notre  énergie. 


200  LA  MER  LIBRE. 

La  lune  seule  venait  de  temps  en  temps  nous  arracher  à 
ces  ténèbres  accablantes.  Pendant  les  dix  jours  de  sa  course 
lumineuse,  elle  chemine  paisiblement  au-dessus  de  l'hori- 
zon et  brille  d'une  clarté  inconnue  partout  ailleurs.  L'uni- 
forme reflet  des  neiges  et  la  sérénité  presque  constante  de 
l'atmosphère  ajoutent  à  la  splendeur  de  ses  rayons.  Ils  per- 
mettent de  lire  avec  la  plus  grande  facilité,  éclairent  les 
Esquimaux  dans  leurs  courses  nomades  et  les  guident  vers 
leurs  territoires  de  chasse. 

Les  jours  et  les  semaines  se  traînaient  avec  une  fatigante 
lenteur  et  le  temps  ne  nous  manquait  pas  pour  nos  obser- 
vations. Je  note  ici  quelques  faits  remarquables  :  Tout  en- 
foncés que  nous  étions  dans  une  profonde  échancrure  des 
hautes  terres,  les  terribles  rafales  du  nord-est  fondaient  sur 
nous  presque  sans  relâche,  et  quoique  ensevelis  sous  les 
ténèbres  polaires  et  entourés  des  glaces  boréales,  nous 
avons  vu  la  mer  ouverte  souvent  s'approcher  de  nous,  et 
plus  d'une  fois  ses  flots  tumultueux  ont  menacé  d'arracher 
le  navire  à  son  berceau  de  cristal  et  de  l'entraîner  sans  re- 
tour au  milieu  de  la  débâcle. 

La  moyenne  de  la  température  a  été  singulièrement  éle- 
vée, circonstance  que  j'attribue  en  partie  â  la  mer  libre, 
à  laquelle  il  faut  sans  doute  rapporter  aussi  la  fréquence 
des  tempêtes  et  la  grande  agitation  de  l'atmosphère.  J'ai 
parlé  dans  le  dernier  chapitre  de  l'étrange  hausse  du  ther- 
momètre au  commencement  de  novembre;  quelques  se- 
maines plus  tard ,  il  atteignait  le  point  de  congélation  pour 
redescendre  à  —  25"  G.  presque  aussi  soudainement  qu'il 
avait  monté.  Ces  oscillations  inexplicables  ne  tardèrent  pas 
à  nous  ramener  le  dégel  avec  son  désagréable  cortège  :  la 
neige  fondue  sur  les  ponts  et  l'humidité  dans  nos  cham- 
bres. Le  28  et  le  29,  nous  ne  pûmes  allumer  les  feux  que 
pour  préparer  nos  repas  et  nous  procurer  de  l'eau.  Enfin, 
pour  ajouter  à  mon  étonnement,  d'épaisses  ondées  de  fri- 
mas furent  suivies  d'une  pluie  battante  comme  je  n'en 


CHAPITRE  XIV.  201 

avais  vu  dans  ces  froides  régions  qu'en  juillet  et  en  août. 
La  hauteur  de  la  couche  de  neige  déposée  pendant  cette 
période  n'est  pas  moins  extraordinaire;  elle  s'éleva  à 
32  pouces,  et  en  un  seul  jour  s'accrut  de  19  pouces,  c'est- 
à-dire  cinq  pouces  de  plus  que  n'en  accumula  au  Port 
Rensselaer  tout  l'hiver  de  1853  à  1854.  Jusqu'au  1"  dé- 
(îembre,  il  en^est  tombé  quatre  pieds  en  tout,  et  cepen- 
dant nous  sommes  fort  au  nord  de  la  ligne  maximum  des 
neiges,  et  d'après  mon  expérience  passée  je  m'étais  cru  en 
droit  de  conclure  que  les  régions  voisines  du  détroit  de 
Smith  sont  presque  entièrement  exemptes  des  humides 
produits  de  la  condensation  des  vapeurs.  Une  de  mes  dis- 
tractions favorites  était  l'étude  des  cristaux  de  neige.  Il 
est  assez  singulier  que  les  plus  parfaits  ne  se  forment  que 
lorsque  la  température  est  relativement  assez  élevée;  si  le 
thermomètre  est  au-dessous  de  —  18"  G. ,  la  neige  est 
sèche  et  dure  et  ne  montre  pas  ces  minces  et  diaphanes 
flocons  si  doux  à  l'œil  et  qui,  vus  à  la  loupe,  affectent 
tous  des  figures  régulières  et  fort  variées  quoique  déri- 
vant d'un  hexagone  primitif.  J'en  ai  dessiné  un  très-grand 
nombre;  les  plus  compliqués  ressemblent  aux  segments 
linement  dentelés  d'une  feuille  de  fougère. 

Vers  le  commencement  de  décembre,  la  marche  des  évé- 
nements, jusque-là  assez  satisfaisante,  fut  troublée  par 
une  série  de  désastres  qui  eurent  une  influence  funeste 
sur  les  destinées  de  l'expédition  et  dérangèrent  tous  les 
plans  formés  pour  l'avenir  de  notre  entreprise. 

J'ai  déjà  dit  qu'une  sorte  de  peste  sévissait  depuis  plu- 
sieurs années  sur  les  chiens  du  Groenland  méridional  et 
avait  enlevé  beaucoup  de  ces  utiles  animaux.  La  cause  du 
fléau  était  restée  inconnue,  mais,  d'après  les  informations 
recueillies,  je  supposai  qu'elle  était  purement  locale,  et 
qu'une  fois  mes  attelages  embarqués,  je  n'aurais  plus  à  la 
redouter.  C'est  dans  cette  persuasion  que  je  passai  tant 
de    jours  aux    établissements   d.inois  à   glaner  çà  et  là 


202  LA  MER  LIBRE. 

trente- six  bêtes  de  trait.  Jusqu'au  l"  décembre,  elles  se 
maintinrent  en  parfaite  santé ,  et  comme  je  les  nourris- 
sais abondamment  de  viandes  fraîches,  j'espérais  qu'au 
printemps  je  me  trouverais  possesseur  de  quatre  bons  et 
forts  attelages  pour  nos  explorations  en  traîneau. 

Hans  m'avait  appris,  il  est  vrai,  que  les  Esquimaux  des 
environs  venaient  de  perdre  beaucoup  de  chfens  d'une  ma- 
ladie dont  la  description  répondait  à  celle  que  j'avais  en- 
tendu faire  à  Prôven  etàUpernavick,  mais  novembre  s'était 
écoulé  sans  que  le  terrible  fléau  visitât  ma  belle  et  bonne 
meute,  et  je  la  croyais  désormais  à  l'abri  de  ses  atteintes. 
Je  me  rappelais,  certes,  la  mort  des  chiens  du  docteur 
Kane,  mais  j'en  expliquais  autrement  les  causes.  En  1854 
et  1855  les  provisions  fraîches  nous  faisaient  alors  presque 
entièrement  défaut;  comme  l'équipage,  nos  animaux  ne  se 
nourrissaient  alors  que  dé  salaisons,  et  si  le  scorbut  n'épar- 
gna point  les  hommes,  les  chiens,  habitués  à  ne  manger 
que  de  la  chair  de  phoque  crue,  n'avaient  pu  résister  à  un 
régime  si  nouveau  pour  eux. 

Mais  ma  confiance  ne  devait  pas  être  justifiée  :  au  com- 
mencement de  décembre,  Jensen  vint  me  prévenir  qu'une 
de  nos  plus  fortes  bêtes  présentait  tous  les  symptômes  du 
terrible  fléau,  et  sur  son  conseil  je  la  fis  abattre  immédia- 
tement, afin  de  circonscrire  les  ravages  du  mal,  si  toutefois 
il  était  contagieux.  Mais  quelques  heures  après,  un  autre 
chien  fut  atteint  de  la  même  manière. 

Le  pauvre  animal  manifesta  d'abord  une  grande  inquié- 
tude ;  il  courait  autour  du  navire,  dans  un  sens,  puis  dans 
un  autre,  avec  une  démarche  incertaine  et  troublée  ;  chacun 
de  ses  mouvements  indiquait  une  violente  exaltation  ner- 
veuse; soudain,  il  partit  comme  un  trait  et  se  dirigea  vers 
l'entrée  du  port,  aboyant  sans  cesse  et  paraissant  mortelle- 
ment efîrayé  de  quelque  objet  imaginaire  qu'il  essayait  de 
fuir;  il  revint  bientôt  encore  plus  excité  :  ses  yeux  s'injec- 
taient de  sang,  une  bave  épaisse  filait  de  sa  bouche,  et  il  sem- 


CHAPITRE  XIV.  203 

blait  possédé  d'un  irrésistible  besoin  de  mordre  tout  ce  qui 
l'approchait. 

La  période  aiguë  dura  quelques  heures  seulement,  et  fut 
suivie  d'une  prostration  presque  complète;  aveugle  et 
chancelant,  le  malheureux  chien  se  traînait  avec  peine  le 
long  du  navire;  une  violente  convulsion  vint  secouer  ses 
membres  et  le  renversa  dans  la  neige  où,  après  s'être  dé- 
battu quelques  instants,  il  reprit  connaissance  et  se  remit 
sur  ses  jambes  ;  mais  de  nouveaux  accès  se  succédèrent  ra- 
pidement jusqu'à  ce  que  la  mort  vint  enfin  terminer  sa 
pénible  agonie.  Elle  se  prolongea  vingt-quatre  heures , 
pendant  laquelle  je  suivis  attentivement  les  phases  du  mal 
dans  le  vain  espoir  d'en  découvrir  le  principe  et  peut-être 
le  remède;  la  dissection  ne  me  révéla  absolument  rien; 
je  ne  trouvai  de  trace  d'inflammation  ni  dans  le  cerveau , 
ni  dans  la  moelle  épinière,  les  centres  nerveux  ou  les  nerfs 
.eux-mêmes.  Plusieurs  des  symptômes  étaient  ceux  de  l'hy- 
drophobie;  mais  l'animal  buvait  avidement,  et  la  bave  ne 
m'a  pas  paru  être  un  véhicule  du  fléau  ;  les  chiens  mordus 
ne  furent  pas  plus  promptement  atteints  que  les  autres, 

A  peine  ce  cas  s'était-il  fatalement  dénoué,  qu'une  balle 
terminait  les  souffrances  d'un  troisième  chien  ;  sept  périrent 
ainsi  en  moins  de  quatre  jours  ;  et  je  voyais  avec  conster- 
nation se  fondre  ainsi  mes  beaux  attelages.  J'essayais,  j'es- 
sayais toujours,  et  toujours  mes  efforts  échouaient  triste- 
ment. Karsuk,  mon  second  chef  de  file,  le  meilleur  collier 
de  ma  meilleure  bande,  succomba  l'un  des  premiers.  Deux 
heures  après  l'invasion  de  la  maladie,  il  était  effrayant  à 
contempler  :  jamais  aucune  créature  vivante  ne  s'est  mon- 
trée à  moi  avec  une  telle  empreinte  de  férocité  sauvage  et 
redoutable.  Pensant  que  le  repos  forcé  lui  ferait  quelque 
bien  ou  que  la  violence  de  l'attaque  s'épuiserait  plus  vite , 
j'ordonnai  qu'on  l'enfermât  dans  une  grande  caisse  placée 
sur  le  pont;  mais  la  captivité  parut  aggraver  le  mal.  Il 
mordait  le  bois  avec  une  furie  indescriptible,  et  introdui- 


îOk  LA  MER  LIBRE. 

sant  ses  dents  dans  une  fente,  il  enleva  la  planche,  éclat  par 
éclat,  jusqu'à  ce  qu'il  eût  pratiqué  une  ouverture  assez 
grande  pour  y  passer  la  tète;  je  le  fis  immédiatement  fu- 
siller. Ses  yeux  roulaient  comme  des  boules  de  flamme,  un 
de  ses  crocs  était  brisé,  et  un  jet  de  sang  coulait  de  sa  gueule. 

liientôt  après,  un  bel  animal  qui  paraissait  en  parfaite 
santé,  bondit  soudain  et,  s'élançant  avec  un  hurlement  sau- 
vage ,  tourna  autour  du  port ,  puis  revint  près  du  navire  où 
il  fut  pris  de  terribles  convulsions.  Je  le  fis  attacher,  mais 
il  rompit  ses  liens,  et  nous  dûmes  le  tuer  aussi. 

Trois  autres  succombèrent  le  même  jour,  et  le  16  dé- 
cembre je  ne  possédais  plus  que  douze  chiens;  dix-huit 
étaient  morts  du  fléau,  et  j'en  avais  déjà  perdu  quelques- 
uns  par  des  causes  diverses;  huit  jours  après,  il  ne  m'en 
restait  plus  que  neuf. 

Au  premier  abord,  le  lecteur  ne  pourra  peut-être  pas  se 
rendre  compte  de  l'étendue  de  ce  désastre.  Tous  nos  plans 
d'exploration  reposaient  sur  les  traîneaux,  et  mes  atte- 
lages allaient  se  réduisant  de  plus  en  plus;  je  n'espérais 
pas  conserver  un  seul  chien,  et  si  je  ne  réussissais  pas  à 
réparer  cette  perte,  notre  entreprise  était  irrévocablement 
condamnée. 

M.  Sonntag  partageait  mon  anxiété.  Après  nous  être  inu- 
tilement épuisés  de  soins  et  d'eflbrts  contre  le  fléau ,  il  ne 
nous  restait  plus  qu'à  chercher  les  voies  et  les  moyens 
pour  remédier  au  mal  et  former  des  projets  plus  conformes 
à  nos  ressources  actuelles. 

Naturellement,  notre  première  pensée  fut  d'avoir  recours 
aux  Esquimaux;  s'il  nous  était  possible  d'amener  quelque 
tribu  auprès  du  navire,  nous  pouvions  espérer  qu'elle  nous 
prêterait  ses  chiens  en  retour  de  notre  promesse  de  la  nour- 
rir elle-même,  soit  de  nos  ])rovisions,  soit  des  produits  de 
notre  chasse,  pendant  tout  le  temps  que  ses  attelages  se- 
raient employés  à  notre  service. 

llans  fut  appelé  au  conseil  :  il  nous  apprit  qu'une  famille 


CHAPITRE  XIV.  205 

vivait  à  cent  quatre-vingts  kilomètres  vers  le  sud,  à  l'île 
Northumberland,  quelques  autres  à  quatre-vingt-dix  kilo- 
mètres plus  loin,  au  midi  du  détroit  de  la  Baleine,  et  peut- 
être  une  ou  deux  moins  loin  de  nous.  Nous  n'hésitâmes  pas 
longtemps,  et  il  fut  décidé  que  s'il  nous  restait  encore  assez 
de  chiens  à  la  lune  de  décembre,  Sonntag,  accompagné  de 
son  conducteur  favori,  prendrait  le  traîneau  et  tâcherait 
d'entrer  en  communication  avec  les  naturels;  si,  au  con- 
traire, nous  n'avions  plus  un  seul  attelage,  je  me  rendrais 
moi-même  â  pied  à  leurs  stations  et  je  ferais  de  mon  mieux 
pour  amener  les  Esquimaux  au  Port  Foulke  ou  à  Etah.  Mais 
la  lune  n'était  pas  encore  levée,  et  pendant  ces  longues  té- 
nèbres, il  nous  fallait  attendre  encore,  et  désirer  avec  ardeur 
que  la  fin  de  ce  mois  fût  moins  malheureuse  que  le  com- 
mencement. 


CHAPITRE  XV. 


Le  minuit  polaire.  —  Départ  de  Sonntag.  —  L'obscurité.  —  La 
routine  quotidienne.  —  La  veillée  tie  Noël.  —  La  fête.  —  Le 
repas. 

22  décembre. 

Le  soleil  a  atteint  aujourd'hui  sa  plus  grande  déclinaison 
australe. 

Pour  moi,  ces  quatre  semaines  ont  été  une  période  de 
soucis  amers,  et  je  suis  heureux  de  sentir  que  nous  redes- 
cendons maintenant  la  pente  des  ténèbres  boréales.  La  mort 
de  mes  chiens  m'accable  de  tristesse,  et  mon  chagrin  re- 
double à  la  pensée  que  cette  mort  envoie  Sonntag  au  milieu 
des  dangers  de  la  sombre  nuit  polaire. 

Mon  ami  est  parti  hier.  —  Le  résultat  de  nos  longues  dis- 
cussions est  qu'il  ne  nous  restait  aucune  autre  alternative. 
Hans  assure  que  les  Esquimaux  se  rassemblent  près  du  cap 
York  au  commencement  du  printemps,  et  que  si  nous  avions 
attendu  jusqu'au  jour,  il  serait  trop  tard  pour  les  atteindre. 
Il  espère  en  trouver  peut-être  encore  à  Sorfalck  ou  à  quel- 
(jue  autre  station  au  nord  du  détroit  de  la  Baleine,  et  il  ne 
doute  pas  que  le  voyage  soit  des  plus  faciles,  même  s'il 
faut  aller  à  l'île  Northumberland  ou  à  Netlik,  encore  plus 
loin.  Sonntag,  impatient  d'essayer  ses  forées,  se  fatiguait  à 


CHAPITRE  XV.  207 

attendre  la  lune  et  une  température  favorable  ;  nous  déci- 
dâmes que  Hans  serait  son  unique  compagnon  :  il  est  contre 
toutes  les  règles  des  voyages  arctiques  d'entasser  trois 
hommes  sur  un  même  traîneau,  et  je  n'avais  aucune  preuve 
que  mes  soupçons  à  l'endroit  du  pauvre  Péter  fussent  ba- 
sés sur  des  faits.  Sonntag  croit  toujours  à  l'innocence  de 
son  conducteur,  et  il  est  certain  que  celui-ci,  beaucoup 
mieux  que  le  Danois  Jensen,  saura  le  guider  vers  les  vil-  " 
lages  des  naturels.  La  maladie  a  disparu  depuis  six  jours, 
et  nous  laisse  neuf  beaux  chiens  qui  composent  un  attelage 
assez  présentable. 

Les  préparatifs  n'ont  pas  été  longs.  Avec  des  peaux  de 
buffle,  Hans  s'était  fabriqué  un  sac  pour  servir  de  cou- 
chette ;  Sonntag  en  emporte  un  de  fourrure  d'ours  qui  nous 
vient  d'Upernavik.  Ils  se  munissent  de  provisions  pour 
douze  jours,  mais  ne  pensent  pas  être  si  longtemps  absents, 
même  s'ils  sont  obligés  de  pousser  jusqu'à  l'île  Northum- 
berland,  qu'on  peut  facilement  atteindre  en  deux  étapes. 
En  décembre  185(i,  Sonntag  et  moi  nous  en  avions  employé 
trois,  mais  les  chasseurs  indigènes  s'y  rendent  parfois  tout 
d'une  traite.  Notre  ami  n'a  pas  voulu  s'embarrasser  d'une 
tente  :  naturellement  l'Esquimau  Hans  est  profès  dans  l'art 
de  construire  des  huttes  de  neige,  et  son  maître  a  déjà 
pris  de  bonnes  leçons  dans  son  premier  voyage.  Si  la  glace 
n'est  pas  assez  solidifiée  autour  du  cap  Alexandre,  ils  fran- 
chiront le  glacier  et  fileront  directement  sur  Sorfalik  ;  ils  n'y 
trouveront  probablement  point  d'Esquimaux  et  traverseront 
le  détroit  pour  atteindre  l'île,  à  moins  qu'ils  n'aient  de 
bonnes  raisons  pour  continuer  à  suivre  la  côte  jusqu'à  Péte- 
ravik,  trente-six  kilomètres  plus  au  sud. 

Le  temps  était  toujours  fort  mauvais  et  le  vent  ne  nous 
laissait  aucun  repos,  mais  hier  matin  il  s'est  calmé  subite- 
ment; le  thermomètre  marquait  —  30*  C,  aujourd'hui  il 
est  remonté  à  19"*  C,  la  température  est  plus  douce,  une 
neige  légère  tombe  par  instants,  et  le  voyage  s'effectuera, 


208  LA  MER  LIBRE. 

j'espère,  dans  de  bonnes  conditions;  nos  touristes  nous 
ont  quittés  depuis  trente-six  heures,  et  sans  doute  ont 
déjà  doublé  ou  traversé  le  cap ,  borne  méridionale  de  la 
baie  Hartstène. 

Ce  départ  a  été  l'événement  de  la  semaine,  et  pour  quel- 
(jucs  moments  a  arraché  officiers  et  matelots  à  la  léthargie 
par  laquelle  ils  se  laissent  peu  à  peu  gagner,  en  dépit  de 
mes  efforts.  Sonntag  était  plein  d'ardeur,  et  tout  joyeux  de 
cette  course  aventureuse,  il  me  promettait  de  ramener 
bientôt  les  Esquimaux  et  leurs  chiens.  De  son  côté,  Hans 
se  pavanait  au  moment  de  s'éloigner  ;  très-fier  de  son  im- 
portance, il  claqua  vigoureusement  son  fouet,  l'attelage  bon- 
dit dans  ses  harnais  et  partit  au  grand  galop.  Le  traîneau 
glissait  rapidement,  et  pendant  qu'autour  de  lui  la  neige, 
soulevée  par  les  chiens ,  rejaillissait  au  clair  de  lune,  nous 
criâmes  trois  fois  :  Hip  !  hip  !  hurrah  ! 

23  décembre. 

J'ai  eu  cette  nuit  un  rêve  étrange  et  qui  me  poursuit 
sans  cesse;  si  j'étais  superstitieux,  j'y  verrais  certaine- 
ment un  présage  de  malheur.  Accompagné  de  Sonntag,  je 
me  trouvais  au  loin  sur  la  mer  glacée ,  lorsqu'un  terrible 
craquement  retentit  dans  les  ténèbres,  et  une  profonde 
crevasse  étendit  entre  nous  sa  coupure  béante;  elle  allait 
grandissant,  grandissant  toujours....  puis  la  glace  se  dé- 
tacha à  grand  bruit  et  vogua  avec  une  rapidité  effrayante 
sur  les  eaux  noires  de  la  mer  houleuse ,  emportant  mon 
cher  et  brave  compagnon  que  je  vis  encore  longtemps  de- 
bout sur  son  radeau  de  cristal ,  sa  haute  taille  se  profilant 
en  noire  silhouette  sur  une  bande  de  lumière  qui  s'éten- 
dait sur  l'horizon  lointain. 

Notre  vie  s'écoule  avec  une  insupportable  monotonie  ; 
c'est  à  peine  si  (juelque  incident  vient  de  loin  en  loin  mar- 
quer les  étapes  de  cette  ennuyeuse  traversée  de  la  longue 
nuit  polaire.  Je  ne  suis  pas  entièrement  rassuré  sur  les 


CHAPITRE  XV.  209 

périls  que  peut  courir  Sonntag,  mais  je  ne  saurais  m'em- 
péclier  de  lui  porter  envie,  et  je  ne  m'étonne  pas,  qu'in- 
dépendamment de  l'importance  capitale  de  ce  voyage,  il 
ait  été  si  pressé  de  partir;  une  tournée  aux  stations  des 
Esquimaux  et  quelques  jours  de  lutte  avec  la  tempête  l'ar- 
rs^chent  aux  tristesses  de  cette  interminable  attente.  Que 
né  préférerais-je  pas  à  notre  inactivité  forcée,  à  l'intolé- 
rable routine  de  notre  vie  ! 

Les  semaines  succèdent  aux  semaines,  et  toujours  nous 
emboîtons  le  pas  avec  une  régularité  désespérante. 

Sans  les  cloches,  «  ces  cloches  sans  lin,  »  je  crois  que 
nous  resterions  couchés  dans  l'étemelle  nuit  pour  sommeil- 
ler jusqu'à  l'aube  du  jour.  Elles  nous  disent  les  heures  et 
les  demi-heures,  appellent  les  quarts  de  veille,  et  nous 
gouvernent  encore  plus  souverainement  que  sur  mer.  Un 
coup  sonne  le  déjeuner,  deux  la  collation,  quatre  le  dîner; 
à  six  coups  on  éteint  les  lumières,  à  sept  nous  rouvrons 
les  yeux  à  la  pâle  et  faible  lueur  de  la  lampe,  pour  con- 
tinuer encore  cette  interminable  évolution  d'occupations 
monotones,  de  paresse  obligée,  d'écœurant  ennui. 

Nos  chasseurs,  par  habitude  et  par  désœuvrement,  pour- 
suivent encore  les  renards  et  les  rennes  au  clair  de  la 
lune,  mais  c'est  poudre  perdue  :  ils  tirent  au  hasard. 

Les  travaux  de  l'observatoire  vont  leur  train,  et  le  jour 
de  la  semaine  consacré  au  magnétomètre,  ces  messieurs 
peuvent  se  distraire  en  grimpant  toutes  les  heures  sur  la 
banquette  de  glace  ;  on  surveille  soigneusement  les  occul- 
tations des  satellites  de  Jupiter  afin  de  rectifier  les  chro- 
nomètres si  besoin  en  est;  la  marée  monte  et  descend  sans 
plus  de  souci  de  l'énorme  poids  qu'elle  soulève  que  de 
notre  constance  à  l'étudier. 

Dodge  vient  de  mesurer  l'épaisseur  de  la  glace  ;  elle  est 
maintenant  de  six  pieds  et  demi  et  descend  jusqu'au  bas 
de  la  quille  :  notre  navire  est  complètement  enchâssé  dans 
son  cadre  de  cristal.  —  Pour  donner  quelque  occupation 

]k 


210  LA  MER  LIBRE. 

aux  matelots,  je  leur  fais  coudre,  une  heure  par  jour,  les 
sacs  de  toile  qui  serviront  ce  printemps  à  nos  voyages;  les 
ofliciers  me  présentent  leurs  rapports  quotidiens  et  le 
journal  hebdomadaire  est  une  récréation  impatiemment 
attendue.  Tous  les  matins  le  bibliothécaire  est  à  son  poste, 
et  les  livres  continuent  à  être  en  grande  faveur,  mais  les 
journées  sont  bien  longues  et  l'équipage  tue  les  dernières 
heures  de  la  veillée  (je  n'oserais  dire  du  soir)  à  fumer  et 
à  jouer  aux  cartes.  Je  vais  plus  souvent  dans  le  carré  des 
ofliciers,  mais  je  n'oublie  pas  ma  partie  d'échecs  avec  Knorr; 
tant  que  Sonntag  était  ici ,  nous  passions  presque  tous  nos 
moments  de  loisir  à  deviser  de  nos  projets  de  voyage  vers 
le  nord;  calculant  très-exactement  tout  ce  que  nous  fe- 
rions quand  le  jour  aurait  lui ,  et  la  part  qui  reviendrait 
à  chacun  dans  la  tâche  marquée. 

Ainsi,  nous  nous  traînons  péniblement  vers  l'aube  tant 
désirée,  et  chaque  heure  de  ténèbres  nous  paraît  plus 
lente  et  décolore  un  peu  plus  notre  sang  ;  elle  enlève  l'é- 
lasticité de  notre  marche,  allonge  notre  figure,  creuse  nos 
joues  et  éteint  par  degrés  le  rire  joyeux  ;  elle  arrête 
le  mot  plaisant  dans  la  cale  et  dans  la  cabine,  et  sans 
nous  amener  encore  à  nous  confesser  tout  haut,  nous 
force  à  avouer  que  l'ennemi  a  souvent  la  victoire.  Nous 
avons  beau .  prendre  vaillamment  notre  courage  à  deux 
mains,  l'étrangeté  de  notre  position  est  épuisée  et  le  monde 
extérieur  n'a  plus  rien  de  nouveau  pour  nous;  la  lune  se 
lève  et  se  couche  sur  le  détroit  glacé  ;  la  nature  dort  son 
long  sommeil  d'hiver.  La  mémoire  se  retourne  involon- 
tairement vers  les  jours  d'autrefois,  et  dans  l'air  étincelant 
et  vif,  par  cette  nuit  froide  et  claire ,  je  cherche  le  joyeux 
tintement  des  grelots,  le  traîneau  encombré  où  on  se  serre 
encore  pour  faire  place  à  un  camarade,  l'auberge  au  bord 
de  la  route,  le  souper  fumant  que  l'hôte  empressé  apporte 
sur  la  table,  les  grosses  bûches  qui  flambent  en  pétillant  ; 
puis  j'oublie  la  nuit,  la  neige,  la  gelée  et  ma  pensée  s'em- 


CHAPITRE  XV.  211 

pîit  de  soleil,  je  revois  «  le  banc  sous  le  buisson  d'aubé- 
pine !...  »  Mais  hélas!  que  tout  cela  est  loin  de  nous! 

24  décembre. 

La  veille  de  Noël!  Quel  charme  puissant!  Quelle  in- 
fluence magique  dans  ces  seuls  mots  !  Que  d'heureux  sou- 
venirs ils  rappellent  au  cœur  malade  et  à  l'esprit  fati- 
gué !  Un  rayon  de  lumière  descend  sur  notre  pauvre  navire 
prisonnier  des  ténèbres  et  nous  parle  des  douces  lueurs 
de  l'aurore  promise  ;  et  nous  attendons  celle-ci  avec  quel- 
que chose  de  ce  sentiment  religieux  qui  anima  autrefois 
les  bergers  de  Judée  devant  la  brillante  étoile  tout  à  coup 
apparue  dans  leur  ciel. 

Partout,  dans  ce  vaste  monde,  le  lever  du  jour  est  le 
lien  qui  nous  unit  dans  une  commune  espérance,  la  joie 
s'éveille  avec  le  soleil ,  et  portées  sur  les  ailes  de  l'aube , 
les  ondes  de  lumière,  joyeuses  cloches  de  Noël  elles- 
mêmes,  entourent  toute  la  terre  de  leur  branle  harmo- 
nieux :  c'est  comme  un  gai  carillon  annonçant  au  loin  les 
nouvelles  de  paix.  Le  rayon  vermeil  réjouit  le  veilleur  so- 
litaire de  la  mer  et  le  chasseur  qui  attise  les  charbons 
de  son  feu  presque  éteint;  il  pénètre  dans  l'humble  case 
de  l'esclave  et  dans  la  hutte  de  l'émigrant  fatigué;  il  éveille 
le  voyageur  perdu  dans  la  steppe  de  Tartarie  et  le  sauvage 
habitant  de  la  forêt;  il  console  le  pauvre  et  l'affligé  comme 
le  riche  et  le  puissant;  partout  il  nous  illumine  de  sa 
clarté  bénie;  partout  il  parle  au  cœur;  aussi  bien  sous 
l'étoile  Polaire,  que  sous  cette  étincelante  Croix  du  Sud, 
entrevue  par  le  génie  de  Dante ,  si  longtemps  avant  d'être 
signalée  à  l'admiration  des  hommes  par  les  navigateurs  du 
seizième  siècle  : 

....  AU  altro  polo,  e  vidi  quattro  stelle 
Non  viste  mai  fuor  ch  '  alla  prima  gente. 

(.Purg.) 


2J2  La  mer  libre. 

Jamais  le  navire  n'a  été  si  brillant  qu'aujourd'hui  ; 
diverses  boîtes  ont  été  retirées  de  leurs  cachettes  et  par 
leur  magique  apparition  feraient  croire  que  les  saints  pa- 
trons de  cette  veillée  de  Noël ,  où  les  petits  cadeaux  en- 
tretiennent les  amitiés  de  l'année ,  sont  descendus  chez 
nous  en  ambassade  spéciale  avant  d'aller  remplir  les  bas 
et  les  souliers  des  petits  enfants,  et  de  porter  des  dots 
aux  filles  pauvres  de  nos  chers  vieux  pays.  La  table  gémit 
sous  le  poids  des  étrennes,  doux  souvenirs  de  ceux  qui  ce 
soir  parlent  de  nous  autour  du  foyer  de  famille.  Monceaux 
de  bombons,  gâteaux  de  toutes  sortes,  portant  maintes 
tendres  devises,  sortent  de  leurs  boîtes,  et  réjouissent  les 
cœurs,  tout  en  menaçant  les  estomacs  d'indigestion. 

Je  seconde  de  tous  mes  efforts  le  zèle  si  louable  que 
chacun  déploie  pour  les  préparatifs  de  demain.  La  cambuse 
ne  contient  rien  de  trop  bon  pour  Noël,  et  Mac  Cormick 
assure  que  le  festin  surpassera  encore  celui  de  son  jour  de 
naissance;  malheureusement,  il  ne  pourra  lui-même  en 
surveiller  les  apprêts  :  il  est  retenu  au  lit  par  un  pied  gelé, 
dans  je  ne  sais  quelle  aventure  de  chasse.  —  Là-bas,  per- 
sonne n'aime  à  confesser  que  son  cheval  Ta  jeté  par  terre  ; 
ici,  on  ne  veut* pas  davantage  avouer  qu'on  s'est  laissé 
pincer  par  la  gelée  :  c'est  même  le  sujet  habituel  des  plai- 
santeries du  bord. 

,  26  décembre. 

Pour  moi  cette  journée  aurait  été  sans  nuages  si  mes 
pensées  n'avaient  suivi  Sonntag  et  ne  s'arrêtaient  pas  si 
souvent  sur  la  mort  de  mes  chiens.  Mes  gens  étaient  heu- 
reux, et  je  me  réjouissais  d'autant  plus  de  les  voir  ainsi, 
que  leur  bonheur  est  une  garantie  de  santé. 

La  cloche  du  bord  fut  hissée  au  sommet  du  mât  et  pen- 
dant que  celles  des  autres  pays  carillonnaient  à  toute  volée 
sur  un  monde  de  joie,  le  nôtre  sonnait  ses  notes  claires 
dans  les  ténèbres  et  la  solitude.  Tout  le  monde  étant  réuni 


CHAPITRE  XV.  213 

dans  le  carré ,  nous  remerciâmes  le  Ciel  de  toutes  les 
grâces  qu'il  nous  avait  accordées,  puis  chacun  s'occupa  de 
sa  tâche.  Pas  n'est  besoin  de  dire  que  ces  devoirs  se  rap- 
portaient presque  tous  à  la  préparation  du  «  dîner  de  Noël  ». 
La  cabine  des  officiers  fut  tapissée  de  drapeaux  et  les 
matelots  recouvrirent  les  parois  de  leur  chambre  et  les 
poutres  transversales  de  bandes  de  flanelle  rouge,  blanche 
et  bleue  qu'on  alla  chercher  dans  les  magasins.  —  Illumi- 
nation générale  :  toutes  les  lampes  furent  mises  en  réqui- 
sition; on  brûla  des  flots  d'huile  et  le  pont  fut  inondé  de 
lumière.  Sur  les  tables  du  festin  on  dressa  deux  énormes 
candélabres  dont  le  bois  fut  recouvert  de  papier  d'or  et 
d'argent,  de  bandes  de  galon,  de  paillettes  et  de  clinquants 
qu'on  nous  avait  donnés  à  Boston  pour  des  représentations 
théâtrales  qui  n'ont  jamais  eu  lieu  ;  tout  cela  faisait  un 
effet  splendide,  et  deux  douzaines  de  bougies  illuminaient 
les  salles. 

Un  peu  avant  le  repas,  les  matelots  m'invitèrent  à  visiter 
leur  quartier,  et  je  fus  aussi  enchanté  da  leur  goût  que 
de  leur  entrain.  Coins  et  recoins  étaient  soigneusement  ba- 
layés, nos  hommes  s'empressaient  à  leurs  besognes  diver- 
ses, et  tous  paraissaient  contents,  à  l'exception  peut-être  du 
cuisinier  :  le  succès  de  la  fête  reposait  sur  lui,  et  chacun 
de  ses  mouvements  était  attentivement  surveillé.  En 
m'arrêtant  près  du  poêle  rougi,  je  souhaitai  un  joyeux 
Noël  à  maître  coq.  —  c  Merci,  capitaine,  me  dit-il,  mais  je 
n'ai  guère  le  temps  de  penser  à  un  joyeux  Noël  ;  monsieur 
voit  bien  qu'il  me  faut  faire  cuire  ces  énormes  rennes.  >  Et 
continuant  d'arroser  d'une  main  vigoureuse  deux  quartiers 
de  venaison  soigneusement  gardés  pour  la  circonstance,  il 
donna  la  dernière  touche  â  une  marmite  de  soupe  fort 
appétissante.  Pensant  l'encourager,  je  lui  rappelai  que  ses 
labeurs  finiraient  aussitôt  que  le  dîner  serait  servi  ;  mais 
avec  cet  esprit  de  suite  naturel  à  l'esprit  humain,  et  surtout 
à  un  cuisinier,  il  me  répliqua  immédiatement  :  •  Plaise 


214  LA  :MER  LIBRE. 

au  capitaine ,  j'espère  travailler  aussi  longtemps  que  mon 
Père  céleste  m'en  donnera  la  force.  » 

Quand  je  sortis  de  l'entre-pont  pour  passer  dans  le  carré, 
les  matelots  poussèrent  trois  hourrahs  en  mon  honneur, 
trois  à  celui  de  l'expédition,  et  je  ne  sais  combien  d'autres 
à  leur  propre  adresse.  Le  pont  était  magnifique  :  on  l'avait 
parfaitement  nettoyé;  au  milieu  se  trouvait  aménagé  un 
vaste  espace  libre  :  Knorr  me  confia  qu'il  y  aurait  bal  le 
soir.  Brûler  de  l'huile  fut  cette  nuit-là  une  manie  géné- 
rale; même  la  petite  païenne,, compagne  de  Hans,  s'en  était 
procuré  un  supplément,  et  avait  illuminé  sa  tente  en  hon- 
neur de  cette  fête,  dont  la  signification  ne  devait  pas  être 
très-cl'iire  pour  elle.  La  tente  de  l'Esquimau  était  un 
joyeux  nid  de  fourrures,  et  le  petit  Pingasuik,  un  lambeau 
de  lard  de  phoque  à  la  bouche  en  guise  de  sucette,  riait 
et  gazouillait  comme  le  plus  sage  des  enfants  civilisés  pour- 
rait le  faire  dans  ce  jour  très-chrétien.  Jacob ,  le  gras  Ja- 
cob ,  s'ébaudissait  dans  son  encoignure  ;  il  était  depuis  le 
matin  d'une  jubilation  incomparable  à  l'idée  de  toutes  les 
miettes  qui  resteraient  d'un  pareil  festoiement,  et  pour 
s'entretenir  la  bouche,  dévora  tout  un  renard,  pris  dans 
les  trappes  de  Jensen,  et  qu'on  lui  avait  donné  à  écorcher. 
Près  du  navire,  un  groupe  bruyant  se  pressait  autour  de 
deux  grandes  casseroles,  dont  on  remuait  le  contenu  avec 
des  spatules  de  bois  ;  par  38°  C.  au-dessous  de  zéro,  des 
gourmets  se  fabriquaient  des  glaces  et  du  punch  à  la  ro- 
maine, sans  avoir  besoin  de  sarbotière  brevetée  et  de  réfri- 
gérants chimiques. 

A  six  heures,  je  dînai  avec  les  officiers.  Cristaux  et 
faïences  avaient,  par  quelque  voie  mystérieuse,  connue 
seulement  du  maître  d'hôtel,  à  peu  près  disparu  depuis 
notre  départ  de  Boston,  mais  nous  ne  manquions  pas  de 
vaisselle  de-fer  battu,  et  chaque  tasse  contenait  un  bouquet 
de  fleurs  artistement  découpées  dans  du  papier  colorié;  une 
magnifique  corbeille  des  mêmes   matériaux    occupait  le 


CHAPITRE  XV.  215 

centre  de  la  table,  éclairée  par  notre  superbe  candélabre. 
Le  dîner  fut  trouvé  parfait,  et  la  venaison  nous  consola  de 
l'absence  de  la  dinde  traditionnelle.  A  neuf  heures  je 
quittai  la  veillée  joyeuse  et  laissai  à  la  discrétion  d'un 
chacun  le  moment  d'éteindre  les  lampes;  ayant  moi-même 
accordé  ce  privilège,  je  ne  veux  pas  savoir  si  tous  les 
autres  règlements  de  la  discipline  du  bord  furent  scrupu- 
leusement observés.  Heureux  de  voir  que  nos  gens  conser- 
vaient assez  d'entrain  pour  s'amuser,  je  les  encourageais 
de  toutes  mes  forces.  Chaque  partie  du  «  festival  »,  comme 
ils  nomment  ce  grand  jour,  a  été  conduite  avec  un  ordre 
remarquable.  Le  bal  vint  à  son  tour,  et  quand  je  montai 
vers  minuit  pour  donner  mon  coup  d'œil  à  la.  soirée,  je 
trouvai  Knorr  enveloppé  de  fourrures,  assis  sur  une  bar- 
rique et  jouant  du  violon  avec  énergie,  pendant  que  Bar- 
num  et  Macdonald  dansaient  une  gigue  avec  un  magnifique 
entrain  ;  puis  Cari  entraîna  le  maître  d'hôtel  à  travers  les 
vertigineux  labyrinthes  de  la  valse,  et  finalement  Charley 
fit  retentir  le  schooner  des  éclats  de  rire  éveillés  par  son 
«  pas  de  deux  »  avec  Mme  Hans.  Le  vieux  cuisinier  avait 
grimpé  son  échelle,  et  oubliant  ses  préoccupations  et  ses 
«  rennes  »,  applaudissait  bruyamment  les  acteurs.  Mais  il 
en  eut  bientôt  assez  et  s'éloigna  de  cette  scène  trop  tapa- 
geuse pour  lui.  Une  douzaine  de  voix  lui  criaient  : 

«  Holà  !  cuisinier,  revenez  donc  et  faites-nous  voir  com- 
ment on  danse  chez  vous  ! 

—  Danser  et  faire  toutes  vos  bêtises?...  Mais  il  n'y  a 
pas  de  femmes  ! 

—  Mais  il  y  a  Mme  Hans,  cuisinier. 

—  Pouah  !  »  et  il  replongea  dans  la  cabine. 


0 


CHAPITRE   XVI. 


Le  nouvel  an.  —  Absence  prolongée  de  Sonntag.  —  L'aurore  bo- 
réale. —  Profondeur  de  la  neige.  —  Étrange  douceur  de  la  tem- 
pérature. —  La  mer  libre.  —  Remarques  sur  l'évaporation.  — 
Nous  attendons  l'aube  avec  impatience.  —  Mon  renard  apprivoisé. 


1"  janvier  1861. 

Les  fêtes  de  Noël  sont  déjà  oubliées  et  remplacées  par  de 
nouvelles  ;  nous  venons  de  sonner  à  la  fois  le  glas  de  l'an- 
née passée  et  la  naissance  de  l'an  de  grâce  1861.  Aussitôt 
que  l'horloge  marqua  l'heure  de  minuit,  la  cloche  du  bord 
donna  le  signal  et  de  la  gueule  de  notre  caronade  une  bril- 
lante flamme  s'élança  dans  les  ténèbres  ;  nos  feux  d'artifice 
sifflèrent  et  petillèi*ent  dans  l'air  serein.  A  la  lueur  des  fu- 
sées et  des  flammes  du  Bengale,  projetant  sur  la  neige  une 
étrange  et  fantastique  lueur,  le  bruit  retentissant  du  canon 
et  le  branle  de  la  cloche  répétés  par  les  échos  des  gorges 
avoisinantes  ressemblaient  aux  voix  des  esprits  de  la  so- 
litude tirés  en  sursaut  de  leur  repos. 

J'attends  avec  anxiété  le  retour  de  Sonntag  et  de  son  com- 
pagnon ;  depuis  sept  jours  déjà,  je  compte  les  voir  arriver 
à  chaque  instant;  je  n'ai  jamais  pensé  qu'ils  trouvassent  les 
Esquimaux  à  Sorfalik  ou  à  Péteravik ,  mais  voilà  dix  jours 


CHAPITRE  XVI.  217 

qu'ils  sont  partis  et  ils  auraient  eu  tout  le  temps  d'aller  au 
détroit  de  la  Baleine  et  d'en  revenir.  Je  suis  d'autant  plus 
soucieux  que  la  lune  est  couchée  et  que  la  nuit  vient  s'ajou- 
ter aux  autres  difficultés  du  voyage.  Il  est  vrai  que  Sonntag 
n'avait  pas  caché  son  désir  de  demeurer  quelque  temps 
parmi  les  naturels  pour  étudier  leur  langage,  leurs  habitu- 
des, et  les  suivre  dans  leurs  chasses  ;  il  m'a  donné  à  entendre 
que  s'il  pouvait  trouver  un  prétexte  raisonnable  à  une  ab- 
sence prolongée,  nous  ne  le  reverrions  pas  avant  la  lune  de 
janvier.  Cela  me  rassure  un  peu;  il  est  même  probable  qu'il 
différera  son  retour,  tant  qu'il  ne  craindra  pas  de  compro- 
mettre les  intérêts  de  l'expédition. 

h  janvier. 

Je  n'ai  plus  un  seul  chien  :  Général  est  mort  il  y  a  deux 
jours  !  Pauvre  animal!  je  l'aimais  encore  plus  depuis  qu'il 
s'était  remis  de  son  dernier  accident  et  promettait  de  nous 
être  utile  au  traîneau.  Le  silence  et  la  solitude  se  font  ainsi 
de  plus  en  plus  autour  de  moi.  Au  commencement  de  l'hi- 
ver, je  ne  sortais  pas  du  navire  sans  que  toute  la  meute 
m'environnât  de  ses  clameurs  de  joie  et  de  ses  ébats 
désordonnés;  les  corps  de  mes  pauvres  bêtes  sont  main- 
tenant épars  sur  le  port,  à  demi  ensevelis  dans  la  glace  et 
la  neige.  Pour  être  moins  effrayants,  ils  ne  sont  guère  plus 
beaux  à  voir  que  ces  figures  nues,  tordues  et  roides  que 
les  deux  poètes  errants  trouvèrent  sous  le  ciel  noir  et  les 
vapeurs  épaisses  parmi  les  eaux  glacées  du  froid  royaume 
de  Dis.  Il  y  avait  dans  ces  chiens  un  instinct  de  sociabilité 
qui,  en  dehors  des  grands  services  qu'ils  nous  rendaient, 
leur  gagnait  l'affection  générale ,  et  nous  sommes  tous  et 
pour  longtemps  fort  attristés  de  cette  perte. 

.Mais  il  m'est  impossible  de  me  passer  d'un  favori  quel- 
conque ;  depuis  la  mort  de  Général ,  Jensen  a  réussi  à  me 
prendre  un  jeune  renard  femelle ,  et  la  rusée  petite  créa- 
ture est  maintenant  pelotonnée  dans  une  seille  pleine  de 


218  LA  MER  LIBRE. 

neige  au  coin  de  ma  cabine  :  elle  écoute  le  grincement  de 
ma  plume  et  semble  chercher  ce  que  cela  signifie.  Je  m'oc- 
cupe fort  de  son  éducation,  et  j'ai  déjà  obtenu  quelques 
succès.  Elle  était  très-sauvage  lorsqu'on  me  l'apporta,  mais 
je  la  laissai  tranquille  les  premiers  jours,  et  elle  se  fait  peu 
à  peu  à  sa  nouvelle  habitation.  .Mon  renardeau  a  atteint  les 
trois  quarts  de  sa  croissance,  pèse  quatre  livres  et  demie, 
et  sa  longue  et  fine  fourrure  est  de  la  couleur  de  celle  du 
chat  de  Malte  ;  on  lui  apprend  à  répondre  au  nom  de  Birdie. 

6  janvier. 

J'ai  souvent  été  frappé  de  l'absence  presque  complète  des 
aurores  boréales  sur  notre  horizon  :  jusqu'ici  je  n'en  avais 
pas  vu  de  très-belles ,  mais  aujourd'hui,  à  deux  reprises 
différentes,  à  onze  heures  du  matin  ^et  à  neuf  heures  du 
soir ,  nous  avons  été  plus  heureux.  Dans  les  deux  cas,  leur 
foyer,  relevé  de  notre  observatoire,  se  trouvait  au  S.  0.  vrai 
et  à  trente  degrés  au-dessus  de  l'horizon.  L'arc  de  la  pre- 
mière n'était  pas  continu,  mais  très-intense  ;  celui  de  ce 
soir  fut  parfait,  et,  phénomène  que  je  n'avais  pas  rencontré 
jusqu'ici,  un  second  arc  beaucoup  plus  vague  s'étendait  à 
vingt  degrés  au-dessus.  Pendant  près  d'une  heure,  une 
bande  étroite  de  brillantes  stries  n'a  cessé  de  s'allumer  et 
de  s'éteindre  dans  la  direction  0.  N.  0. 

La  rareté  des  aurores  boréales  est  encore  plus  marquée 
ici  qu'au  Port  Rensselaer  ;  il  semble  que  nous  ayons  pres- 
que dépassé  les  limites  du  théâtre  de  ces  phénomènes  ;  la 
région  de  leurs  plus  grandes  splendeurs  est  sans  doute 
entre  dix  et  vingt  degrés  plus  au  sud.  Comme  je  l'avais 
déjà  observé  pendant  mon  hivernage  de  1853-54,  on  les  voit 
le  plus  souvent  du  côté  de  l'ouest,  et  Jeïisen  m'assure  qu'il 
en  est  de  même  à  Upernavik,  où  leur  apparition  est  plus 
éclatante  et  beaucoup  moins  rare. 

L'aurore  boréale  observée  ce  matin  était  beaucoup  plus 


CHAPITRE  XVI.  221 

belle  que  celle  du  soir,  et  j'ai  vu  peu  de  spectacles  plus 
imposants  et  plus  sublimes.  Entre  parenthèse,  il  est  assez 
étrange  d'employer  les  mots  matin  et  soir  lorsque  la  pen- 
dule seule  nous  marque  les  divisions  du  temps  ;  c'est  par 
habitude  que  nous  disons  l'avant  ou  l'après-midi,  car  si  par 
malheur,  nous  perdions  notre  compte,  nous  appellerions 
le  matin  soir  et  le  soir  matin,  sans  pouvoir  découvrir  notre 
erreur  autrement  que  par  des  observations  astronomiques. 

Mais  revenons  à  l'aurore  boréale. 

J'errais  péniblement  parmi  les  icebergs  de  l'entrée  du 
port,  et  quoique  si  près  de  midi,  je  tâtonnais  dans  les  té- 
nèbres sur  la  glace  raboteuse  ;  tout  à  coup  de  dessous  le 
nuage  noir  qui  couvre  l'horizon ,  s'élance  un  rayon  bril- 
lant qui  illumine  l'espace  d'une  étrange  lueur,  puis  s'é- 
teint en  laissant  l'obscurité  encore  plus  profonde.  Bien- 
tôt une  immense  arche  de  lumière  se  déploie  sur  le  ciel  et 
renferme  la  nuée  sombre  dans  son  énorme  cintre;  le  jeu 
des  rayons  qui  jaillissent  de  sa  courbe  aux  franges  étin- 
celantes  est  des  plus  capricieux  et  semble  mêler  les  flam- 
mes de  l'incendie  avec  les  lueurs  de  l'aube.  La  lumière  se 
fait  toujours  plus  vive,  et,  au  lieu  de  croître  uniformes 
ment,  donne  l'idée  d'une  marée  aux  flots  mouvementés  et 
multicolores.  D'abord  calme  et  paisible,  la  scène  devient 
bientôt  d'une  splendeur  éclatante;  la  large  coupole  du 
ciel  est  en  feu  ;  l'incendie,  plus  terrible  que  celui  qui  illu- 
mina jadis  les  cieux  au-dessus  de  Troie  en  flammes ,  jette 
ses  efirayantes  clartés  à  travers  le  firmament  ;  les  étoiles 
pâlissent  devant  ses  merveilleux  reflets  comme  devant  le 
lever  d'un  soleil  resplendissant.  Je  vois  trembloter  et  s'é- 
vanouir tour  à  tour  et  puis  ensemble,  Andromède,  Persée, 
Gapella,  la  Grande-Ourse,  Cassiopée  et  la  Lyre  et  toutes  ces 
belles  constellations  qui,  à  ces  hautes  latitudes,  décri- 
vent ,  sans  se  coucher  jamais ,  leur  cercle  régulier  autour 
de  l'étoile  Polaire.  Le  fond  de  la  lumière  est  rougeàtre, 
mais  toutes  les  nuances  viennent  s'v  mêler  tour  à  tour. 


222  LA  MER  LIBRE. 

Des  bandes  jaunes  et  bleues  se  jouent  dans  ces  sinistres 
clartés;  tombant  à  la  fois  de  l'intérieur  de  l'arche  illumi- 
née, elles  se  fondent  ensemble  et  jettent  dans  l'espace  des 
lueurs  d'un  vert  livide,  qui  peu  à  peu  domine  le  rouge  du 
fond.  Le  bleu  et  l'orangé  se  mêlent  dans  leur  course  ra- 
pide ,  des  stries  violettes  apparaissent  sur  la  large  zone 
jaunâtre  et  des  myriades  de  langues  de  flamme  blanche 
formée  de  toutes  ces  couleurs  réunies  s'élancent  vers  le 
zénith  comme  vers  un  centre  commun  d'attraction. 
'  Les  reflets  de  ces  teintes  variées  sur  les  objets  environ- 
nants étaient  vraiment  admirables.  Les  formes  fantastiques 
des  innombrables  icebergs,  isolés  ou  en  groupes ,  se  pro- 
jetaient vaguement  sur  la  mer,  et  leur  sommet  s'éclairait 
d'une  morne  lueur,  rappelant  celle  que  revêtent  les  monu- 
ments de  Naples  sous  les  feux  du  Vésuve.  Sur  la  cime  des 
montagnes,  sur  la  blanche  surface  des  eaux  glacées,  sur 
les  rochers  à  pic,  la  lumière  resplendissait,  s'éteignait,  se 
rallumait  encore  comme  si  l'air  eût  été  rempli  de  météores 
phosphoriques,  décrivant  une  ronde  capricieuse  et  sauvage 
au-dessus  de  quelque  gigantesque  cité  des  morts.  La  scène 
était  muette ,  et  cependant  les  sens  déçus  semblaient  per- 
cevoir comme  des  sons  non  terrestres,  accompagnant  ces 
éclairs  rapides  ;  et  l'on  croyait  entendre  : 

....  Les  sourds  gémissements  et  les  luttes  funèbres 
Des  héros  d'Ossian ,  roulant  dans  les  ténèbres. 

13  janvier. 

Ce  mois  poursuit  sa  course  au  milieu  des  tempêtes.  La 
bise  continue  à  souffler  et  les  rafales  remplissent  la  nuit  de 
leurs  gémissements  lugubres.  Cependant  l'air  est  presque 
toujours  serein  et  il  n'est  tombé  que  peu  de  neige  depuis 
novembre  :  sa  profondeur  totale  est  de  53  pouces  l.  Je  suis 
de  plus  en  plus  frappé  de  la  différence  des  conditions  mé- 
téorologiques entre  notre  station  et  Port  Rensselaer.  Là- 


CHAPITRE  XVI.  223 

bas  l'humidité  et  les  coups  de  vent  étaient  presque  in- 
connus; il  faisait  extrêmement  froid  et  l'atmosphère  s'y 
maintint  généralement  calme  pendant  tout  l'hiver.  Ici,  la 
température  est  plus  douce  que  Parry  ne  la  trouva  à  l'île 
Melville,  les  tempêtes  sont  fréquentes  et  la  quantité  de 
neige  est  vraiment  étrange  ;  au  moins  les  rafales  nous  sont 
utiles  à  quelque  chose ,  elles  la  balayent  au  loin ,  ou  bien 
la  pressent  et  la  durcissent  de  manière  que  nous  pouvons 
y  marcher  aussi  facilement  que  sur  la  glace  unie  ;  elle  est 
pilée,  broyée  comme  le  sable  des  allées  d'un  parc. 

Je  l'ai  dit  plus  haut,  j'attribue  ces  étonnants  phénomènes 
à  notre  proximité  de  la  mer  libre  ;  naturellement,  nous  ne 
savons  pas  jusqu'où  peut  s'étendre  celle-ci,  mais  ses 
limites  doivent  être  assez  espacées  puisqu'elle  influe  si 
puissamment  sur  l'état  de  l'atmosphère.  Il  semble  en  effet 
que  nous  nous  trouvions  au  centre  même  d'action  des 
Cyclones  arctiques.  Les  vents  du  nord,  prétend  le  poète, 
«  sont  bercés  dans  les  abîmes  béants  qui  s'ouvrent  sous 
l'étoile  Polaire,  »  et  certes  on  dirait  que  nous  sommes 
tombés  dans  un  de  ces  gouffres  profonds  où  les  tempêtes 
sont  non-seulement  bercées,  mais  engendrées. 

Tout  cet  hiver,  j'ai  fait  une  série  d'expériences  qui  nous 
donnent  d'intéressants  résultats.  Elles  m'ont  porté  à  con- 
clure que  l'évaporation  a  lieu,  même  par  les  plus  basses 
températures  et  que  ces  vapeurs  se  condensent  quand  l'air 
paraît  tout  à  fait  serein.  J'ai  exposé  à  ciel  ouvert  plusieurs 
tables  de  glace  unie,  soigneusement  mesurées;  j'ai  recueilli 
les  légers  flocons  qui  s'étaient  déposés  sur  elles,  et  qui, 
réduits  à  la  densité  de  la  neige  récemment  tombée,  s'élèvent 
à  sept  huitièmes  de  pouce.  Pour  m'assurer  de  l'évaporation, 
j'ai  suspendu  à  l'air  libre  des  lames  unies  de  glace  formée 
dans  des  assiettes  peu  profondes  et  quelques  lambeaux  de 
flanelle  mouillée  :  la  flanelle  sèche  parfaitement  en  peu 
de  jours  et  les  tablettes  de  glace  disparaissent  d'une  façon 
lente  et  régulière.  Je  les  pèse  toutes  les  quarante -huit 


224  LA  MER  LIBRE. 

heures,  et  il  est  curieux  d'observer  ces  petites  rondelles 
circulaires  se  fondant  silencieusemeut  et  s'évanouissant  en 
invisible  vapeur,  pendant  que  le  thermomètre  demeure  au- 
dessous  de  18"  à  20"  C. 

Pas  n'est  besoin  du  reste  de  ces  expériences  pour  consta- 
ter l'évaporation  à  basse  température  :  les  jours  de  lessive, 
le  linge  est  étendu  dans  les  agrès  du  navire  ou  sur  des 
cordes  au-dessus  de  la  glace ,  comme  celui  qu'on  voit  le 
lundi  soir  dans  les  cours  de  nos  fermes  ;  quelle  que  soit 
l'intensité  du  froid,  il  est  parfaitement  sec  avant  la  lin  de 
la  semaine. 

16  janvier. 

Nos  yeux  se  tournent  anxieusement  vers  le  sud,  atten- 
dant avec  impatience  l'apparition  de  l'aube,  avant-cour- 
rière  du  moment  où  l'antique  et  toujours  jeune  Aurore, 
surgira  de  la  mer  pour  laisser  tomber  de  ses  doigts  roses 
un  rayon  de  joie  au  milieu  de  nos  ténèbres. 

Il  y  a  presque  un  mois  que  nous  avons  passé  la  plus 
sombre  des  journées  de  l'hiver  et  il  s'écoulera  bien  des 
heures  encore  avant  que  la  lumière  nous  revienne  ;  il  est 
grand  temps  qu'à  midi  une  faible  lueur  apparaisse  sur 
l'horizon.  Nos  esprits  puisent  une  surexcitation  presque  fé- 
brile dans  cette  attente.  Quant  à  moi  je  cherche  à  la  trom- 
per en  éduquant  mon  petit  renard. 

Birdie  est  décidément  apprivoisée  et  me  fait  grand  hon- 
neur. C'est  la  plus  futée  petite  créature  qu'on  puisse  voir;  à 
ma  table,  comme  dans  mes  affections,  elle  a  pris  la  place  du 
pauvre  Général  ;  bien  plus,  elle  se  couche  sur  mes  genoux, 
ce  qui  ne  fut  jamais  permis  à  son  prédécesseur.  Elle  est  à 
peindre  avec  ses  mignonnes  petites  pattes  posées  sur  la 
nappe;  adroite,  bien  élevée,  elle  est  surtout  fort  gour- 
mande :  lorsqu'elle  savoure  un  morceau  friand,  ses  yeux 
pétillent  de  satisfaction  ;  elle  s'essuie  les  lèvres  et  me  re- 
garde avec  une  coquetterie  vraiment  irrésistible.  Si  les 


CHAPITRE   XVI.  2-25 

convenances  et  le  respect  d'elle-même  mettent  des  bornes 
à  son  appétit,  elle  s'applique  à  prolonger  un  festin  où  elle 
trouve  tant  de  plaisir.  Bridie  n'aime  guère  les  mets  trop 
épicés  ;  elle  préfère  sa  nourriture  au  naturel  :  aussi  on  sert 
sur  son  assiette  quelques  petits  morceaux  de  gibier.  Elle  a 
bien  une  fourchette,  mais  comme  elle  n'est  pas  encore 
assez  au  courant  des  usages  de  la  civilisation  pour  la  ma- 
nier elle-même,  j'en  use  pour  lui  présenter  ses  friandises; 
parfois  elle  manifeste  quelque  impatience ,  mais  un  petit 
coup  sur  le  bout  du  nez  lui  rend  le  calme  nécessaire  et  la 
préserve  d'une  indigestion. 

Aussitôt  que  deux  ou  trois  jours  d'emprisonnement  eu- 
rent familiarisé  damoiselle  Birdie  avec  ma  chambre,  je  lui 
ai  permis  d'y  courir  çà  et  là;  elle  n'a  pas  tardé  à  grimper 
l'œil-de-bœuf  au-dessus  de  ma  tête,  et  à  découvrir  des  fentes 
à  travers  lesquelles  elle  peut  humer  l'air  frais  du  dehors. 
Pour  y  atteindre,  elle  saute  sur  les  étagères,  sans  souci  des 
objets  précieux  et  fragiles  qui  s'y  trouvent,  et  rien  ne  peut 
l'arracher  de  son  réduit,  si  ce  n'est  le  dîner  :  dès  qu'elle 
aperçoit  son  assiettée  chargé  de  venaison;  elle  descend  à 
loisir,  se  hisse  doucement  dans  mon  giron,  me  regarde 
avec  ses  doux  yeux  pleins  d'attente ,  passe  sa  petite  langue 
sur  ses  lèvres  et  aboie  d'une  façon  charmante  si  le  com- 
mencement du  repas  est  trop  longtemps  différé. 

J'ai  essayé  de  la  corriger  de  cette  habitude  de  grimper  au 
plafond  en  l'attachant  avec  une  chaîne  que  Knorr  m'avait 
fabriquée.d'un  bout  de  fil  de  fer,  mais  elle  prit  son  esclavage 
tellement  à  cœur  que  je  la  délivrai  bientôt  :  ses  efforts  pour 
se  débarrasser  de  ses  entraves  étaient  tout  à  fait  amusants, 
et  elle  a  bien  conquis  sa  liberté.  Elle  essayait  sans  cesse  de 
briser  sa  chaîne,  et  ayant  réussi  une  fois,  semblait  déter- 
minée à  ne  pas  échouer  dans  ses  nouvelles  tentatives.  Aussi 
longtemps  que  je  la  surveillais,  elle  restait  assez  tranquille, 
blottie  dans  son  lit  ou  sa  seille  de  neige;  mais  si  mes  yeux 
ne  la  suivaient  plus  ou  qu'elle  me  crût  endormi,  elle  tra- 

15 


226  LA  MER  LIBRP:. 

vaillait  dur  pour  se  tirer  d'affaire  :  elle  se  reculait  aussi 
loin  qu'il  lui  était  possible,  puis,  s'élançant  soudain ,  bon- 
dissait jusqu'au  bout  de  sa  chaîne  en  se  donnant  une  telle 
secousse  qu'elle  retombait  sur  le  plancher  les  quatre  fers 
en  l'air  ;  elle  se  relevait,  palpitant  comme  si  son  petit  cœur 
allait  se  briser,  lissait  sa  fourrure  en  désordre  et  recom- 
mençait encore  :  la  rusée  se  couchait  d'abord  très-paisi- 
blement, puis  elle  inclinait  la  tête  et  suivait  de  l'œil  sa 
chaîne  jusqu'au  clou  du  plancher;  elle  se  levait,  marchait 
avec  lenteur  vers  ce  point,  hésitait  quelques  secondes  et 
bondissait  de  nouveau.  Pendant  tout  ce  manège,  elle  ne 
me  perdait  pas  de  vue,  et  au  moindre  de  mes  mouvements, 
se  laissait  choir  par  terre  et  faisant  semblant  de  dormir. 

Ma  petite  amie  est  propre  et  nette  ;  elle  se  brosse  sans 
cesse,  son  bain  de  neige  est  sa  récréation  favorite;  de  son 
nez  mignon,  elle  fouille  les  flocons  blancs,  se  roule,  se 
frotte  et  s'ensevelit  à  demi  ;  puis  elle  s'essuie  avec  ses  pat- 
tes de  velours,  et  quand  sa  toilette  est  finie,  elle  grimpe  de 
ses  doigts  délicats  sur  le  rebord  de  la  seille,  regarde  autour 
d'elle  d'un  air  entendu,  et  pousse  les  plus  jolis  petits  cris 
du  monde;  c'est  sa  manière  d'appeler  l'attention  sur  sa 
personne;  lorsqu'on  l'a  assez  admirée,  satisfaite  d'avoir 
bien  joué  son  rôle,  elle  secoue  plusieurs  fois  sa  fourrure 
lustrée  et  se  glisse  dans  son  lit  aérien  pour  y  dormir. 


CHAPITRE   XVII. 


La  Duit  polaire. 

20  janvier. 
L'aurore  va  paraître! 

Une  vague  blancheur  crépusculaire  s'est  montrée  au- 
jourd'hui vers  le  sud  à  l'heure  de  midi ,  et  quoiqu'elle  fût 
à  peine  perceptible ,  nous  en  avons  été  tous  délicieuse- 
mput  remués.  A  notre  assemblée  du  dimanche,  j'ai  lu  ces 
lignes  de  l'Ecclésiaste  : 

«  Il  est  vrai  que  la  lumière  est  douce  et  qu'il  est  agréa- 
ble de  voir  le  soleil.  » 

Etoiles  ont  fourni  le  texte  de  notre  conversation  du 
soir;  nous  nous  sommes  longuement  entretenus  de  l'avenir 
et  de  tous  les  travaux  que  le  dieu  du  jour  nous  ramènera. 

Nous  sentons  tous  maintenant  se  soulever  peu  à  peu  le 
voile  de  la  nuit,  et  le  poids  des  ténèbres  nous  paraît  moins 
lourd.  Mes  gens  avaient  épuisé  tous  les  amusements  à  leur 
disposition  ;  le  journal  est  décédé  de  mort  naturelle,  les 
représentations  théâtrales  sont  impossibles,  rien  ne  venait 
plus  rompre  l'uniformité  de  nos  longues  heures. 

.Mais  bientôt  tous  ces  ennuis  ne  seront  qu'un  souvenir. 
.\vant  longtemps  nous  n'aurons  plus  le  loisir  de  chercher 
des  distractions  et  la  nuit  polaire  sera  ensevelie  dans  les 


228  LA  MER  LIBRE. 

ombres  du  passé.  11  nous  tarde  de  la  voir  linir  :  nous  sou- 
pirons après  la  lumière  et  le  travail.   . 

Dites  ce  que  vous  voudrez,  parlez  de  résolution  virile, 
de  courage,  d'audace  et  de  toutes  les  ressources  de  l'es- 
prit :  la  nuit  arctique  est  une  épreuve  sévère.  Physique- 
ment, nous  l'avons  bien  traversée  ;  nous  sommes  et  avons 
été  toujours  en  très-bonne  santé;  docteur  du  bord,  je 
suis  un  médecin  sans  malades  ;  disciples  de  Démocrite  plu- 
tôt que  d'Heraclite,  nous  nous  sommes  toujours  moqués 
du  scorbut  et  autres  sources  de  maladie.  Et  nous  avons 
réussi  à  merveille.  Si  le  scorbut  apparaît  sournoisement 
avec  le  régime  de  la  viande  salée  et  des  portions  con- 
'  grues,  auxquelles  nous  n'avons  pas  été  réduits,  il  est 
aussi  amené  par  le  découragement  et  le  sang  aigri  d'un 
équipage  malheureux  et  fatigué. 

Mais  si  la  nuit  polaire  peut  être  supportée  sans  grand 
danger  pour  la  vie  physique,  comme  elle  pèse  lourdement 
sur  les  facultés  morales  et  intellectuelles!  Les  ténèbres 
qui  depuis  si  longtemps  enveloppent  la  nature,  nous  ou- 
vrent un  monde  nouveau  auquel  nos  sens  ne  peuvent 
s'accoutumer.  Dans  la  chère  patrie,  le  gai  soleil  levant 
appelle  au  travail,  le  calme  du  soir  invite  au  sommeil,  et 
la  transition  du  jour  à  la  nuit  et  de  la  nuit  au  jour  calme 
l'esprit  et  le  cœur  et  soutient  le  courage  au  milieu  .de  la 
bataille  de  la  vie.  Tout  cela,  nous  ne  l'avons  plus,  et  dans 
cette  éternelle  et  ardente  aspiration  après  la  lumière,  fa- 
tigués que  nous  sommes  par  l'immuable  marche  du  temps, 
nous  ne  pouvons  trouver  le  repos  au  sein  de  l'immense 
nuit.  La  grandeur  de  la  nature  cesse  d'appeler  nos  sym- 
pathies émoussées.  Le  cœur  soupire  après  de  nouvelles 
associations  d'idées,  de  nouvelles  impressions,  de  nouvelles 
amitiés.  Cette  sombre  et  lugubre  solitude  écrase  l'intelli- 
gence; la  tristesse  qui  règne  partout  hante  l'imagination; 
le  silence  profond,  sinistre,  ténébreux  se  transforme  en 
terreur. 


CHAPITRE  XVII.  229 

Et  néanmoins  la  nuit  polaire  n'est  pas  sans  charmes 
pour  l'amant  de  la  nature;  les  soudaines  lueurs  de  l'au- 
rore boréale ,  le  jeu  du  clair  de  lune  sur  les  collines  et 
les  icebergs ,  l'admirable  clarté  des  étoiles ,  l'immensité 
des  champs  de  glace,  la  majesté  grandiose  des  montagnes 
et  des  glaciers,  la  sombre  violence  des  tempêtes,  tout  cela 
est  beau  et  sublime,  tout  cela  parle  son  langage,  —  un 
langage  dur,  rude  sans  doute,  mais  austère  et  sain. 

Ici  la  nature  est  gigantesque.  Du  fond  de  la  mer  vitreuse, 
les  falaises  surgissent  et  dressent  leur  front  noir  et  sour- 
cilleux sur  le  désert  désolé  des  eaux  glacées.  Les  pics  des 
montagnes  brillant  dans  la  froide  et  claire  atmosphère,  per- 
cent les  cieux  de  leur  tête  chenue  sur  laquelle  sont  accu- 
mulées les  neiges  d'innombrables  siècles.  Les  glaciers  ver- 
sent en  flots  immenses  leurs  torrents  de  cristal  dans  la  mer. 
L'air  pur  et  froid  est  d'une  transparence  parfaite,  les  étoiles 
le  traversent  de  leurs  flèches  aiguës  et  la  lune  l'inonde  de 
sa  pâle  et  diffuse  clarté.  Tout  est  froid,  tout  est  sans  cou- 
leur sous  le  voile  éthéré  de  la  nuit.  A  l'orient  ne  s'ouvre 
aucune  porte  lumineuse  :  nul  rideau  d'or  et  de  cramoisi 
ne  retombe  au  couchant;  ni  dans  l'air,  ni  sur  le  sol,  le  . 
vert,  le  bleu  et  le  pourpre  ne  se  fondent  en  une  gracieuse 
harmonie.  Sous  l'ombre  de  la  nuit  éternelle,  la  nature  n'a 
pas  besoin  de  manteau.  Les  hautes  falaises,  les  glaces  de 
la  mer  et  des  montagnes ,  se  découpent  avec  une  égale 
netteté  et  se  dressent  dans  la  solitude.  Sombre  prêtresse 
de  l'hiver  polaire,  celle-ci  a  tout  revêtu  du  même  linceul. 
Que  de  fois,  pendant  l'immense  nuit,  j'ai  contemplé  cette 
nature  sous  ses  diff'érents  aspects  !  Je  sympathisais  avec 
elle,  me  réjouissant  dans  sa  force  et  me  reposant  dans  sa 
paix.  J'ai  été  témoin  de  ses  jeux  d'enfant  et  j'ai  tressailli 
aux  rugissements  de  sa  colère.  J'ai  marché  dans  les  ténè- 
i)res  quand  la  rafale  faisait  rage  à  travers  les  collines  et 
se  ruait  sur  la  plaine.  J'ai  erré  sur  la  grève  quand  on 
n'entendait  d'autre  bruit  (|ue  le  sourd  craquement  des  gia- 


230  LA  MER  LIBRE. 

ces  s'élevant  ou  s'abaissant  avec  la  marée.  Je  me  suis 
avancé  au  loin  sur  les  eaux  congelées,  en  écoutant  la  voix 
gémissante  des  icebergs  captifs,  je  suis  monté  sur  le  gla- 
cier où  roule  l'avalanche,  sur  la  crête  des  collines  où  les 
tourbillons  de  neige,  courant  sur  les  rochers,  chantaient 
leur  plainte  monotone,  je  suis  descendu  dans  la  vallée 
lointaine  où  s'endorment  tous  les  bruits ,  où  l'air  est  so- 
lennel et  muet  comme  la  tombe. 

C'est  là  que  la  nuit  arctique  est  le  plus  imposante,  c'est 
là  qu'elle  se  révèle,  c'est  là  qu'elle  déploie  ses  merveilles 
et  se  joue  de  nos  imaginations.  Au-dessus  les  cieux,  au- 
dessous  la  terre,  sont  ensevelis  dans  l'éternelle  paix.  Nulle 
part  le  souvenir  et  le  mouvement  de  la  vie.  Je  suis  seul 
au  milieu  des  collines  puissantes,  leurs  hautes  crêtes  se 
perdent  dans  la  voûte  grisâtre  du  firmament;  les  noirs  ro- 
chers se  détachant  sur  leurs  pentes  blanchies  sont  les  gra- 
dins d'un  immense  amphithéâtre  ;  l'esprit  ne  trouvant  au- 
cun repos  sur  leurs  chauves  sommets  va  se  perdre  dans 
l'espace  ;  la  lune,  fatiguée  de  ses  longues  veilles,  disparaît 
derrière  l'horizon;  les  douces  influences  des  Pléiades  ne 
nous  parviennent  plus.  Gassiopée,  Orion,  Andromède, 
toute  l'armée  infinie  des  constellations  ne  peuvent  envoyer 
une  étincelle  de  joie  dans  cette  atmosphère  morte.  Froides 
et  sans  vie,  elles  ne  disent  rien  au  cœur.  L'œil  se  lasse  de 
les  contempler  et  revient  sur  la  terre;  l'oreille  écoute  si 
quelque  bruit  ne  va  pas  rompre  ce  silence  qui  l'accable, 
mais  aucun  pas  ne  retentit,  aucune  bète  sauvage  ne  hurle 
dans  la  solitude.  Pas  un  cri,  pas  un  murmure  d'oiseau, 
pas  un  arbre  dont  les  ramilles  puissent  recueillir  les  mur- 
mures ou  les  soupirs  du  vent.  Dans  ce  vide  immense,  je 
n'entends  que  les  pulsations  de  mon  cœur,  le  sang  qui 
court  dans  mes  artères  me  fatigue  de  bruits  discordants  : 
le  silence  a  cessé  d'être  une  chose  négative,  il  est  mainte- 
nant doué  d'attributs  positifs.  Je  l'écoute ,  je  le  vois,  je  le 
sens  !  Il  se  dresse  devant  moi  comme  un  spectre,  remplis- 


.    CHAPITRE    XVII.  231 

sant  mon  esprit  du  sentiment  de  la  mort  universelle,  pro- 
clamant la  fin  de  toutes  choses  et  annonçant  l'éternel 
avenir.  Je  ne  puis  plus  l'endurer  :  m'élançant  du  rocher 
où  je  m'étais  assis,  je  fais  lourdement  crier  la  neige  sous 
mes  pieds  pour  écarter  l'horrible  vision;  et  le  plus  léger 
bruit  courant  dans  la  nuit,  chasse  le  terrible  fantôme. 

Il  n'est  rien  de  plus  effrayant  dans  la  nature  que  le  si- 
lence de  la  nuit  polaire  ^ 

1.  En  regard  de  ces  impressions,  il  est  peut-être  bon  de  placer  celles  que 
le  D'  Kane  puisa  dans  des  scènes  identiques.  (Trad.) 

«  ....  Le  firmament  arctique  a  des  beautés  indescriptibles.  Il  semble  si 
rapproché  de  nos  têtes  !  les  étoiles  y  déploient  une  ampleur  de  rayonnement, 
et  les  planètes  mêmes  un  scintillement  à  déjouer  tous  les  calculs  de  l'astrono- 
mie. Je  voudrais,  mais  je  ne  puis  décrire  quelques-unes  de  ces  scènes  de 
nuit;  —  alors  que  foulant  le  pont  du  navire,  ou  la  glace  d'alentour,  il  me 
semblait  que  la  vie  de  la  terre  était  suspendus,  avec  ses  mouvements,  ses 
bruits,  ses  couleuîs,  toutes  ses  harmonies  enfin;  alors  que  plongé,  des  yeux 
et  du  cœur ,  dans  l'abîme  étoile  où  les  astres  décrivent  des  cercles  radieux 
autour  d'un  centre  inconnu  de  lumière,  —  je  venais  à  m'écrier  humble  et 
respectueux  :  «  Seigneur!  quelle  est  la  créature  digne  de  te  préoccuper?... 
Et  que  de  fois  aussi,  ramené  des  profondeurs  de  l'espace  sans  bornes ,  sur 
notre  pauvre  terre  ,  sur  le  sol  natal ,  laissé  derrière  nous ,  avec  ses  constel- 
lations d'un  autre  hémisphère,  j'ai  laissé  courir  mes  pensées  vers  les  cœurs 
qui  battaient  là-bas  à  notre  nom ,  jusqu'à  ce  que  je  me  perdisse  dans  le 
souvenir  de  ceux  qui  ne  sont  plus;  —  et  ceux-là  m'entraînaient  de  nouveau 
dans  l'infini  des  cieux.  »  (D'  El.  Kane,  Arct.  Expl.,  vol.  JI,  p.  425-426.) 


GHAriTRE  XVIII. 


Absence  prolongée  de  M.  Sonntag.  —  Je  me  prépare  à  aller  à  sa 
recherche.  —  Arrivée  des  Esquimaux.  —  Triste  nouvelle.  —  Hans 
et  sa  famille  ;  —  son  récit. 


Sonntag  et  Hans  nous  avaient  quittés  depuis  un  grand 
mois,  et  plusieurs  jours  de  la  lune  de  janvier  s'étant  écou- 
lés sans  nous  les  ramener,  je  commençai  à  être  fort  sé- 
rieusement inquiet.  Ou  ils  avaient  éprouvé  quelque  acci- 
dent, ou  ils  se  trouvaient  retenus  chez  les  Esquimaux  par 
une  cause  impossible  à  déterminer.  J'envoyai  d'abord 
M.  Dodge  au  cap  Alexandre,  pour  constater,  d'après  leurs 
traces,  s'ils  avaient  passé  autour  ou  au-dessus  du  promon- 
toire.; il  put  suivre  les  marques  du  traîneau  pendant  neuf 
kilomètres  seulement  ;  depuis  le  mois  de  décembre,  les 
glaces  s'étaient  brisées  et  avaient  dérivé  vers  la  mer.  Il 
ne  vit  point  de  vestiges  dans  les  passes  du  glacier,  il  nous 
fut  démontré  qu'ils  avaient  contourné  le  promontoire.  Je 
me  préparai  à  les  y  suivre  avec  une  troupe  de  nos  gens  ; 
si  nous  découvrions  quelque  empreinte  sur  la  glace  ferme 
au  delà  du  cap,  je  verrais  ce  qu'il  me  resterait  à  faire;  si 
nous  ne  trouvions  rien ,  il  n'y  aurait  plus  à  douter  que 
malheur  ne  fût  arrivé  à  nos  compagnons,  et  je  pousserais 


CHAPITRE   XVIII.  233 

ma  route  vers  le  sud ,  jusqu'à  ce  que  j'eusse  atteint  les 
Esquimaux  :  il  me  fallait  absolument  communiquer  avec 
eux  le  plus  tôt  possible.  Quoique  la  température  fût  main- 
tenant au-dessous  de  —  45°  C,  le  soin  minutieux  que  je 
fis  apporter  aux  préparatifs  des  objets  de  campement  ne 
nous  laissait  guère  de  craintes  à  ce  sujet.  Pendant  l'ab- 
sence de  Dodge ,  le  mercure  ayant  gelé  pour  la  première 
fois,  je  fus  assez  extravagant  pour  en  faire  une  balle  que 
je  glissai  dans  ma  carabine  et  dont  je  perçai  une  planche 
épaisse ,  et  pourtant  notre  officier,  un  de  mes  plus  robustes 
marins ,  revint  de  sa  marche  de  douze  heures  en  se  plai- 
gnant d'avoir  eu  trop  chaud,  et  déclarant  qu'il  se  garderait 
bien  de  se  couvrir  de  tant  de  fourrures  lorsque  je  l'enver- 
rais de  nouveau  dans  les  hummocks  et  les  amas  de  neige. 
Sous  son  pardessus  de  buffle ,  il  transpirait. 

Le  matin  du  27,  le  traîneau  fut  chargé  de  notre  léger 
bagage,  et  nous  allions  partir,  quand  une  tempête  violente 
se  déchaîna  et  nous  retint  à  bord  ce  jour-là  et  le  lende- 
main. Le  29,  le  vent  se  calma  de  bonne  heure,  nos  hommes 
mettaient  leurs  fourrures,  et  j'étais  dans  ma  cabine  à  don- 
ner mes  dernières  instructions  à  Mac  Gormick,  lorsque 
Cari,  le  matelot  de  quart,  se  précipita  dans  ma  chambre 
en  annonçant:  «  Deux  Esquimaux!  »  Émergeant  des  té- 
nèbres ,  ils  étaient  venus  jusqu'au  navire  sans  avoir  été 
signalés  et  même  entrevus. 

Supposant  que  ces  gens-là  n'auraient  pas  songé  à  nous 
visiter  s'ils  n'avaient  d'abord  rencontré  notre  ami,  j'en- 
voyai l'interprète  pour  les  interroger.  Il  revint  au  bout  de 
quelques  minutes.  Je  lui  demandai  avec  une  anxieuse  im- 
patience s'il  y  avait  des  nouvelles  de  Sonntag.  —  «  Oui.  » 
—  Je  n'eus  pas  besoin  de  faire  d'autre  question ,  la  phy- 
sionomie de  Jensen  n'annonçait  que  trop  la  terrible  réa- 
lité,.,. Sonntag  était  mort! 

Je  renvoyai  Jensen  auprès  des  Esquimaux  pour  veiller  à 
tous  leurs  besoins  et  recueillir  quelques  détails.  Tous  deux 


234  LA  MER  LIBRE. 

étaient  pour  moi  de  vieilles  connaissances  :  Outinah,  qui 
m'avait  rendu  d'importants  services  en  1854,  et  un  robuste 
gaillard  qui,  ayant  eu  une  jambe  brisée  par  la  chute  d'une 
pierre,  allait  clopin-clopant  avec  une  jambe  de  bois  fabri- 
quée en  1850,  par  le  chirurgien  de  l'Étoile  du  Nord,  et  ré- 
parée par  moi-même  quelques  années  plus  tard.  Ils  étaient 
venus  sur  un  traîneau  attelé  de  cinq  chiens,  et  n'avaient  fait 
qu'une  étape  depuis  Iteplik ,  village  au  sud  du  détroit  de  la 
Baleine.  Pendant  une  partie  de  la  route,  ils  avaient  couni 
vent  debout,  et  le  givre  et  la  neige  les  couvraient  de  la 
tète  aux  pieds.  On  s'empressa  de  leur  donner  les  soins  né- 
cessaires, et  ils  nous  dirent  bientôt  le  peu  qu'ils  savaient. 
Hans  allait  venir  avec  son  beau-père  et  sa  belle-mère; 
quelques-uns  de  ses  chiens  étaient  morts,  et  il  voyageait  à 
petites  étapes.  Mon  excursion  vers  le  sud  se  trouvait  donc 
inutile,  et  les  préparatifs  en  furent  discontinués. 

Hans  arriva  deux  jours  après;  à  notre  grande  surprise, 
il  était  seul  avec  le  frère  de  sa  femme,  le  jeune  garçon  que 
j'avais  vu  au  cap  York;  le  père  et  la  mère,  ainsi  que  mes 
pauvres  chiens,  rendus  de  fatigue,  étaient  restés  au  delà  du 
glacier,  et  Hans  venait  chercher  du  secours.  Il  se  trouvait 
lui-même  tellement  harassé,  qu'avant  de  le  questionner,  je 
l'envoyai  se  réchauffer  et  prendre  quelques  aliments.  Une 
bande  de  nos  marins  alla  à  la  rescousse  des  deux  vieillards; 
on  finit  par  les  découvrir  tapis  dans  un  fossé  de  neige  et 
grelottant  de  froid.  Les  chiens  étaient  blottis  près  d'eux  ; 
pas  un  ne  pouvait  bouger  pied  ou  patte  ;  aussi  bêtes  et 
gens  furent  empilés  sur  le  traîneau  et  tirés  jusqu'au  na- 
vire. Dans  la  bonne  chaleur  de  la  tente  de  Hans,  les  Esqui- 
maux se  ranimèrent  bientôt,  mais  les  chiens  gisaient  pres- 
•  que  sans  vie  sur  le  pont;  ils  ne  pouvaient  ni  manger  ni  se 
mouvoir-  Voilà  donc  tout  ce  qui  nous  restait  de  nos  meutes 
splendides  !  Voilà  le  résultat  d'un  voyage  sur  lequel  j'avais 
fondé  tant  d'espoir!  Qu'était-il  donc  arrivé? 


CHAPITRE    XVIII.  235 


l"  février. 

Hans  m'a  tout  raconté,  et  je  transcris  ces  détails  avec  la 
plus  amère  tristesse. 

Les  voyageurs  avaient  contourné  le  cap  Alexandre  sans 
difficulté;  la  glace  était  solide  et  ils  ne  s'arrêtèrent  qu'à  l'île 
Sutiierland,  où  ils  construisirent  une  hutte  de  neige  et 
prirent  quelques  heures  de  repos.  Continuant  ensuite  vers 
le  sud ,  ils  atteignirent  Sorfalik ,  les  Esquimaux  n'y  étaient 
pas  et  leur  cabane  tombait  en  ruine  ;  ils  s'en  firent  une  de 
neige,  et  après  s'être  remis  de  leurs  fatigues,  ils  partirent 
pour  l'île  Northumberland,  pensant  qu'ils  ne  trouveraient 
pas  de  naturels  plus  au  nord  du  détroit.  D'après  le  récit  de 
Hans,  ils  devaient  avoir  fait  environ  sept  ou  huit  kilomètres, 
lorsque  Sonntag,  se  sentant  un  peu  engourdi,  sauta  du  traî- 
neau et  courut  en  tête  des  chiens  pour  se  réchauffer.  Un 
des  traits  s'embarrassa,  le  conducteur  arrêta  l'attelage  et 
resta  quelques  minutes  en  arrière;  il  se  hâtait  de  rejoindre 
son  maître,  lorsqu'il  le  vit  enfoncer  dans  l'eau  :  une  légère 
couche  de  glace  recouvrant  quelque  Assure,  ouverte  par 
la  marée ,  venait  de  se  briser  sous  ses  pas.  L'Esquimau 
l'aida  à  s'en  retirer,  et  ils  retournèrent  au  plus  vite  vers  la 
hutte  qu'ils  venaient  d'abandonner.  Le  vent  soufflait  du 
nord-est,  le  froid  était  très-vif,  et  Sonntag  ne  voulut  pas 
faire  halte  pour  changer  ses  vêtements  mouillés.  Tant  qu'il 
courut  près  du  traîneau,  il  n'y  avait  rien  à  craindre,  mais  il 
fut  assez  imprudent  pour  remonter,  et  lorsqu'ils  attei- 
gnirent Sorfalik,  Sonntag  était  déjà  roide  et  ne  pouvait  plus 
parler;  Hans  le  transporta  à  la  hutte,  lui  ôta  ses  habits 
gelés  et  le  plaça  dans  son  sac  de  peau  ;  il  lui  fit  boire  de 
leau-de-vie,  et  ayant  soigneusement  bouché  la  cabane,  il 
alluma  la  lampe  à  alcool  pour  élever  la  température  et 
préparer  du  café;  mais  tous  ses  soins  furent  inutiles,  et 


236  LA  MER  LIBRE. 

Sonntag  mourut  après  être  resté  un  jour  sans  connaissance 
et  sans  avoir  prononcé  une  parole. 

Hans  referma  la  hutte  de  manière  que  les  ours  ou  les 
renards  n'y  pussent  pénétrer  ;  il  repartit  pour  le  sud  et  ar- 
riva sans  encombre  à  l'île  Northumberland;  les  Esquimaux 
venaient  d'abandonner  leur  village,  mais  il  put  se  reposer 
et  dormir  dans  une  cabane  ;  sous  un  amas  de  pierres  il  dé- 
couvrit assez  de  chair  de  morse  pour  rassasier  ses  chiens. 
Le  jour  suivant,  il  atteignit  Netlik ,  place  également  dé- 
serte, et  s'avança  vers  le  sud  jusqu'à  Iteplik,  où  il  fut 
assez  heureux  pour  rejoindre  plusieurs  familles  logées , 
les  unes  dans  la  cabane  de  pierres ,  les  autres  dans  des 
huttes  de  neige.  En  hiver  les  phoques  se  rassemblent  en 
grand  nombre  autour  du  détroit  de  la  Baleine  et  les  Esqui- 
maux vivaient  au  milieu  d'une  abondance  inaccoutumée. 
Hans  leur  raconta  son  histoire,  et  charmés  d'apprendre  que 
nous  étions  près  de  leur  ancien  village  d'Etah  ,  Outinah  et 
son  compagnon  à  la  jambe  de  bois  réunirent  leurs  deux  at- 
telages et  se  préparèrent  à  le  suivre. 

Mais  mon  chasseur  avait  d'autres  projets.  Il  n'était  qu'à 
trois  journées  du  navire,  et  le  principal  but  de  son  voyage 
était  atteint;  mais  au  lieu  de  nous  revenir  tout  de  suite  il 
donna  de  grands  présents  à  déjeunes  Esquimaux  et  les  en- 
voya au  cap  York  avec  mes  chiens.  Tous  les  cadeaux  que 
Sonntag  avait  emportés  aux  naturels  se  trouvaient  mainte- 
nant sans  maître  et  il  en  usa  largement.  Et  il  me  jure  qu'il 
n'a  ainsi  disposé  de  mes  biens  et  de  ma  meute  que  dans 
mon  intérêt.  «  Youlez-vous  que  les  Esquimaux  sachent 
que  vous  êtes  ici  ?  Je  le  leur  ai  dit  :  ils  vont  venir  et  vous 
amener  des  meutes  de  chiens.  »  Pourquoi  n'était-il  pas 
allé  lui-même  au  cap  York?  —  Il  se  trouvait  trop  fatigué  et 
s'était  gelé  un  orteil  en  soignant  M.  Sonntag. 

Malgré  toutes  ces  protestations  de  zèle  pour  mon  service, 
je  soupçonne  fort  que  certains  ordres  lui  avaient  été  don- 
nés par  la  partenaire  de  sa  tente  et  de  ses  joies,  et  si  les  se- 


CHAPITRE    XVIII.  237 

crets  de  famille  n'étaient  pas  mieux  gardés  que  les  autres, 
je  découvrirais  probablement  que  cette  pointe  au  cap  York 
n'avait  d'autre  but  que  d'amener  ici  les  deux  vieilles  gens 
qui  le  reconnaissent  pour  gendre.  Sous  l'étoile  Polaire 
même,  les  filles  d'Eve  gouvernent  les  destinées  des  hommes. 
C'était  encore  la  vieille  histoire  du  cheval  emprunté  :  le 
voyage  fut  long  et  difficile,  les  chiens  surmenés,  mal  nour- 
ris, revinrent  à  Iteplik  au  nombre  de  cinq  seulement;  quatre 
pauvres  bêtes,  harassées  ,  éreintées,  étaient  restées  mou- 
rantes sur  la  neige. 

2  février. 

Outinah  et  Jambe-de-Bois  nous  ont  quittés  en  nous  pro- 
mettant de  revenir  aussitôt  qu'ils  auront  pourvu  aux  be- 
soins de  leurs  familles;  ils  ont  emporté  force  présents,  et 
si  ces  cadeaux  ne  nous  amènent  pas  leurs  sauvages  alliés, 
je  ne  sais  vraiment  plus  que  faire.  Je  les  ai  chargés  de  dire 
partout  que  je  récompenserai  généreusement  ceux  qui  vou- 
dront me  prêter  ou  me  vendre  leur  attelage.  Mais,  hélas! 
les  chiens  sont  rares,  la  plupart  des  chasseurs  n'en  ont  pas 
de  trop,  et  plusieurs  n'en  possèdent  plus  un  seul.  —  Rien 
de  ce  que  j'avais  à  leur  offrir  n'a  pu  induire  les  deux  visi- 
teurs à  me  céder  un  de  ces  précieux  animaux  ;  je  ne  suis 
pas  avare  de  mes  dons,  et  ces  pauvres  nomades  des  déserts 
de  glace  partent  aussi  riches  que  s'ils  m'eussent  cédé  leur 
meute. ils  font  valoir  les  nécessités  de  leur  famille,  et  c'est 
là  un  argument  auquel  je  ne  saurais  répondre  ;  nos  aiguilles 
et  nos  couteaux,  et  ces  quelques  morceaux  de  fer  et  de  bois 
ne  nourriraient  pas  les  femmes  et  les  enfants,  et  même  avec 
l'espoir  d'atteindre  ce  port  d'abondance,  deux  cent  soixante- 
dix  kilomètres  sont  bien  longs  quand  il  faut  porter  le  nou- 
veau-né à  travers  le  froid  et  les  tempêtes  d'une  nuit  polaire  ! 
-Ma  charité  avait  un  double  but  :  rendre  un  service  réel  à 
ces  Esquimaux,  puis  stimuler  leur  cupidité  et  celle  de  toute 
la  tribu  qui,  pour  contempler  leurs  trésors,  ne  manquera 


238  MER  LIBRE. 

pas  d'accourir  à  Iteplik.  Je  l'avoue,  je  n'ai  que  bien  peu  de 
chance  d'obtenir  des  chiens;  avec  leurs  attelages  diminués 
par  la  maladie,  il  n'est  pas  probable  que  les  naturels  vien- 
nent nous  chercher  si  loin. 

Hans  s'en  tient  à  l'histoire  d'hier,  et  après  l'avoir  minu- 
tieusement questionné  pendant  une  heure,  je  ne  sais  rien 
de  nouveau;  je  ne  vois  pas  de  raison  plausible  pour  douter 
de  la  véracité  de  son  récit,  mais  je  ne  comprends  pas  que 
Sonntag,  qui  avait  l'expérience  de  ces  voyages,  ait  entrepris 
de  faire  huit  kilomètres  avec  ses  vêtements  trempés,  sur- 
tout accompagné  comme  il  l'était  d'un  chasseur  habitué 
aux  aventures  des  champs  de  glace,  et  qui  lui-même  est 
souvent  tombé  dans  l'eau.  Le  traîneau  et  la  bâche  de  toile 
qui  renfermaient  le  chargement  pouvaient,  en  un  tour  de 
main,  former  un  abri  temporaire  contre  la  bise,  et  Sonntag 
n'avait  eu  qu'à  se  glisser  dans  le  sac  de  peau,  pendant  que 
Hans  aurait  pris  dans  les  bagages  les  habits  de  rechange 
qu'ils  avaient  emportés.  Je  ne  puis  non  plus  me  faire  à 
l'idée  que  mon  ami  ait  pu  vivre  si  longtemps  sans  lui  lais- 
ser quelque  message  pour  moi,  et  qu'une  fois  sorti  de 
l'eau,  il  n'ait  prononcé  d'autre  parole  que  l'ordre  de  retour- 
ner à  la  hutte  de  neige.  Quoi  qu'il  en  soit,  toutes  ces  ré- 
flexions ne  mènent  pas  à  grand'chose  ;  il  était  de  l'intérêt 
de  Hans  de  rester  fidèle  à  celui  qui  sur  le  navire  fut  tou- 
jours son  protecteur,  et  il  serait  aussi  déraisonnable  qu'in- 
juste de  le  soupçonner  d'une  lâche  désertion. 


CHAPITRE  XIX. 


Sonntag.  —  Le  crépuscule.  —  Une  chasse  aux  rennes.  —  Les  re- 
nards arctiques.  —  L'ours  polaire.  —  Nouveaux  Esquimaux.  — 
Leur  toilette.  — La  hutte  de  neige.  —  Leurs  outils.  —  Une  chasse 
aux  morses. 


Je  ne  fatiguerai  pas  le  lecteur  des  tristes  pensées  que  je 
retrouve  à  chaque  page  de  mon  journal  pendant  la  période 
qui  suivit  cet  événement  désastreux.  La  perte  de  mes  chiens 
pesait  toujours  sur  mes  plans  d'avenir  et  la  mort  de 
M.  Sonntag  m'enlevait  un  aide,  presque  indispensable. 
Adepte  enthousiaste  des  sciences  et  rompu  à  tous  les 
travaux  qui  peuvent  s'y  rattacher,  son  concours  m'était  des 
plus  nécessaires,  son  âme  sympathique  et  ses  qualités  vi- 
riles lui  faisaient  une  large  place  dans  mon  cœur;  la  res- 
semblance de  nos  goûts,  de  notre  caractère,  le  même  âge, 
le  même  besoin  d'affection  avaient  fait  grandir  de  plus 
en  plus  une  amitié  née  parmi  les  dangers  et  les  fortunes 
diverses  d'un  premier  voyage  aux  régions  polaires. 

L'obscurité  diminuait  peu  à  peu  et  l'aube  permettait  de 
chercher  quelques  distractions  au  dehors;  on  recommen- 
çait à  poursuivre  le  gibier  ;  même  à  midi  il  ne  faisait  pas 
encore  jour,  mais  le  crépuscule  s'éclairait  graduellement. 


240  MER  LIBRE. 

Les  rennes  avaient  fort  maigri  et  leur  cliair  était  filan- 
dreuse et  sans  goût,  mais  cela  n'arrêtait  pas  le  zèle  de 
nos  chasseurs  qui  finirent  par  en  tuer  quelques-uns.  Un 
jour  on  annonça  qu'un  grand  troupeau  de  rennes  se  trou- 
vait auprès  des  magasins  :  chacun  de  prendre  un  fusil  et 
de  courir  en  toute  hâte  sur  la  colline  pour  entourer  les 
animaux  :  l'équipage  avait  plutôt  l'air  de  garçons  échappés 
de  l'école  que  d'hommes  travaillant  pour  leur  dîner.  Trois 
rennes  furent  abattus  malgré  le  tapage  qui  aurait  pu  les 
avertir  de  détaler  au  plus  vite.  Le  thermomètre  marquait 
—  42»  C.  Il  soufflait  une  brise  légère ,  l'air  était  piquant 
et  on  ne  pouvait  manier  le  fusil  sans  quelque  risque  pour 
les  doigts;  impossible  de  faire  jouer  le  chien  ou  de  char- 
ger avec  les  gants,  et  il  y  eut  ce  jour-là  nombre  de  petites 
brûlures,  comme  nous  appelions  plaisamment  les  marques 
de  la  gelée.  Mac  Donald  s'était  saisi  d'un  vieux  mousquet, 
une  forte  détonation  retentit  au  milieu  du  bruit  général , 
et  Knorr,  accourant  aussitôt,  s'enquit  avec  impatience  quel 
gibier  avait  été  tiré  et  de  quel  côté  il  avait  pu  s'en- 
fuir. Notre  matelot  répondit  froidement  :  «  Il  y  a  une 
demi-heure,  je  tenais  là,  au  bout  de  mon  fusil,  un  énorme, 
un  monstrueux  renne,  et  si  j'avais  pensé  à  presser  la  dé- 
tente tout  en  sortant  du  navire,  je  l'aurais  tué  net,  mais  la 
poudre  est  si  froide  qu'elle  ne  veut  pas  prendre  feu,  et  il 
lui  faut  une  demi-heure  pour  s'enflammer.  Voyez  plutôt  !  » 
Ce  disant,  il  en  versa  sur  la  neige  glacée  et  y  appliqua  une 
allumette.  Ses  favoris  brûlés  témoignèrent  immédiatement 
de  l'inexactitude  de  sa  théorie. 

La  colline  fourmillait  de  renards,  ils  flairaient  le  sang  des 
rennes  morts  et  accouraient  de  tous  côtés.  Ces  petits  ani- 
maux, d'abord  très- confiants,  avaient  été  guéris  de  leur  fa- 
miliarité par  les  leçons  de  nos  chasseurs  et  on  ne  les  ap- 
prochait plus  que  par  la  ruse.  On  connaît  déjà  Birdie  :  je  lui 
avais  donné  un  renard  blanc  pour  camarade;  mais  impossi- 
ble d'apprivoiser  mon  nouvel  élève;  il  avait  atteint  toute  sa 


CHAPITRE   XIX.  241 

croissance  et  j'en  ai  peu  vu  d'aussi  grands;  il  pesait  sept 
livres,  son  cri  était  absolument  le  même  que  celui  de  Bir- 
die,  mais  son  poil  était  beaucoup  plus  grossier. 

Ces  deux  variétés  de  renards  sont  évidemment  deux  es- 
pèces différentes  et  je  ne  sache  pas  qu'ils  s'accouplent  ja- 
mais ;  tous  ceux  que  j'ai  pu  voir  conservent  leur  nuance 
distinctive,  le  pelage  des  renards  bleus  prenant  seulement 
des  teintes  plus  ou  moins  foncées,  tandis  que  celui  des 
blancs  est  parfois  lavé  de  jaune.  L'expression  de  «  bleu  » 
n'est  pas  absolument  inexacte  :  sur  la  neige,  la  fourrure  a 
des  reflets  qui  rappellent  cette  couleur,  mais  elle  est  plutôt 
d'un  ton  cendré  où  le  blanc  et  le  noir  se  fondent  harmo- 
nieusement sans  rester  distincts  comme  dans  le  renard  ar- 
genté de  l'Amérique  du  Nord.  Ces  peaux  sont  très-recher- 
chées par  les  trappeurs  du  Groenland  méridional  où  ces 
animaux  ne  sont  pas  communs  ;  elles  se  vendent  des  prix 
énormes  sur  le  marché  de  Copenhague. 

Les  renards  arctiques  n'ont  qu'une  nourriture  fort  pré- 
caire ;  on  les  voit  souvent  sautiller  sur  les  glaces  et  cher- 
cher la  piste  des  ours  qu'ils  suivent  avec  l'instinct  du  cha- 
cal accompagnant  le  lion,  non  pour  essayer  leur  force 
sur  le  fier  monarque  rôdant  au  milieu  de  ses  déserts,  mais 
pour  prendre  leur  petite  part  du  phoque  que  dévore  Sa 
Majesté.  Ils  ont  parfois  la  chance  de  se  saisir  d'un  ptarmi- 
gan  {lagopus  albus^  la  grouse  des  régions  polaires),  et  s'ils 
ne  manquent  pas  leur  bond,  ils  happent  quelque  lièvre  de 
temps  à  autre.  En  été,  ils  se  rassemblent  autour  des  colo- 
nies d'oiseaux  et  festoient  de  leurs  œufs.  On  croit  au  Groen- 
land qu'ils  en  cachent  pour  leur  hiver  des  provisions  con- 
sidérables, mais  je  n'ai  jamais  pu  constater  chez  eux  le 
moindre  exemple  d'une  telle  prévoyance. 

Les  ours,  dans  leurs  courses  habituelles  à  travers  la  nuit, 
doivent  péniblement  lutter  pour  leur  existence.  Pendant  les 
mois  de  jour,  le  phoque,  leur  principale  ressource,  rampe 
sur  les  glaces  et  se  laisse  facilement  saisir,  mais  en  hiver 

16 


342  LA  MER  LIBRE. 

il  vient  respirer  sous  les  fissures  et  émerge  à  peine  son  nez 
au-dessus  de  l'eau  ;  la  capture  en  est  presque  impossible, 
et  poussés  au  désespoir  par  la  faim,  les  ours  se  montrent 
dans  le  voisinage  des  hommes  à  la  recherche  de  quelque 
bonne  lippée  qu'a  pu  découvrir  leur  flair  si  délicat.  Au 
commencement  de  notre  hivernage,  la  présence  de  notre 
meute  les  tint  éloignés,  mais  après  le  décès  ou  le  départ 
de  nos  chiens,  ils  se  hasardèrent  à  nous  rendre  quelques 
visites.  Un  de  ces  carnassiers,  traversant  le  fiord,  vint 
rôder  autour  de  nos  magasins,  derrière  l'observatoire  où 
Starr  était  occupé  au  magnétomètre.  Le  pas  lourd  du 
sauvage  animal  retentissait  dans  le  silence  de  la  nuit,  et 
sans  trop  songer  à  la  fragilité  de  l'instrument  qu'il 
maniait ,  mon  jeune  officier  s'élança  vers  la  porte  en 
renversant  le  magnétomètre,  et  faillit  se  tuer  en  sau- 
tant de  la  dangereuse  banquette  de  glace.  Il  courut  au  na- 
vire donner  l'alarme  :  nous  prîmes  nos  fusils,  mais  pen- 
dant que  Starr  s'enfuyait  dans  une  direction,  Martin  déta- 
lait dans  l'autre.  Une  nouvelle  aventure  me  confirma  dans 
l'idée  que  l'ours  polaire  n'est  pas  aussi  féroce  qu'on  le 
croit  généralement  ;  je  n'ai  jamais  entendu  dire  qu'il  se 
soit  attaqué  à  l'homme,  s'il  n'est  chaudement  poursuivi, 
réduit  aux  abois.  Je  flânais  un  jour  sur  le  rivage,  ob- 
servant avec  beaucoup  d'intérêt  l'effet  des  marées  du  prin- 
temps sur  les  glaces,  lorsqu'en  contournant  un  promon- 
toire, je  me  trouvai,  à  la  faible  clarté  de  la  lune,  face  à 
face  avec  un  ours  énorme  :  il  avait  sauté  du  haut  de  la 
glace  de  terre  et  s'avançait  au  grand  trot.  Nos  yeux  se 
rencontrèrent  au  même  instant;  je  n'avais  d'armes  d'au- 
cune espèce,  et  je  tournai  bride  vers  le  navire  en  faisant  à 
peu  près  les  mêmes  réflexions  que  le  vieux  Jack  Falstaff 
à  la  vue  de  Douglas  se  précipitant  vers  lui.  Après  quelques 
longues  enjambées,  ne  me  sentant  pas  encore  happer,  je 
regardai  par-dessus  mon  épaule  et,  à  ma  joyeuse  surprise, 
je  vis  l'ours  courant  vers  l'eau  avec  une  célérité  qui  ne 


CHAPITRE   XIX.  243 

laissait  aucun  doute  sur  l'état  de  son  esprit  :  il  n'était  pas 
facile  de  dire  qui  de  nous  deux  avait  eu  le  plus  de  peur. 

Les  nouvelles  recrues  de  la  famille  de  Hans,  Tcheitchen- 
guak,  Kablunet  la  mère  et  Angeit  le  fils,  furent  accueillies 
parmi  nous  comme  des  objets  de  distraction  et  d'utilité. 
Le  nom  du  plus  jeune  (propre  frère  de  Mme  Hans)  signifie 
-  le  chipeur  »  et  probablement  lui  fut  donné  dès  son  en- 
fance d'après  les  dispositions  qu'il  manifestait,  et  qui 
n'avaient  pu  que  croître  et  embellir;  les  matelots  le  pri- 
rent sous  leur  protection  spéciale,  le  récurèrent  soigneu- 
sement, débrouillèrent  sa  chevelure  et  le  revêtirent  d'ha- 
bits chrétiens;  sous  leur  haut  patronage,  il  nous  joua  au- 
tant de  tours  qu'une  maligne  guenon  et  était  aussi  en- 
clin au  vol  qu'une  pie.  Il  faisait  le  désespoir  du  maître  d'hô- 
tel et  du  cuisinier.  Poussé  complètement  à  bout,  battu  à 
plate  couture  dans  tous  ses  plans  de  réforme,  le  premier 
finit  par  essayer  sur  le  petit  païen  l'effet  du  catéchisme 
et  des  traités  religieux,  pendant  que  le  second  déclara  sa 
résolution  immuable  de  l'échauder  à  la  première  occasion  : 
«  Très-bien,  cuisinier,  mais  rappelez-vous  que  les  assas- 
sins sont  pendus!  »  —  «  Alors  je  ne  tuerai  qu'un  peu.  » 

Sa  mère,  Kablunet,  sut  se  rendre  fort  utile.  Très-adroite 
de  ses  mams,  elle  travailla  sans  relâche  jusqu'à  ce  que  son 
aiguille  lui  eût  gagné  tous  les  petits  objets  dont  elle  avait 
besoin  ;  elle  nous  confectionna  des  surtouts  et  des  bottes 
et  nombre  d'autres  vêtements  de  peaux.  Son  teint  était  fort 
clair,  comme  l'indique  le  nom  de  Kablunet  :  r enfant  à  la 
peau  blanche,  sous  lequel  les  Esquimaux  désignent  notre 
race,  et  si  celui  de  Tcheitchenguak  ne  signifie  pas  Venfant 
à  la  peau  noire,  il  a  certes  grand  tort ,  car  notre  nouvel 
ami  était  de  nuance  plus  que  foncée. 

L'apparence  personnelle  de  ce  couple  intéressant  n'avait 
rien  de  fort  séduisant.  Ils  avaient  la  figure  large,  de  lour- 
des mâchoires,  les  pomm^ettes  saillantes  comme  celles  de 
tous  les  carnivores,  le  front  étroit,  les  yeux  petits  et  très- 


244  LA  MER  LIBRE. 

noirs,  le  nez  plat;  derrière  leurs  lèvres  longues  et  minces, 
apparaissaient  deux  rangées  étroites  d'un  ivoire  solide, 
quoique  usé  par  de  durs  et  pénibles  services  ;  les  naturels 
se  servant  de  leurs  dents  pour  une  foule  de  choses  :  assou- 
plir les  peaux,  tirer  et  serrer  les  cordes,  aussi  bien  que 
pour  broyer  leur  viande  huileuse.  Leur  chevelure,  d'un 
noir  de  jais,  n'était  pas  très-abondante;  Tcheitchenguak 
avait  plus  de  barbe  que  je  n'en  ai  vu  à  ses  compatriotes, 
mais  seulement  sur  la  lèvre  supérieure  et  au  bas  du  men- 
ton. En  général,  la  figure  des  Esquimaux,  marquée  du  ca- 
chet de  la  race  mongole,  demeure  généralement  imberbe. 
Petits  de  stature,  mais  bien  charpentés,  chacun  de  leurs 
mouvements  prouve  qu'ils  sont  robustes  et  endurcis  à  leur 
âpre  existence. 

La  toilette  est  à  peu  de  chose  près  la  même  pour  les 
deux  sexes;  une  paire  de  bottes,  des  bas,  des  mitaines, 
des  pantalons,  une  veste  et  un  surtout.  Tcheitchenguak 
portait  des  bottes  de  peau  d'ours  s'arrétant  au-dessous  du 
genou,  tandis  que  celles  de  madame  montaient  beaucoup 
plus  haut  et  étaient  faites  de  cuir  de  phoque;  leurs  panta- 
lons étaient  de  peau  d'ours,  les  bas  de  peau  de  chien,  les 
mitaines  de  peau  de  phoque,  la  veste  de  peau  d'oiseau , 
le  plumage  en  dessous;  le  surtout,  en  peau  de  renard 
bleu,  ne  s'ouvre  pas  sur  le  devant,  mais  se  passe  comme 
une  chemise;  il  se  termine  par  un  capuchon  qui  couvre  la 
tête  aussi  complètement  que  la  capote  de  l'Albanais  ou  la 
cagoule  du  moine.  Les  femmes  taillent  le  leur  en  pointe 
pour  renfermer  leurs  cheveux,  qu'elles  réunissent  sur  le 
sommet  de  la  tête  et  nouent  en  touffe  serrée  dure  comme 
une  corne,  au  moyen  d'une  courroie  de  peau  de  phoque 
non  tannée  :  mode  de  coiffure  commode  peut-être,  mais 
des  moins  pittoresques. 

Quant  à  leur  âge,  nul  ne  saurait  le  déterminer  :  les  Es- 
quimaux ne  comptant  que  jusqu'à  dix,  le  nombre  de  leurs 
doigts,  et  n'ayant  aucun  système  de  notation,  il  leur  est 


CHAPITRE   XIX.  245 

impossible  d'assigner  une  date  quelconque  aux  événements 
du  passé.  Cette  race  ne  possède  d'annales  d'aucune  sorte, 
elle  n'a  pas  su  même  trouver  l'iconographie  grossière  et 
les  hiéroglyphes  des  tribus  indiennes  du  nord  de  l'Améri- 
que et  le  peu  de  traditions  qu'elle  s'est  transmises  d'une 
génération  à  l'autre,  ne  portent  avec  elles  l'empreinte 
d'aucune  date,  d'aucun  indice  se  référant  à  une  période  de 
prospérité  ou  de  décadence  pour  leurs  tribus,  ou  à  l'âge 
même  d'un  individu. 

Les  deux  vieillards ,  prompt^ment  fatigués  de  la  chaleur 
de  la  tente  de  Hans,  voulurent  faire  ménage  à  part  et  se 
construisirent  une  maison  de  neige.  Nos  magasins  leur 
fournissaient  des  vivres  en  abondance,  et,  délivrés  du  souci 
de  la  nourriture  quotidienne,  ils  vivaient  heureux  et  con- 
tents. Leur  hutte  de  neige,  curiosité  d'architecture,  eût 
excité  le  mépris  d'un  castor;  ce  n'était  autre  chose  qu'une 
caverne  artificielle  pratiquée  dans  un  banc  de  neige.  Devant 
la  proue  du  navire  se  trouvait  une  gorge  étroite,  où  les 
vents  d'hiver  avaient  amoncelé  la  neige,  tout  en  ména- 
geant en  tourbillonnant  à  l'entrée  de  la  fissure,  une  sorte 
de  passage  entre  le  banc  de  neige  surplombant  à  droite  et 
la  paroi  de  rocher  à  gauche.  Prenant  son  point  de  départ 
de  l'intérieur  de  cet  antre ,  Tcheitchenguak  commença  par 
fouir  dans  la  neige,  comme  le  chien  des  Prairies  dans  le  sol 
meuble,  s'enfonçant  toujours  dans  la  masse  et  rejetant  les 
mottes  derrière  lui.  Après  être  ainsi  descendu  d'environ  sa 
hauteur,  il  creusa  une  dizaine  de  pieds  dans  la  direction  ho- 
rizontale, puis  il  se  mit  à  élargir  ce  boyau.  Sa  pioche  ne 
cessait  de  frapper  et  d'abattre  la  neige  durcie  au-dessus  'de 
sa  tête,  et  de  rejeter  derrière  lui  les  blocs  qu'il  en  détachait; 
il  put  enfin  travailler  debout,  et  quand  sa  tanière  fut  assez 
grande,  il  en  polit  grossièrement  les  aspérités  et  reparut 
en  plein  air  tout  blanc  de  frimas.  Il  façonna  ensuite  l'ou- 
verture et  la  fit  juste  assez  large  pour  qu'on  put  s'y  glisser 
à  quatre  pattes,  puis  il  lissa  avec  soin  la  surface  intérieure 


246  LA  MER  LIBRE. 

du  tunnel  d'entrée.  Le  sol  de  la  hutte  fut  recouvert  d'un 
lit  de  pierre  sur  lesquelles  il  étendit  quelques  peaux  de 
rennes  ;  il  tapissa  les  parois  d'une  semblable  tenture;  puis 
Kablunet  alluma  les  deux  lampes  et  assujettit  au-dessus  de 
l'ouverture  une  nouvelle  peau  en  guise  de  portière.  Tclieit- 
chengiiak  et  sa  famille  «  étaient  chez  eux.  »  J'allai  les  vi- 
siter quelques  heures  après  leur  installation.  Les  lampes 
(leur  seul  foyer  possible)  brillaient  gaiement  et  leur  lu- 
mière se  reflétait  sur  la  blanche  voûte  de  la  cabane  de 
neige  ;  la  température  s'était  déjà  élevée  au  point  de  con- 
gélation et,  en  bonne  ménagère,  Kablunet  avait  pris  sa  cou- 
ture. Tcheitchenguak  réparait  un  harpon  pour  son  gendre 
et  Angeit,  le  fléau  aux  yeux  noirs,  de  notre  cuisinier  et  de 
l'office ,  était  très-occupé  à  introduire  dans  un  estomac 
trop  vaste  pour  son  corps  quelques  morceaux  de  gibier 
qui  me  faisaient  l'effet  d'avoir  été  subrepticement  en- 
levés de  quelque  coin  défendu  de  notre  garde-manger. 

En  reconnaissance  de  nos  bontés  pour  eux,  ils  me  firent 
présent  d'un  assortiment  complet  de  leur  attirail  de  chasse 
et  de  ménage  :  lance,  harpon,  peloton  de  lignes,  trappe  à 
lapins,  lampe,  pot,  briquet,  amadou  et  mèche.  La  lance 
avait  un  manche  de  bois  provenant  sans  doute  de  l'Advance, 
le  navire  perdu  du  docteur  Kane  ;  elle  se  termine  d'un  côté 
par  une  solide  pointe  de  fer,  et  de  l'autre  par  un  fragment 
de  défense  de  morse  revêtu  d'une  forte  armure  du  même 
métal.  Une  dent  de  narval  de  six  pieds  de  long,  très-dure 
et  parfaitement  droite,  forme  la  hampe  du  harpon,  dont  la 
tête  est  un  morceau  d'ivoire  de  morse  long  de  trois  pouces 
et  percé  de  deux  trous;  l'un  au  centre,  où  l'on  amarre  la 
ligne,  l'autre  à  l'extrémité  supérieure  où  vient  s'encastrer 
le  manche  du  harpon  ;  la  base  de  l'arme  est  chaussée  d'un 
fer  aigu,  comme  celle  de  la  lance.  La  ligne  n'est  autre 
chose  qu'une  lanière  de  cuir  de  phoque  non  tanné,  de  cin- 
quante pieds  de  longueur  et  découpée  circulai  rement  dans 
la  peau;  une  bande  de  même  nature,  à  laquelle  pendillent 


CHAPITRE  XIX.  249 

des  nœuds  et  des  lacets,  sert  de  panneau  à  lapins.  Quant  à 
la  lampe,  c'est  un  plat  de  stéatite  de  six  pouces  sur  huit,  et 
de  la  forme  d'une  écaille  d'huître;  la  marmite  est  un  us- 
tensile carré,  taillé  dans  la  même  pierre,  et  le  briquet  en- 
fin, un  morceau  de  granit  dur  sur  lequel  on  bat  un  frag- 
ment de  pyrite  de  fer  brut;  pour  mèche  on  a  de  la  mousse 
séchée,  et  pour  amadou  le  duvet  délicat  qui  entoure  les 
chatons  du  saule  nain. 

Tcheitchenguak  préparait  les  lances  pour  une  chasse  aux 
morses  ;  lui  et  son  gendre  voulaient  essayer  leur  adresse 
dès  le  lendemain.  Tout  l'hiver,  ces  animaux  avaient  paru 
en  troupes  nombreuses  sur  la  mer  libre  à  l'ouverture  du 
port,  et  de  la  grève  glacée  on  entendait  presque  continuel- 
lement leurs  cris  retentissant  au  large.  Leur  chair  est  la 
principale  nourriture  des  Esquimaux  et  quoiqu'ils  appré- 
cient fort  celle  des  rennes ,  mais  comme  une  sorte  d'entre- 
mets seulement;  car  pour  base  d'un  long  et  solide  festin, 
rien,  selon  eux,  ne  vaut  l'Awak ,  comme  ils  appellent  le 
walrus  en  imitation  de  son  cri.  Il  leur  est  aussi  indis- 
pensable que  le  riz  aux  Indous ,  le  bœuf  aux  Gauchos  de 
Buenos-Ayres,  le  mouton  aux  Tatars  de  Mongolie. 

La  chasse  réussit  à  souhait;  Hans  et  le  vieillard,  chargés 
de  tout  leur  attirail  en  bon  ordre,  s'avancèrent  vers  la  mer 
où  un  grand  troupeau  de  morses  nageait  près  de  la  glace. 
En  rampant  à  quatre  pattes,  ils  s'en  approchèrent  sans  être 
aperçus,  puis,  arrivés  à  quelques  pieds  du  bord,  ils  se  cou- 
chèrent à  plat  ventre  et  imitèrent  le  cri  d'appel  de  ces  ani- 
maux; toute  la  bande  fut  bientôt  à  portée  de  leur  harpon;  se 
relevant  à  la  hâte,  Hans  ensevelit  le  sien  dans  une  des  plus 
grosses  bêtes;  puis  son  compagnon  tira  sur  la  ligne  et  en 
noua  solidement  le  bout  à  la  hampe  de  sa  lance  qu'il  planta 
dans  la  glaee  et  maintint  avec  force.  L'animal  luttait  avec 
vigueur,  plongeait  dans  la  mer  et  se  débattait  comme  un 
taureau  sauvage  saisi  parle  lasso;  Hans  profitait  de  toutes 
les  occasions  favorables  pour  ramener  la  ligne  à  lui,  jusqu'à 


250 


LA  MER  LIBRE. 


ce  que  sa  proie  ne  fût  plus  qu'à  une  vingtaine  de  pieds.  La 
lance  et  la  carabine  firent  alors  promptement  leur  œuvre  ; 
les  autres  morses  se  sauvaient  dans  les  eaux  avec  des  cris 
d'alarme,  leurs  profondes  voix  de  basse  retentissant  dans 
les  ténèbres.  Le  bord  de  la  glace  eût  été  trop  mince  pour 
porter  cet  énorme  gibier;  il  fallait  attendre  que  le  froid 
l'eût  suffisamment  épaissie.  Les  chasseurs  amarrèrent  soli- 
dement leur  victime  pour  que  la  mer  ne  l'entraînât  pas  au 
loin;  le  jour  suivant,  la  voûte  s'étant  un  peu  solidifiée,  ils 
s'occupèrent  de  détacher  avec  soin  toutes  les  chairs  ;  la 
hutte  de  neige  fut  approvisionnée  pour  longtemps  dégraisse 
et  de  viande,  nos  chiens  s'en  donnèrent  à  cœur  joie,  et  la 
tète  et  la  peau  furent  déposées  dans  un  baril  qu'on  éti- 
queta :  Société  Smitlisonimnc. 


'^:* 


CHAPITRE  XX. 


L'attente  du  jour.  —  Les  oiseaux.  —  Le  soleil! 


Pendant  que  les  jours  s'écoulaient  ainsi,  le  soleil  pour- 
suivait lentement  sa  course  ascendante  vers  l'horizon  et 
chaque  nouveau  midi  nous  apportait  plus  de  lumière. 
J'avais  toujours  un  livre  dans  ma  poche  et  dès  le  1"  fé- 
vrier, je  commençai  mes  expériences;  je  fus  déjà  bien  satis- 
fait, lorsque,  à  midi,  je  pus  en  lire  le  titre,  peu  à  peu  je 
distinguai  les  lettres  moins  grandes,  puis  je  déchiffrai  à 
l'aise  les  caractères  les  plus  petits;  nos  jeunes  gens  étaient 
enchantés  de  pouvoir  de  11  heures  à  1  heure  relever  sans 
lanterne  les  hauteurs  du  thermomètre.  Le  10  février,  j'écri- 
vais en  marge  de  mon  livre  :  «  Presque  grand  jour  à  midi; 
j'ai  lu  cette  page  à  trois  heures.  »  D'après  mes  calculs,  le 
soleil  devait  paraître  le  1 8. 

L'attente  nous  absorbait  entièrement  :  chacun  y  pensait, 
chacun  en  parlait.  Jamais  bonheur  ne  fut  aussi  ardem- 
ment espéré  que  l'aurore  promise  l'était  par  nous,  pau- 
vres êtres  au  sang  décoloré ,  sortant  à  peine  de  la  longue 
nuit,  étiolés  à  la  lumière  des  lampes  comme  des  plantes 
dans  un  souterrain.  Sans  cesse  nous  comparions  aujour- 


252  LA  MER  LIBRE. 

d'hui  avec  hier,  avec  la  semaine  passée.  Le  vieux  cuisinier 
lui-même  ne  put  échapper  à  l'épidémie  régnante ,  il  sortit 
du  milieu  des  marmites  et  des  casseroles  et,  abritant  ses 
yeux  de  ses  mains  calleuses,  regarda  en  clignotant  l'aube 
naissante  :  «  Je  trouve,  dit-il,  que  cette  nuit  a  été  bien  lon- 
gue et  j'aime  à  revoir  encore  une  fois  ce  soleil  de  bénédic- 
tion !  »  Le  maître  d'hôtel  avait  la  fièvre  ;  il  ne  donnait  pas 
au  soleil  le  temps  d'arriver  :  il  le  guettait  éternellement  et 
courait  sur  le  pont  et  sur  la  glace  un  livre  à  la  main  es- 
sayant de  lire  à  la  clarté  de  l'aurore  :  son  impatience  ne 
connaissait  plus  de  bornes  : 

«  Le  capitaine  ne  pense  donc  pas  que  le  soleil  paraisse 
avant  le  18?  Mais  ne  pourrait-il  pas  venir  le  17?  Le  capi- 
taine est-il  bien  sûr  que  nous  ne  le  verrons  pas  le  16? 

—  Je  crains  fort ,  maître  d'hôtel,  que  l'Almanach  nau- 
tique n'ait  raison. 

—  Mais  l'almanach  se  trompe  peut-être  !  »  Évidemment 
le  brave  homme  se  défiait  de  mes  calculs. 

La  tempête  avait  recommencé,  et  ne  nous  permettait 
que  de  rares  sorties.  La  glace  de  la  baie  extérieure  était 
presque  complètement  brisée  et  la  mer  se  rapprocha  de 
nous  plus  qu'elle  n'avait  fait  de  tout  l'hiver.  Non-seule- 
ment on  pouvait  voir  du  pont  les  flots  menaçants  et  som- 
bres, mais  du  haut  de  la  poupe,  je  les  atteignais  presque 
d'une  balle  de  ma  carabine.  La  glace  même  de  notre  petit 
port  commençait  à  se  détacher  du  rivage  et  tout  épaisse 
qu'elle  était,  je  crus  une  fois  que  la  débâcle  allait  se  faire 
et  nous  entraîner  vers  l'Océan. 

Chose  étrange,  sur  les  bords  de  cette  mer  apparut  bien- 
tôt une  bande  d'oiseaux  au  plumage  tacheté  qui  venaient 
chercher  un  refuge  sur  la  rive  et  réchauffer  leurs  petites 
pattes  dans  les  eaux  que  les  vents  empêchaient  de  geler. 
C'étaient  les  Guillemots  à  miroir  blanc,  les  Dovekies  du  Groen- 
land méridional ,  VUria  grylle  des  naturalistes.  On  les  voit 
souvent  en  hiver  à  Upernavik  ou  à  l'île  DIsco ,  mais  je  fus 


CHAPITRE   XX.  253 

surpris  de  trouver  si  près  du  pôle  ces  habitants  de  la  nuit 
arctique. 

Par  —  36»  C,  j'aimais  à  les  voir  ramant  dans  les  trouées 
de  la  glace  au-dessous  de  notre  observatoire,  et  poussant 
leur  cri  plaintif  :  on  aurait  dit  de  pauvres  petits  orphelins 
en  haillons,  sans  asile,  sans  souliers,  se  pressant  sous  les 
porches^des  maisons  pendant  une  froide  nuit  de  décembre. 
J'eusse  été  bien  aise  d'avoir  un  de  ces  oiseaux  dans  ma  col- 
lection, mais  il  aurait  fallu  quelque  chose  d'autrement  fort 
que  mon  amour  de  la  science  pour  me  faire  toucher  à  une 
plume  de  leurs  petites  têtes  tremblantes. 

18  lévrier. 

Le  ciel  soit  loué,  j'ai  revu  le  soleil  ! 

Aujourd'hui,  l'attente  de  tous  était  surexcitée  au  plus 
haut  point  et  après  déjeuner  chacun  courut  à  quelque  poste 
choisi  d'avance.  Quelques-uns  prirent  la  bonne  direction , 
d'autres  furent  désappointés.  Knorr  et  trois  officiers  grim- 
pèrent les  collines  au-dessus  d'Étah,  Charley  surmena 
ses  vieilles  jambes  rhumatisées  et  se  rendit  au  nord  du 
petit  havre,  oubliant  les  montagnes  interposées.  Heywood 
et  Harris  gravirent  les  hauteurs  qui  dominent  le  port,  et 
le  dernier  agita  la  bannière  de  la  société  des  Odd  Fellows 
à  la  face  même  du  soleil.  Le  cuisinier  était  marri  de  ne 
pouvoir  donner  son  coup  d'œil  à  «  ce  soleil  de  bénédiction,  » 
mais  il  n'aurait  pu  satisfaire  ce  souhait  sans  sortir  du  na- 
vire ,  et  il  ne  s'y  décida  pas  davantage  que  la  montagne  à 
venir  vers  Mahomet.  Il  lui  faudra  attendre  une  douzaine 
de  jours  avant  que  le  soleil  dépasse  la  crête  des  collines 
et  brille  sur  le  port. 

Je  partageais  l'excitation  générale  :  accompagné  de  Dodge 
et  de  Jensen,  je  me  dirigeai  de  bonne  heure  vers  un  point 
du  nord  de  la  baie  d'où  nous  pouvions  dominer  l'horizon 
méridional.  La  mer  s'avançait  sur  une  largeur  de  près  de 
deux  kilomètres  entre  nous  et  l'endroit  vers  lequel  nous 


254  LA  MER  LIBRE. 

marchions,  et  ce  n'était  pas  chose  facile  de  trouver  notre 
chemin  sur  les  pentes  glacées  de  la  berge.  Nous  réussîmes 
enfln  à  atteindre  avec  une  demi-heure  d'avance  notre 
poste  d'observation  que  nous  avons  nommé  «  Pointe  du 
soleil  levant.  » 

La  journée  n'était  guère  favorable  à  cette  fête  :  il  faisait 
très-froid,  et  la  bise  soufflant  grand  frais  précipitait  les 
neiges  du  sommet  des  montagnes  et  nous  les  jetait  à  la 
ligure;  mais  nous  fûmes  amplement  dédommagés  par  la 
vue  qui  s'offrait  à  nos  yeux. 

La  mer  ouverte  baignait  notre  promontoire  et  s'étendait 
au  loin  devant  nous,  de  l'ouest  au  sud.  Semée  de  nombreux 
icebergs,  elle  se  montrait  presque  libre  de  glaces.  Elle  était 
fortement  agitée  par  la  houle  qui  l'empêchait  de  geler  et 
les  vagues  dansaient  dans  l'air  froid  comme  si  elles  se 
riaient  de  l'hiver.  L'immense  chaudière  bouillonnait,  cou- 
verte d'écume  et  d'embrun.  Ondoyantes  et  légères ,  les  va- 
peur de  la  gelée^  s'élevaient  au-dessus;  le  vent  les  emportait 
vers  le  sud-ouest,  où  elles  se  perdaient  dans  le  brouillard 
sombre.  De  petits  réseaux  de  glace  nouvelle  s'essayaient  à 
emprisonner  les  vagues  ;  ils  bruissaient  et  crépitaient  sur 
les  eaux  mouvementées.  Vers  la  gauche,  la  côte  monta- 
gneuse se  projetait  fièrement  dans  l'air  lumineux,  en 
s'échancrant  près  du  cap  Alexandre  pour  laisser  passer  le 
glacier  qui  descendait  en  pente  douce  de  la  large  mer  de 
glace.  Le  front  hardi  des  parois  «  du  Palais  de  cristal  »  se 
découpait  sur  la  ligne  blanche,  les  sombres  et  lugubres  fa- 
laises du  cap  montaient  carrément  de  la  mer.  Sur  la  crête 
des  montagnes  silencieuses,  et  sur  le  promontoire  coiffé  de 


1.  Ou  fumée  des  glaces.  Ce  phénomène  a  lieu  chaque  fois  que,  par  une 
très-basse  température,  une  crevasse  soudaine,  se  formant  dans  la  place, 
met  à  découvert  un  espace  d'eau  de  mer.  II  s'échappe  alors  de  celle-ci  une 
vapeur  semblable  à  celle  qui  s'élève  d'une  chaudière  en  ébullition.  Mais 
presque  toujours  congelée  instantanément,  cette  vapeur  va  retomber  non 
loin  de  son  point  de  départ  en  poudre  impalpable.  (Trad.) 


CHAPITRE    XX.  255 

neige,  une  légère  brume  flottait  paresseusement,  le  soleil 
l'inondait  de  flammes  d'or  et,  vers  le  sud,  le  ciel  s'embra- 
sait de  la  splendeur  du  jour  naissant. 

A  l'heure  de  midi,  le  soleil  allait  se  lever  derrière  la 
pointe  du  cap  Alexandre,  et  dépasser  la  ligne  des  eaux  de 
la  moitié  de  son  disque  :  nous  l'attendions  avec  une  vive 
impatience.  Un  rayon  de  lumière  traversa  soudain  les  nuées 
de  molles  vapeurs  à  notre'^flroite  et  vis-à-vis  du  cap,  leur 
donnant  l'apparence  d'une  mer  de  pourpre  et  brillant  sur 
les  sommets  argentés  des  hauts  icebergs  qui  perçaient 
leur  manteau  de  brume  comme  pour  se  saisir  de  la  cha- 
leur nouvelle.  Le  rayon  se  rapprochait  de  plus  en  plus,  les 
masses  purpurines  s'élargissaient,  les  tours  élevées  s'illu- 
minaient; l'une  après  l'autre,  elles  étincelaient  à  la  lumière 
du  jour,  et  tandis  que  s'opérait  cette  transformation  mer- 
veilleuse, nous  comprenions  que  la  nuit  qui  nous  envelop- 
pait encore  avec  les  ombres  du  promontoire  allait  enfin  s'é- 
loigner et  disparaître.  Bientôt  les  falaises  rouge  foncé  de  la 
côte  s'éclairèrent  d'une  plus  chaude  couleur,  les  collines  et 
les  montagnes  se  dressèrent  nettement  dans  leurs  robes 
resplendissantes  ;  les  flots  menaçants  oubliaient  leur  furie  et 
souriaient  au  soleil,  la  ligne  d'ombre  se  profilait  :  «  La  voilà 
sur  la  pointe  !  »  criait  Jensen ,  «  la  voici  sur  la  banquette 
de  glace,  »  répondait  Dodge;  à  nos  pieds  s'étendait  une 
nappe  de  scintillantes  pierreries,  et  tout  d'un  coup  le  soleil 
jaillit  au-dessus  de  l'horizon.  Par  une  impulsion  simul- 
tanée, nous  découvrîmes  nos  têtes  et  saluâmes  avec  de 
bruyantes  démonstrations  de  joie  ce  voyageur  depuis  si 
longtemps  perdu  dans  les  cieux. 

Nous  étions  plongés  dans  l'atmosphère  accoutumée  des 
anciens  jours.  Le  compagnon  de  nos  joies  passées  rallumait 
dans  nos  cœurs  une  flamme  nouvelle.  Après  une  absence 
de  cent  vingt-six  jours,  il  allait  rappeler  à  la  vie  un  monde 
endormi,  je  le  contemplais  avec  émotion  et  ne  m'étonne 
pas  que  les  hommes  aient  plié  le  genou  pour  l'adorer  et 


256  LA  MER  LIBRE. 

l'aient  invoqué  comme  Vœil  de  Diev  !  »  Dans  ces  solitudes 
reculées,  il  est  encore  le  père  de  la  lumière,  le  père  de 
l'existence  ;  les  germes  l'attendent  ici  comme  dans  l'Orient 
lointain  ;  là -bas,  ils  ne  se  reposent  que  pendant  les  courtes 
heures  d'une  nuit  d'été;  ici,  ils  dorment  des  mois  entiers 
sous  leur  linceul  de  neige.  Mais  voilà  que  le  soleil  va  dé- 
chirer ce  linceul  ;  il  fera  jaillir  les  fontaines  qui  précipi- 
teront leurs  eaux  vers  la  mer  ;  la  terre  glacée  retrouvera 
sous  ses  caresses  la  chaleur  et  la  vie;  les  plantes  vont 
pousser  boutons  et  fleurs,  et  ces  fleurs  tourneront  leurs 
têtes  souriantes  vers  ses  rayons  glissant  durant  tout  le  long 
été  sur  la  pente  des  vieilles  collines.  Les  glaciers  mêmes 
s'amolliront  devant  lui;  les  glaces  ne  presseront  plus  les 
eaux  de  leur  main  de  fer  et  les  flots  reprendront  leurs 
jeux  sauvages.  Le  renne  bondira  joyeusement  sur  les 
montagnes  pour  saluer  un  retour  qui  lui  rend  ses  verts 
pâturages.  Les  oiseaux  fatigués  savent  qu'il  leur  prépare 
un  asile  sur  les  rochers;  ils  vont  venir  retrouver  leurs 
nids  de  mousse  ;  les  passereaux  s'avancent  sur  ses  rayons 
vivifiants  et  vont  chanter  leur  chanson  d'amour  dans  le  jour 
sans  fin. 


CHAPITRE   XXI. 


L'aube  du  printemps.  —  Arrivée  de  nouveaux  Esquimaux.  —  Ils 
me  prêtent  quelques  chiens.  —  Kalutunah,  Tattarat,  Myouk, 
Amalatok  et  son  fils,  —  Un  hôpital  polaire.  —  Reconnaissance 
des  Esq\iimaux. 


Les  préparatifs  de  mon  voyage  vers  le  Nord  occupaient 
tous  mes  instants.  Le  soleil  avait  paru  le  1 8  ;  le  lendemain 
son  disque  s'éleva  tout  à  fait  au-dessus  de  l'horizon,  il 
monta  un  peu  plus  haut  le  jour  suivant  et  ainsi  de  suite 
jusqu'à  ce  que  nous  eussions  plusieurs  heures  de  pleine 
lumière  avant  et  après  midi.  Le  disque  solaire  ne  dépas- 
sait pas  encore  la  crête  des  collines  méridionales  du  port, 
mais  la  lugubre  obscurité  s'en  allait  et  chaque  jour  nous 
apportait  plus  de  clarté  ;  l'aube  du  printemps  s'évanouissait 
dans  le  jour  de  l'été  comme  le  crépuscule  de  l'automne 
s'était  fondu  dans  les  ténèbres  de  l'hiver. 

Les  chiens  que  Hans  m'avait  ramenés  étaient  parfaite- 
ment rétablis,  et  ne  paraissaient  plus  se  ressentir  de  leurs 
souffrances;  mais  pour  le  voyage  que  je  projetais,  je  ne 
pouvais  songer  à  emmener  cinq  bétes  seulement,  et  si  les 
Esquimaux  ne  nous  en  fournissaieni  pas  d'autres,  nos  hom- 
mes devraient  se  résigner  à  tirer  eux-mêmes  le  traîneau. 

17 


1» 


258  LA  MER  LIBRE. 

A  mon  grand  désappointement,  les  naturels  n'avaient 
point  paru  à  Étah  ;  février  allait  finir  et  il  ne  me  restait 
plus  d'espoir  lorsqu'on  m'annonça  l'arrivée  de  trois  Esqui- 
maux :  —  trois  anciennes  connaissances,  Kalutunah,  Tat- 
tarat  et  Myouk.  En  1854,  Kalutunah,  le  meilleur  chasseur 
de  sa  tribu,  remplissait  aussi  la  charge  d'angekok  ou  de 
prêtre.  Il  se  hâta  de  m'apprendre  qu'on  l'avait  promu  à  la 
dignité  de  nalegak,  ou  de  chef,  dignité  qui,  du  reste,  ne  lui 
conférait  pas  la  moindre  puissance  :  chaque  Esquimau 
n'ayant  loi  que  de  lui-même,  et  ne  se  soumettant  à  aucune 
autorité ,  ce  titre  est  aussi  vague  que  celui  de  «  défenseur 
de  la  foi  »  qu'a  valu  aux  rois  d'Angleterre  un  traité  latin 
sur  les  sept  sacrements,  et  qu'ils  ont  maintenu  à  la  pointe 
de  l'épée;  de  même  l'appellation  de  nalegak  décernée  au 
plus  habile  chasseur  ne  se  maintient  que  par  la  pointe 
de  son  harpon. 

La  qualité  supérieure  de  tout  son  attirail  de  chasse  et 
de  pêche,  ses  fortes  lignes,  ses  lances  et  ses  harpons,  son 
traîneau  solide,  ses  chiens  robustes,  aux  poils  luisants, 
rendaient  témoignage  de  la  sagacité  de  sa  tribu.  Tattarat 
était  un  personnage  tout  à  fait  dififérent  :  son  nom  signifie  : 
la  mouette  kittiwake^  et  on  n'eût  pu  lui  en  choisir  un  mieux 
approprié,  tant  il  rappelait  cet  oiseau  bruyant,  babillard, 
gracieux,  il  est  vrai,  mais  imprévoyant  au  possible.  Comme 
d'autres  mouettes  du  grand  monde,  ce  bohème  esquimau 
était  toujours  *  percé  aux  coudes  j»  en  dépit  de  ses  .floue- 
ries  et  autres  arts  de  même  espèce.  Myouk  valait  encore 
moins  que  lui;  soldat  irrégulier  de  l'armée  de  Satan,  il  était 
aussi  retors  qu'Asmodée  lui-même. 

Ils  nous  arrivèrent  en  deux  traîneaux  conduits  par  Kalu- 
tunah et  Tattarat;  la  moitié  seulement  de  l'attelage  de  ce 
dernier  lui  appartenait  en  propre  ;  un  des  chiens  était  à 
Myouk,  un  autre  à  quelque  obligeant  voisin.  Il  est  curieux 

1.  Rissa  tridactyla. 


CHAPITRE  XXI.  261 

d'observer  comme  les  mêmes  caractères  se  retrouvent  chez 
les  peuples  les  plus  divers  et  se  reconnaissent  aux  mêmes 
traits  :  l'attelage  de  Kalutunah  paraissait  à  peine  fatigué , 
les  harnais  étaient  en  bon  ordre ,  le  traîneau  bien  condi- 
tionné, tandis  que  celui  de  Tattarat  tombait  en  pièces.  Ses 
misérables  roquets  efflanqués,  affamés,  s'enchevêtraient  dans 
les  guides  rompues  et  pleines  de  nœuds.  Nos  voyageurs 
étaient  venus  d'Iteplik  en  une  seule  étape  ;  ils  n'avaient  fait 
qu'une  courte  halte  à  Sorfalik  pour  laisser  souffler  leurs 
bêtes  ;  ils  déclarèrent  n'avoir  rien  mis  sous  leurs  dents  de- 
puis leur  départ,  et  si  on  en  jugeait  par  leur  appétit,  leur 
assertion  n'était  pas  mensongère  ;  ils  engloutirent  la  plus 
grande  partie  d'un  quartier  de  venaison  dont  ils  facilitèrent 
l'ingurgitation  à  l'aide  de  gorgées  d'huile  de  morse,  puis 
ils  finirent  par  se  rouler,  pour  dormir,  dans  les  peaux  de 
renne  de  la  hutte  de  Tcheitchenguak. 

Le  lendemain,  je  fis  appeler  Kalutunah  dans  ma  cabine 
pour  le  traiter  avec  le  respect  dû  à  son  rang  élevé,  mais  je 
me  permis  de  prendre  certaines  précautions,  et  je  fis  asseoir 
mon  hôte  sur  un  baril  que  j'isolai  avec  coin  du  reste  de 
l'ameublement  :  sous  les  amples  fourrures  du  chef  renom- 
mé erraient  d'immenses  troupeaux  de  ces  vils  insectes 
pour  lesquels  nul  savant  lexicographe  n'a  encore  inventé 
de  nom  présentable.  Son  costume  différait  peu  de  celui  de 
Tcheitchenguak.  Mon  illustre  visiteur,  installé  sur  sa  bar- 
rique, le  corps  enfoncé  dans  un  vaste  surtout  au  capuchon 
rabattu  sur  la  tête,  les  pieds  et  les  jambes  perdus  dans  des 
peaux  d'ours  au  long  poil,  eût  été  pour  un  peintre  un  bon 
sujet  d'étude  ;  le  pinceau  d'un  maître  aurait  seul  pu  rendre 
la  joie  qui  éclatait  sur  sa  figure  ;  un  enfant  devant  lequel 
on  amoncellerait  tous  les  joujoux  de  Nuremberg,  n'eût  pas 
montré  plus  de  ravissement.  Ses  traits  ne  possédaient  pas 
la  grâce  de  ceux  de  «  Villiers  aux  cheveux  de  lin,  »  ni  la 
beauté  de  Nirée,  le  plus  beau  des  Grecs,  immortalisé  par  cette 
unique  mention  d'Homère.  Sa  large  face  ne  rappelait  en 


262  LA  MER  LIBRE. 

rien  la  physionomie  des  guerriers  d'Ossian,  «  physionomie 
aussi  changeante  que  les  ombres  qui  voltigent  sur  une 
prairie.  »  Mais  éclairée  par  une  large  grimace  de  satisfac- 
tion, elle  avait  vraiment  du  caractère  et  exprimait  plus  de 
virilité  que  celle  des  autres  Esquimaux. 

Ses  traits,  taillés  sur  le  même  type  que  ceux  de  Tcheit- 
chenguak,  étaient  bien  autrement  accentués  :  il  n'avait  pas 
la  peau  si  noire,  mais  sa  figure  était  plus  ronde,  le  nez 
plus  épaté  et  plus  arqué,  la  bouche  plus  élargie  ;  lorsque 
le  nalegak  riait,  ses  petits  yeux  se  contractaient  et  deve- 
naient des  fentes  presque  imperceptibles.  Sur  sa  longue 
lèvre  supérieure ,  croissait  une  broussaille  de  soies  dures 
et  noires,  roides  comme  les  moustaches  d'un  chat;  quelques 
poils  de  même  nature  rayonnaient  sur  son  menton.  Il  de- 
vait avoir  la  quarantaine,  et  comme  les  serviettes,  le  savon 
et  les  ablutions  extérieures  sont  encore  choses  inconnues 
aux  habitants  du  Groenland  septentrional ,  ces  huit  lustres 
avaient  accumulé  sur  sa  peau  une  couche  épaisse  de  crasse 
qui  en  certains  endroits  disparaissait  par  l'action  du  frotte- 
ment, et  donnait  à  sa  figure  et  à  ses  mains  une  apparence 
mouchetée.       , 

Kalutunah  n'était  donc  point  beau,  mais  on  ne  pouvait  pas 
dire  qu'il  fût  réellement  laid;  en  dépit  de  ses  traits  grossiers 
et  de  sa  malpropreté,  sa  sipiplicité  joviale,  sa  naïve  bon- 
homie m'avaient  gagné  le  cœur.  Sa  langue  ne  resta  guère 
oisive  ;  il  voulut  tout  d'abord  me  mettre  au  courant  de  toutes 
ses  affaires  :  sa  femme  vivait  encore  et  avait  ajouté  deux  filles 
à  ses  autres  charges,  mais  sa  figure  brillade  joie  lorsque  je 
m'informai  de  son  premier-né,  que  j'avais  vu  en  1854,  beau 
garçon  de  cinq  ou  six  étés,  et  il  me  parla  avec  un  orgueil 
tout  paternel  de  la  grandeur  future  promise  à  cet  héritier 
présomptif  :  il  savait  déjà  prendre  des  oiseaux  et  commen- 
çait à  conduire  l'attelage. 

Je  lui  demandai  ensuite  des  nouvelles  de  Sipsu,  son  an- 
cien rival  qui  m'avait  autrefois  causé  presque  autant  d'en- 


CHAPITRE  XXI.  263 

nuis  qu'à  Kalutunah  lui-même*.  Sipsu  était  mort,  —  mais 
quand  je  voulus  des  détails,  le,  chef  hésita  un  moment,  puis 
finit  par  me  dire  qu'on  l'avait  tué  ;  le  sorcier  était  devenu 
fort  impopulaire  et  un  soir,  dans  une  hutte  sombre ,  il  fut 
frappé  par  quelqu'un  d'un  mauvais  coup,  d'une  blessure 
mortelle  ;  on  l'avait  traîné  dehors  et  enseveli  dans  les  pierres, 
et  la  neige,  ou  le  froid  et  la  souffrance  terminèrent  bientôt 
sa  vie  et  ses  méchancetés. 

Depuis  cinq  ans,  la  mort  avait  fait  chez  eux  de  terribles 
ravages,  et  Kalutunah  se  plaignait  avec  amertume  des  mi- 
sères de  l'hiver  dernier.  La  peste  qui  enlevâmes  chiens  avait 
aussi  attaqué  ceux  de  la  tribu,  et  je  crois  bien  que  ses  ra- 
vages se  sont  étendus  sur  tout  le  Groenland.  —Malgré  cette 
pénurie  générale,  il  se  faisait  fort  de  me  procurer  quelques 
bêtes  de  trait  ;  comme  preuve  de  sa  sincérité,  il  m'offrit  deux 
de  ses  quatre  chiens;  j'en  achetai  un  autre  de  Tattarat,  et 
Myouk  me  troqua  le  sien  contre  un  beau  couteau. 

Les  chasseurs  étaient  enchantés  de  leur  marché  ;  ils  s'en 
allaient  riches  en  fer,  en  couteaux,  en  aiguilles,  trésors  qui 
leur  paraissaient  bien  plus  précieux  que  les  masses  d'or  et 
d'argent  que  l'inca  Atahuallpa  abandonna  aux  rapaces  Espa- 
gnols, ou  que  les  lacs  de  roupies  que  per  fas  et  nefas  arra- 
chèrent aux  malheureux  rajahs  de  l'Inde  les  griffes  de  l'im- 
pitoyable Hastings.  Notre  traité  de  paix  et  d'amitié  fut  ra- 
tifié par  des  promesses  solennelles,  dignes  d'un  nalegak  et 
d'un  nalegaksoak.  Le  nalegak  devait  fournir  des  chiens 
au  nalegaksoak ,  et  celui-ci  s'engageait  à  les  payer  comp- 
tant. La  simplicité  de  cet  arrangement  peut  étonner  le  lec- 
teur, mais  elle  l'est  encore  moins  que  celle  d'un  traité 
analogue,  fameux  dans  l'histoire  :  —  celui  qui  mit  les  Hes- 
sois  sous  les  drapeaux  de  Burgoygne. 


1,  Ce  Sipsu  aTait  été  l'instigateur  du  complot  dont  Hayes  et  ses  compa- 
gnons faillirent  être  victimes  en  décemb'-e  1854,  et  auquel  il  a  été  fait  allu- 
sion, p.  119.  (Trad.) 


i 


264  LA  MER  LIBRE. 

Si  je  m'étais  contenté  de  dire  à  Kalutunah  que  je  répan- 
drais mes  bienfaits  sur  sa  tribu,  il  aurait  hoché  la  tête;  le 
sauvage  n'est  pas  aussi  naïf  qu'on  le  croit,  et  ne  se  laisse 
pas  duper  par  des  protestations  bénévoles;  il  est  assez 
pratique  pour  comprendre  la  signification  du  proverbe  : 
«  A  donnant,  donnant.  »  —  Mais  je  me  permis  un  innocent 
artifice  d'une  autre  sorte;  je  fis  entendre  à  mon  homme 
qu'il  était  parfaitement  inutile  de  chercher  à  me  tromper, 
vu  que  je  lisais,  non-seulement  dans  les  actions,  mais  aussi 
dans  les  pensées  des  Esquimaux;  pour  le  bien  persuader 
de  mon  pouvoir  occulte,  j'exécutai  devant  lui  quelques 
tours  de  passe-passe,  et  après  avoir  levé  une  carte  avec 
beaucoup  de  sérieux,  je  lui  dis  exactement  (et  cela  sans  me 
risquer  beaucoup)  tout  ce  qu'Outinah  et  Jambe-de-Bois 
nous  avaient  dérobés.  Sa  surprise  fut  grande;  il  reconnut 
avoir  vu  lui-même  les  objets  volés;  il  me  prenait  évidem- 
ment pour  un  magicien  de  premier  ordre  ;  il  m'avoua  du 
reste  qu'il  n'était  pas  sans  s'occuper  un  peu  de  sorcellerie, 
mais  quand  je  lui  parlai  de  ses  voyages  au  fond  de  la  mer 
en  qualité  d'angekok  pour  aller  rompre  le  charme  par  le- 
quel Torngak,  le  malin  esprit,  retenait  les  morses  et  les 
phoques  dans  les  jours  de  famine,  il  détourna  fort  adroi- 
tement la  conversation  et  commença  à  me  décrire  une 
chasse  à  l'ours  dont  le  souvenir  paraissait  l'amuser  beau- 
coup; l'animal  blessé  s'était  débarrassé  des  chiens,  et,  se 
tournant  vers  un  des  chasseurs,  l'avait  écrasé  d'un  coup  de 
sa  patte;  Kalutunah  riait  à  cœur  joie  en  me  racontant 
cette  «  bonne  farce.  » 

Nos  hôtes  sauvages,  après  quelques  jours  passés  avec 
nous,  s'en  retournèrent  chez  eux  en  nous  promettant  de  nous 
ramener  bientôt  des  hommes  et  des  chiens.  Je  les  accom- 
pagnai pendant  quelques  milles  et  nous  nous  séparâmes 
sur  la  glac».  Quand  ils  furent  un  peu  éloignés,  Myouk  sauta 
du  traîneau  pour  ramasser  quelque  objet  tombé;  aus- 
sitôt et  safns  doute  fort  heureux  de  débarrasser  d'autant 


Kalotunah,  chef  d'nne  tribu  d'Esquimanx. 


ir- 


CHAPITRE  XXI.  267 

son  misérable  véhicule,  Tattarat  fouetta  son  attelage  et  je 
vis  longtemps  encore  le  pauvre  Myouk  courir  de  toutes  ses 
forces  pour  essayer  de  l'atteindre  ;  malgré  ses  efforts  il  per- 
dait du  terrain,  et  on  le  laissa  très-probablement  marcher 
jusqu'à  Iteplik. 

Ce  Myouk  était  un  drôle  de  corps  et  n'avait  guère  changé 
depuis  que  je  l'avais  connu  autrefois  ;  sorte  de  Ténardier 
arctique,  il  attendait  sans  cesse  la  fortune  qui  n'arrivait 
point  et  la  bonne  chance  qui  ne  se  présentait  jamais.  Il  me 
raconta  ses  infortunes  :  son  traîneau  était  tout  en  pièces,  et 
il  ne  pouvait  le  raccommoder;  la  maladie  avait  emporté  tous 
ses  chiens  à  l'exception  de  celui  qu'il  venait  de  me  céder; 
un  jour  qu'il  harponnait  un  morse ,  la  ligne  s'était  cassée  et 
le  morse  avait  emporté  le  harpon;  sa  lance  était  perdue,  et 
toutes  ses  affaires  dans  le  plus  complet  désarroi  ;  sa  famille 
vivait  dans  la  plus  profonde  détresse,  et  comme  il  ne  pou- 
vait rien  lui  donner,  elle  s'était  réfugiée  dans  la  hutte  de 
Tattarat....  mais,  ajoutait-il,  avec  une  terrible  grimace  qui 
montrait  son  dédain  pour  son  confrère,  Tattarat  n'était 
qu'un  triste  chasseur.  Il  se  proposait  donc,  aussitôt  re- 
tourné dans  sa  tribu,  de  se  rabattre  sur  Kalutunah  ;  la  tente 
de  Kalutunah  était  bien  un  peu  remplie,  vu  que  trois  fa- 
milles y  avaient  déjà  pris  leurs  quartiers,  mais  il  y  aurait 
encore  place  pour  une  quatrième....  dans  tous  les  cas, 
l'essai  n'en  coûtait  rien.  Et  maintenant,  le  nalegaksoak,  le 
grand  chef,  si  puissant  et  si  riche,  ne  serait-il  pas  assez 
bon  pour  lui  faire  de  beaux  cadeaux  avec  lesquels  Myouk 
exciterait  l'envie  de  tout  le  monde?  —  La  nature  humaine 
est  la  même,  sous  le  pôle,  comme  dans  nos  zones  tempé- 
rées, et  satisfait  de  cette  découverte,  je  comblai  le  coquin 
de  présents.  —  Mais  sa  femme ,  il  ne  m'en  parlait  pas?  — 
«  Oh  !  c'est  une  terrible  fainéante  1  Elle  m'a  envoyé  ici,  si 
loin  de  chez  nous,  pour  demander  des  aiguilles  dont  elle 
ne  se  servira  pas,  un  couteau  dont  elle  n'aura  que  faire,  et 
quand  je  retournerai  là-bas  sans  mon  chien,  c'est  moi  qui 


268  LA  MER  LIBRE. 

en  verrai  de  belles  !  »  Là -dessus,  il  tira  une  langue  aussi 
longue  qu'il  put  pour  me  faire  mieux  juger  des  dimensions 
de  cet  engin  de  guerre  chez  la  dame  de  ses  pensées.  — 
«  Mais,  continua  le  bon  Esquimau,  elle  a  des  habits  déchi- 
rés, percés  de  tant  de  trous  qu'elle  ne  peut  sortir  de  la 
cabane  sans  se  geler,  et  si  elle  crie  trop  fort,  je  ne  lui  don- 
nerai pas  une  seule  de  ces  aiguilles,  je  ne  lui  prendrai  pas 
un  seul  renard  pour  raccommoder  ses  habits!  »  Cependant, 
il  était  assez  facile  de  voir  que  les  aiguilles  ne  seraient  pas 
longtemps  refusées  et  que  Myouk  piégerait  les  renards 
aussitôt  que  sa  moitié  l'ordonnerait.  Aussi,  prenant  en  pitié 
ces  misères  conjugales,  j'ajoutai  quelques  présents  pour 
l'aimable  créature  aux  vêtements  troués,  et  quand  il  m'eut 
appris  qu'elle  lui  avait  fait  présent  d'un  héritier  des  infor- 
tunes de  la  dynastie  des  Myouk,  je  donnai  encore  quelque 
chose  pour  le  marmot.  Déjà,  me  dit-il,  le  bambin  était  sevré 
de  sa  nourriture  maternelle  et  manifestait  un  grand  appétit 
pour  l'huile  de  morse.  —  Il  l'avait  appelé  Dak-ta-guie  — 
c'est  ainsi  qu'il  s'efforçait  de  prononcer  le  nom  du  docteur 
Kane. 

Kalutimah  et  ses  deux  compagnons  étaient  à  peine  partis, 
qu'un  autre  traîneau  nous  amena  deux  Esquimaux  de  l'île 
Northumberland,  Amalatok  et  son  fils.  Ils  avaient  quatre 
chiens,  mais  s'étaient  arrêtés  en  route  pour  chasser  un 
morse  dont  ils  rapportaient  une  partie  ;  ils  nous  arrivèrent 
très -fatigués,  ils  s'étaient  mouillés  en  poursuivant  leur 
proie  et  la  gelée  les  avaitun  peu  pinces.  Médecin,  j'avais  en- 
lin  des  malades!  Pendant  quelques  jours,  la  hutte  de  neige 
fut  transformée  en  hôpital  et  mon  vieux  Tcheitchenguak 
lui-même  s'alita  à  son  tour.  Soir  et  matin,  je  les  visitais  ou 
j'envoyais  M.  Knorr  à  ma  place,  mais  le  nez  aristocratique 
du  jeune  gentleman  ne  pouvant  se  faire  aux  parfums  esqui- 
maux, je  ne  pus  continuer  à  les  soigner  par  procuration; 
je  me  dépêchai  de  guérir  mes  patients,  et  je  fus  désormais 
pour  eux  non-seulement  nalegaksoak,  le  grand  chef,  mais 


CHAPITRE  XXI. 


2159 


aussi  narkosak  —  Vhomme  médecine.  Amalatok  se  crut 
près  de  mourir,  et  j'eus  un  moment  des  craintes  sé- 
rieuses pour  ma  réputation  ;  mais  tout  finit  par  s'arran- 
ger, et  chose  qui  m'étonna  fort,  sa  reconnaissance  survécut 
au  bienfait.  Il  ne  se  contenta  pas  de  me  dire  un  «  koyanak  », 
je  vous  remercie,  mais  aussitôt  qu'il  put  marcher,  il  me 
fît  présent  de  son  meilleur  chien.  Puis  il  m'en  vendit  un 
autre  et  retourna  chez  lui  aussi  riche  que  mes  précédents 
visiteurs  et  aussi  heureux  que  Moïse  Primrose  revenant 
de  la  foire  avec  sa  grosse  de  lunettes  aux  étuis  de  chagrin. 
A  ma  grande  joie,  ma  meute  se  reformait  par  degrés. 


CHAPITRE  XXII. 


Retour  de  Kalutunah.  —  Une  famille  esquimaude.  —  Le  ménage.  — 
La  garde- robe.  —  Myouk  et  sa  femme.  —  On  découvre  le  corps 
de  Pierre.  —  Mon  nouvel  attelage.  —  La  chasse.  —  Nourriture 
des  animaux  arctiques.  —  Kalutunah  chez  lui.  —  Un  festin  esqui- 
mau. —  J'envoie  chercher  le  corps  de  M.  Sonntag.  —  Les  funé- 
railles. —  Son  tombeau. 


Suivant  sa  promesse,  Kalutunah  revint  peu  de  jours 
après  et  nous  amena  sa  femme  et  ses  quatre  enfants, 
toute  sa  famille.  C'était  un  déménagement  complet. 

Je  ne  sais  comment  le  chef  avait  pu  se  procurer  six 
nouveaux  chiens,  mais  il  nous  arriva  en  brillant  équi- 
page, apportant  sur  son  traîneau  sa  très-modeste  for- 
tune. Les  richesses  mobilières  de  ces  nomades  des  terres 
arctiques  ne  sont  pas  encombrantes.  Il  est  heureux  que 
leurs  désirs  ne  dépassent  pas  leurs  moyens,  et  je  ne  crois 
pas  que  nul  peuple  au  monde  soit  plus  pauvre  qu'eux.  La 
charge  entière  du  traîneau  consistait  en  deux  fragments  de 
peaux  d'ours,  literie  de  la  famille,  en  une  demi-douzaine  de 
peaux  de  phoque  pour  la  tente,  deux  lances  et  deux  har- 
pons, quelques  bonnes  lignes  à  harponner,  une  couple  de 
pots  et  de  lampes,  divers  outils  et  matériaux  pour  raccom- 


CHAPITRE  XXII.  271 

moder  leur  véhicule,  un  petit  saiiC  de  peau  de  phoque  con- 
tenant la  garde-robe  ou  plutôt  les  pièces  pour  la  raccom- 
moder, car  ils  portaient  tous  leurs  habits  sur  le  dos.  Il  y 
avait  en  outre  un  rouleau  d'herbes  sèches  qu'ils  mettent 
dans  leurs  bottes  en  guise  de  semelles  de  liège,  de  la 
mousse  desséchée  pour  les  mèches  de  lampe,  et  en  fait  de 
provision,  quelques  morceaux  de  viande  et  un  peu  d'huile 
de  morse;  tout  cela  recouvert  d'une  peau  de  phoque.  Une 
ligne  lacée  d'un  côté  à  l'autre  du  traîneau  serrait  fortement 
l'ensemble;  toute  la  famille  était  assise  sur  la  bâche  pen- 
dant que  Kalutunah  courait  près  de  l'attelage  et  le  fai- 
sait marcher  plutôt  par  de  douces  paroles  que  par  la  bru- 
talité habituelle  aux  indigènes.  Son  épouse,  la  plus  belle 
matrone  que  j'aie  vue  parmi  les  Esquimaux,  était  installée 
sur  le  devant;  un  nouveau-né  dormait,  blotti  dans  l'ample 
capuchon  du  surtout  maternel ,  comme  dans  une  poche  de 
sarigue;  venait  ensuite  le  fils  aîné,  dont  j'ai  déjà  parlé,  l'or- 
gueil de  son  père,  puis  une  fillette  de  sept  ans  ;  une  autre 
d'environ  trois  ans,  enveloppée  d'une  immense  quantité  de 
fourrures ,  était  amarrée  aux  montants  du  traîneau. 

Aussitôt  que  ces  Esquimaux  approchèrent  du  navire,  je 
m'avançai  à  leur  rencontre.  Les  moutards,  d'abord  un  peu 
effrayés,  se  déridèrent  bientôt,  les  moyens  par  lesquels  on 
gagne  les  cœurs  des  enfants  de  la  civilisation,  ayant  le 
même  succès  près  des  petits  païens.  La  femme  se  souve- 
nait de  moi  et  m'appelait  Doc-tie.  Kalutunah,  grimaçant 
de  bonheur,  me  montrait  son  attelage.  «  En  voilà  de  beaux 
chiens!  s'écriait-il.  J'opinai  du  bonnet,  mais  quand  il 
ajouta  :  «  Je  viens  pour  les  donner  tous  au  nalegaksoak  I  » 
je  fus  encore  plus  de  son  avis. 

Mes  visiteurs  ne  paraissaient  nullement  se  soucier  du 
froid  Ils  étaient  venus  d'Iteplik  par  courtes  étapes,  se  con- 
struisant des  abris  de  neige,  ou  se  logeant  dans  les  huttes 
désertes,  pendant  que  notre  thermomètre  oscillait  entre 
—  35"  et  —  45»  C.  Une  fois  à  bord,  ils  ne  parurent  pas  même 


272  '  LA  MER  LIBR-E. 

avoir  l'idée  de  se  chauffer,  mais  se  mirent  à  courir  de  côté 
et  d'autre  pour  satisfaire  leur  curiosité. 

Peu  d'heures  après,  nous  vîmes  poindre  Myouk  et  sa 
femme  aux  habits  percés.  Ils  arrivaient  à  pied  d'Iteplik,  la 
mère  ayant  porté  l'enfant  sur  son  dos  pendant  deux  cent 
soixante  kilomètres.  Myouk  était  évidemment  un  peu  em- 
barrassé pour  trouver  à  cette  visite  quelque  prétexte  plau- 
sible, mais  il  se  fit  un  front  d'airain,  et  comme  Kalutunah, 
sut  me  donner  une  raison  :  «  Je  viens  montrer  au  nalegak- 
soak  ma  femme  et  Dak-ta-guie ,  »  dit-il  en  désignant  la 
grosse  et  sale  créature  dont  il  avait  le  bonheur  d'être 
l'époux,  et  le  petit  malheureux  qui  leur  devait  la  vie.  Mais 
quand  il  s'aperçut  que  je  n'aurais  pas  payé  grand'chose 
pour  cette  exhibition,  il  ajouta  timidement  :  «  C'est  elle  qui 
m'a  fait  venir  ;  »  puis  il  s'éloigna  sans  doute  pour  voir  ce 
qu'il  pourrait  nous  filouter. 

Mes  arrangements  avec  Kalutunah  furent  bientôt  conclus. 
Il  devait  aller  vivre  dans  la  hutte  d'Étah  et  chasser  le 
mieux  qu'il  lui  serait  possible  sans  les  chiens  que  je  gardais 
tous.  Mes  magasins  étaient  à  sa  disposition,  et  je  m'engageai 
à  lui  fournir  ce  qui  lui  serait  nécessaire. 

Le  lendemain,  la  hutte  fut  nettoyée  et  préparée,  et  cette 
famille  intéressante  s'y  installa  de  son  mieux.  Aussi  ardent 
à  se  mettre  sous  la  protection  d'un  homme  en  faveur  que 
si  sa  peau  eût  été  blanche  et  que,  vivant  plus  près  de  l'é- 
quateur,  il  eût  connu  la  signification  de  ces  termes  :  Emploi 
du  gouvernement,  —  Myouk  suivit  le  grand  Kalutunah  dans 
sa  nouvelle  demeure  et  s'empara  d'un  coin  de  la  hutte 
aussi  délibérément  que  s'il  avait  été  un  garçon  de  mérite 
et  non  le  plus  fieffé  coquin,  le  plus  misérable  mendiant 
qui  ait  jamais  exploité  le  travail  des  autres. 

Nous  apprîmes  par  le  nalegak  le  triste  dénoûment  du 
sort  mystérieux  de  notre  pauvre  Péter.  Aux  premières 
lueurs  de  l'aube  printanière,  Nésark,  un  des  chasseurs  d'I- 
teplik, s'était  rendu  à  Péteravik  pour  essayer  de  prendre 


CHAPITRE  XXII.  273 

des  phoques.  Arrivé  à  la  hutte  (les  cabanes  des  Esquimaux 
sont  propriété  publique),  il  trouva  le  cadavre  très-émacié 
d'un  naturel  habillé  comme  les  Hommes  blancs;  la  des- 
cription que  nous  en  donnait  Kalutunah  ne  nous  laissait 
aucun  doute  :  c'était  bien  le  corps  de  Péter;  Nésark  l'en- 
sevelit selon  le  mode  indigène.  Voilà  comment  au  bout  de 
trois  mois  je  connus  la  fin  de  cette  étrange  histoire,  mais 
je  n'ai  jamais  eu  la  clef  de  la  conduite  de  ce  malheureux 
garçon. 

J'avais  maintenant  dix-sept  chiens,  et  j'aurais  volontiers 
fait  une  excursion  d'essai  vers  le  nord,  mais  la  mer  n'était 
pas  encore  prise  autour  de  la  pointe  Sunrise ,  et  vu  les  as- 
pérités du  sol,  il  eût  été  impossible  de  voyager  sur  la  terre 
ferme  avec  un  traîneau  même  à  peine  chargé  ;  il  ne  fal- 
lait pas  non  plus  songer  à  contoui*ner  le  promontoire  avec 
une  embarcation,  à  travers  la  mer  houleuse  et  les  glaces 
brisées. 

Mon  plan  avait  toujours  été  de  me  mettre  en  route  avec 
la  majeure  partie  de  l'équipage,  dès  que  la  température 
se  serait  un  peu  adoucie,  c'est-à-dire  au  commencement 
d'avril,  mais  j'espérais  utiliser  mes  chiens  avant  cette  épo- 
que. Le  mois  de  mars  est  le  plus  froid  de  l'année  polaire: 
mais  tout  en  n'hésitant  pas  à  entreprendre  une  excursion 
en  traîneau ,  je  me  rappelais  trop  les  désastres  du  docteur 
Kane'  pour  nous  risquer  dans  un  long  voyage  à  pied. 

Je  m'occupai  donc  de  mes  chiens,  jusqu'à  ce  que  la  gelée 
nous  eût  bâti  une  chaussée  autour  de  la  pointe  Sunnse.  De 
beaucoup  inférieurs  à  ceux  que  j'avais  perdus,  ils  récla- 
maient du  repos  et  de  très-bonne  nourriture,  et  j'allai  sou- 
vent à  la  vallée  de  Chester  en  quête  de  rennes  pour  mon 
chenil.  Pendant  l'hiver,  ces  animaux  étaient  venus  en  grand 
nombre  autour  du  petit  lac,  et  de  leurs  sabots  avaient  la- 
bouré plusieurs  acres  de  neige  en  cherchant  la  végétation 
desséchée  de  l'été  précédent.  Les  lapins  et  les  lagopèdes  les 
suivaient  pour  recueillir  les  bourgeons  de  saule,  ainsi  mis 

18 


274  LA  MER  LIBRE.    ' 

à  découvert  et  qui  forment  leur  principale  nourriture  ; 
dans  une  de  ces  courses,  je  me  procurai  pour  ma  collec- 
tion une  jeune  peau  de  daine  que  je  fus  obligé  de  dépouiller 
à  la  hâte  avant  qu'elle  ne  gelât;  il  faisait  un  froid  de  —  37" 
C,  et  je  ne  me  rappelle  pas  que  mon  dévoûment  à  l'his- 
toire naturelle  ait  jamais  été  mis  à  une  plus  rude  épreuve. 
Je  désirais  ardemment  recouvrer  le  corps  de  M.  Sonntag 
avant  de  commencer  mes  voyages,  et  pour  causer  de  ce 
projet  avec  Kalutunah,  j'allai  le  trouver  chez  lui  quelques 
jours  après  son  installation.  Onze  de  mes  nouveaux  chiens 
furent  attelés  au  traîneau  et  Jensen  se  sentait  encore  «  lui- 
même  ». 

Je  trouvai  le  nalegak  très-confortablement  installé  et  pa- 
raissant heureux  :  comme  don  de  bienvenue,  je  lui  portais 
un  quartier  de  renne  frais  et  deux  gallons  d'huile.  Du  plus 
loin  qu'il  nous  aperçut,  il  sortit  à  notre  rencontre ,  et  un 
peu  de  neige  s'étant  amoncelée  à  l'ouverture  du  tunnel,  il 
l'écarta  avec  soin  avant  de  nous  inviter  à  entrer.  Pour  ce 
faire,  il  nous  fallait  marcher  à  quatre  pattes  dans  ce  corri- 
dor de  douze  pieds  de  longueur,  puis  nous  émergeâmes 
dans  un  réduit  faiblement  éclairé,  où  la  famille  du  chef  et 
celle  de  Myouk  nichaient  dans  les  peaux  de  renne  que  je 
leur  avais  données.  La  femme  de  Kalutunah  s'occupait  ac- 
tivement à  me  confectionner  une  paire  de  bottes  ;  je  lui 
portais  d'autre  ouvrage  et  quelques  petits  cadeaux  :  un 
collier  de  perles  et  un  miroir  amusèrent  surtout  la  mar- 
maille. Quant  à  Mme  Myouk ,  elle  ne  faisait  œuvre  de  ses 
doigts  et  ne  surveillait  pas  même  son  enfant,  qui,  épou- 
vanté à  notre  aspect,  roula  sous  nos  pieds  d'abord,  puis 
dans  la  neige  répandue  sur  le  sol  du  tunnel  ;  la  pauvre  pe- 
tite créature  était  presque  nue,  et  à  ce  froid  contact,  elle 
se  mit  à  brailler  terriblement;  son  aimable  mère,  la  saisis- 
sant par  une  jambe ,  la  traîna  dans  le  coin  où  elle  avait 
élu  domicile,  et  lui  fourra  dans  la  bouche  un  morceau  de 
graisse  qui  arrêta  bientôt  ses  cris. 


%• 


CHAPITRE  XXII.  277 

Le  couple  Myouk  fatiguait  évidemment  les  industrieux 
propriétaires  de  la  hutte ,  mais  avec  une  généreuse  hospi- 
talité que  je  n'ai  vue  dans  le  roman  ou  l'histoire  que  chez 
Gédrik  le  Saxon,  cette  laborieuse  famille  se  laissait  gruger 
par  ces  ignobles  fainéants,  qui  ne  soupçonnaient  pas  qu'on 
put  légitimement  les  jeter  à  la  porte. 

Je  m'assis  quelques  moments  pour  causer  avec  Kalutu- 
nah  et  sa  diligente  ménagère;  il  y  avait  trop  de  monde  dans 
la  hutte  pour  qu'on  y  fût  bien  à  l'aise,  et  quand  je  voulais 
remuer,  il  me  fallait  baisser  la  tète  pour  ne  pas  me  cogner 
contre  les  travées  de  pierre  ;  l'odeur  de  la  cabane  était  de 
nature  à  me  donner  le  plus  vif  désir  d'aller  respirer  l'air 
frais  du  dehors ,  mais  je  parvins  à  rester  assez  pour  con- 
clure quelques  arrangements  avec  mon  allié  et  sa  vaillante 
épouse,  et  je  pris  congé  du  nalegak  après  un  long  échange 
de  protestations  mutuelles  d'amitié  et  de  bon  vouloir.  Je 
lui  dis  en  nous  séparant  :  c  Tu  es  un  chef,  et  je  suis  un 
chef;  toi  et  moi,  nous  dirons  à  notre  peuple  d'être  bon  l'un 
envers  l'autre;  »  mais  il  me  répliqua  :  «  Na,  na  :  je  suis 
chef,  mais  toi,  tu  es  le  grand  chef;  les  Esquimaux  feront 
ce  que  tu  veux.  Les  Esquimaux  t'aiment,  ils  sont  tes  amis, 
tu  leur  fais  beaucoup  de  présents.  »  J'aurais  pu  lui  dire 
que  cette  toute-puissante  méthode  d'inspirer  l'amitié  n'est 
pas  seulement  applicable  dans  son  pays. 

Cette  visite  fut  pour  moi  un  agréable  épisode.  J'étais  ravi 
de  l'honnête  cordialité  avec  laquelle  Kalutunah  entrait  dans 
mes  plans;  la  simplicité  enfantine  de  ses  habitudes  et  la 
franchise  de  ses  paroles  lui  gagnaient  mon  affection  parti- 
culière. 

Nos  fusils  l'amusaient  beaucoup  ;  il  m'en  demanda  un , 
disant  que  cela  lui  serait  fort  agréable  de  s'asseoir  dans  sa 
hutte  et  de  tuer  les  rennes  qui  passeraient.  Il  l'appuierait 
sur  la  fenêtre,  disait-il,  en  montrant  une  ouverture  d'un 
pied  carré,  par  où  la  lumière  pénétrait  à  travers  une  mince 
feuille  de  glace.  Tout  au  centre ,  il  avait  pratiqué  un  trou 


278  LA  MER  LIBRE. 

rond.  «  C'est,  ajouta-t-il  en  riant,  pour  voir  arriver 
le  nalegaksoak ,  »  compliment  bien  tourné  pour  un  sau- 
vage, et  d'autant  plus  adroit  que  ledit  trou  ne  servait  qu'à 
la  ventilation  et  était  le  seul  passage  par  où  s'échappait 
l'air  vicié.  Sa  femme  et  lui  paraissaient  enchantés  de  mes 
cadeaux.  Quoique  les  rennes  soient  très-nombreux  dans 
ces  parages ,  la  venaison  est  un  luxe  qu'ils  se  donnent  ra- 
rement, vu  qu'ils  n'ont  aucun  moyen  de  capturer  ces  ani- 
maux; ils  ne  connaissent  pas  l'arc  et  les  flèches  des  Es- 
quimaux de  quelques  autres  localités.  Sans  attendre  qu'on 
la  fît  cuire,  Kalutunah  attaqua  vigoureusement  la  chair 
crue  et  glacée.  Sa  femme  et  ses  enfants  ne  tardèrent  pas  à 
suivre  son  exemple,  se  pressant  autour  du  quartier  de 
renne  étalé  sur  le  sol  malpropre,  et,  sans  y  être  invitée, 
Mme  Myouk  se  hâta  de  prendre  sa  part  du  festin.  Nos  amis 
s'en  donnaient  à  cœur  joie,  ni  plus,  ni  moins  que  des  alder- 
men,  assis  à  un  banquet  de  leur  corporation.  Un  sourire 
continuel  élargissait  encore  la  figure  de  Kalutunah  ;  il  était 
vraiment  heureux.  Ses  dents  broyaient  sans  relâche  les  durs 
morceaux  qu'il  arrachait  au  gigot  gelé,  et  la  viande  à  peine 
mâchée  s'engloutissait  rapidement  dans  son  gosier.  Sa  lan- 
gue était  trop  bien  occupée  pour  lui  permettre  de  causer 
beaucoup,  mais  de  temps  à  autre  il  reprenait  haleine  pour 
célébrer  la  grandeur  et  la  générosité  du  nalegaksoak.  La 
joie  de  cet  homme  faisait  plaisir  à  voir. 

Mais  si  un  cuissot  de  renne  procure  un  sensible  plaisir, 
l'huile  donne  le  confort.  Longtemps  inhabitée,  la  hutte  était 
humide,  froide  et  sombre.  Kalutunah  pouvait  maintenant 
se  permettre  une  lampe  de  plus,  et  quelques  minutes  après 
notre  arrivée,  une  flamme  claire  brillait  dans  un  coin.  J'ai 
déjà  dit  que  la  lampe  esquimaude  n'est  autre  chose  qu'un 
plat  creux,  taillé  dans  de  la  stéatite.  La  mousse  séchée,  qui 
lui  sert  de  mèche,  est  arrangée  autour  du  bord,  et  ils  ne 
connaissent  point  d'autre  foyer  ;  au-dessus  sont  suspendus 
des  pots  de  même  matière,  dans  lesquels  Mme  Kalutunah 


m 


CHAPITRE  XXII.  %19 

faisait  fondre  quelques  morceaux  de  neige  pour  l'eau  de 
son  potage  de  venaison  qu'elle  nous  invita  à  goûter;  mais 
je  connaissais  trop  bien  la  cuisine  esquimaude  pour  éprou- 
ver le  besoin  de  renouveler  l'expérience -Je  m'excusai  donc 
sur  mes  affaires  et  les  laissai  à  leur  bonheur.  Je  ne  sais 
combien  dura  la  fête ,  mais  quand  Kalutunah  vint  me  voir 
le  jour  suivant,  il  me  confia  que  la  hutte  n'avait  plus  de 
provisions,  insinuation  qui  ne  fut  pas  perdue. 

Nous  avions  maintenant  dix-sept  Esquimaux  :  six  hom- 
mes, quatre  femmes  et  sept  enfants,  tous  de  caractères 
différents,  d'utilités  fort  diverses.  J'étais  amplement  dé- 
dommagé des  ennuis  que  me  causaient  certains  d'entre  eux 
par  tout  l'ouvrage  que  nous  faisaient  Rablunet  et  la  femme 
de  Kalutunah  :  malgré  tous  nos  efforts  et  notre  patience, 
aucun  de  nous  n'aurait  pu  confectionner  une  botte  esqui- 
maude, chaussure  indispensable  dans  les  régions  arctiques. 
En  dépit  du  peu  de  confiance  qu'il  nous  inspirait,  Hans,  le 
plus  habile  chasseur  après  Jensen ,  nous  rendait  encore 
plus  de  services  que  les  autres  indigènes.  Kalutunah  nous 
visitait  tous  les  jours ,  et  entrait  dans  ma  cabine  en  ami 
privilégié.  Mon  excursion  à  Étah  l'avait  rendu  tout  à  fait 
joyeux ,  et  comme  le  guerrier  s'anime  au  son  de  la  trom- 
pette annonçant  la  bataille,  il  retrouva  une  nouvelle  vie 
quand  je  lui  offris  d'être  conducteur  de  mes  attelages;  dès 
le  lendemain,  il  s'occupa  seul  de  nos  bétes,  et  lorsque, 
peu  de  jours  après,  je  lui  témoignai  assez  de  confiance 
pour  l'envoyer  au  cap  Alexandre,  afin  de  voir  si  la  glace 
était  consolidée,  la  coupe  de  son  bonheur  fut  remplie  jus- 
c[u'aux  bords. 

Son  rapport  étant  favorable,  M.  Dodge  fut  chargé  de  nous 
ramener  le  corps  de  Sonntag  ;  il  prit  les  deux  attelages  que 
conduisaient  Hans  et  Kalutunah. 

.M.  Dodge  s'acquitta  de  sa  mission  avec  énergie  et  habi- 
leté. Ils  ne  mirent  que  cinq  heures  à  atteindre  Sorfalik  et 
trouvèrent  facilement  le  lieu  qu'ils  cherchaient,  Hans  se 


280  LA  MER  LIBRE. 

rappelant  un  haut  rocher  ou  plutôt  une  falaise  au  pied  de 
laquelle  reposait  la  hutte  funéraire.  Mais  on  ne  la  distin- 
guait plus,  elle  était  profondément  enfouie  sous  les  mon- 
ceaux de  neige  accumulés  par  le  vent.  Il  leur  fallut  creu- 
ser péniblement  et  longtemps  dans  la  masse  durcie  ;  la  nuit 
était  tombée  et  ils  se  sentaient  très-fatigués  ;  ils  se  firent  à 
la  hâte  un  abri  de  neige,  donnèrent  à  manger  aux  chiens, 
et  quoique  le  thermomètre  marquât  42  degrés  C.  au-des- 
sous de  zéro,  ils  dormirent  dans  leurs  fourrures  sans  in- 
convénient grave.  C'était  la  première  fois  que  M.  Dodge 
campait  ainsi  sur  la  neige,  et  il  fut  justement  fier  du  suc- 
cès de  cette  expérience. 

Aussitôt  que  le  jour  parut,  les  traîneaux  reprirent  leur 
chemin  de  la  veille,  mais  à  la  grande  surprise  des  voya- 
geurs, les  vents  et  la  marée  avaient  pendant  la  nuit  em- 
porté une  partie  des  glaces  entassées  autour  du  promontoire, 
de  sorte  qu'ils  eurent  un  moment  la  très-désagréable  per- 
spective de  traverser  le  glacier,  chose  facile  à  accomplir 
avec  un  traîneau  vide,  mais  excessivement  embarrassante 
dans  la  circonstance  actuelle.  Heureusement,  au  prix  de 
quelque  danger,  ils  réussirent  à  franchir  un  endroit  per- 
fide où  la  banquette  de  glace  qu'ils  étaient  forcés  de  sui- 
vre, se  trouvait  fort  inclinée  :  un  des  traîneaux  faillit  être 
précipité  dans  la  mer,  et  Kalutunah  n'échappa  au  péril 
que  par  un  mouvement  habile  et  seulement  exécutable  par 
un  conducteur  émérite  et  habitué  à  de  semblables  aven- 
tures. 

Le  corps  de  notre  camarade  fut  déposé  dans  l'observa- 
toire où  peu  de  semaines  auparavant  sa  haute  intelli- 
gence avait  poursuivi  ces  études  qui  faisaient  la  joie  de  sa 
vie  ;  le  pavillon  fut  hissé  à  mi-mât  sur  la  hampe  qui  sur- 
montait cette  construction. 

Les  préparatifs  des  funérailles  furent  faits  avec  toute  la 
solennité  requise.  Un  cercueil  convenable,  préparé  par  les 
soins  de  Mac  Cormick,  reçut  la  dépouille  de  notre  ami;  on 


CHAPITRE  XXII.  283 

le  couvrit  du  drapeau  national,  et  le  surienderaain  de  l'ar- 
rivée de  Dodge,  quatre  de  ses  compagnons  en  deuil,  suivis 
de  tout  l'équipage  en  procession  solennelle,  le  portèrent  à 
la  fosse  creusée  à  grand'peine  dans  la  terrasse  glacée.  On 
le  descendit  dans  sa  froide  couche,  je  lus  le  service  fu- 
nèbre sur  la  fosse  béante,  puis  elle  fut  refermée.  Je  fis  plus 
tard  construire  au-dessus  un  rectangle  de  pierres,  à  la 
tête  duquel  je  plaçai  une  stèle  ou  dalle  polie  portant  cette 
inscription  : 


AUGUSTE    SONNTAG 

MORT 

EN  DÉCEMBRE  1860 

ÂGÉ  DE  28  ANS. 

C'est  là,  dans  la  lugubre  solitude  du  désert  polaire,  que 
ce  jeune  homme  ardent,  qui  deux  fois  partagea  nos  travaux 
et  nos  dangers,  dort  ce  long  sommeil  qui  ne  sera  plus 
interrompu  dans  ce  monde  troublé  !  Jamais  mains  amies 
ne  viendront  couvrir  de  fleurs,  sa  tombe  lointaine  ;  jamais 
ne  la  contempleront  des  yeux  affaiblis  par  le  chagrin  ;  mais 
les  douces  étoiles  qu'il  a  tant  aimées  veilleront  éternelle- 
ment sur  lui,  les  vents  berceront  son  repos,  et  la  grande 
nature  étendra  sur  sa  couche  un  pli  de  son  manteau  de 
neige. 


CHAPITRE  XXIIl. 


Le  premier  départ.  —  But  de  notre  voyage.  —  Une  mésaventure. 

—  Second  départ.  —  Le  premier  campement.  —  Le  caim  de 
Hartstène.  —  Nouveau  mode  de  hutte  de  neige.  —  Une  mauvaise 
nuit.  —  Le  thermomètre.  —  Effet  de  la  température  sur  la  neige. 

—  Les  hummocks.  —  Le  glacier  de  Humboldt.  —  Port  van  Rens- 
selaer.  —  L'Advance.  —  Retour  par  la  tempête. 


Le  !  6  mars,  autour  de  la  pointe  Sunrise,  la  surface  de  la 
mer  se  solidifia  entièrement  pour  la  première  fois.  De  tout 
l'hiver,  si  ce  n'est  pendant  un  court  intervalle,  la  tempéra- 
ture n'avait  été  plus  froide,  et  le  vent  ayant  tout  à  fait 
cessé  depuis  deux  jours,  une  couche  de  glace  s'étendait  au 
large  de  la  baie.  Cet  événement  si  longtemps  désiré  fut  ac- 
cueilli avec  satisfaction  et  je  me  décidai  à  partir  tout  de 
suite. 

Nous  ne  perdîmes  pas  de  temps  en  préliminaires;  tout 
était  prêt  depuis  plusieurs  semaines.  Jensen  conduisait  un 
traîneau  attelé  de  neuf  chiens,  Kalutunah.  un  autre  tiré  par 
six  seulement.  Je  n'avais  plus  que  quinze  bêtes  propres  au 
service,  en  ayant  perdu  une  de  maladie  et  une  autre  s'étant 
estropiée  dans  un  combat. 

J'entrepris  cette  excursion  d'essai  pour  voir  si  le  chemin 


CHAPITRE    XXIII.  285 

serait  praticable  et  s'il  valait  mieux  suivre  la  route  du 
D'  Kane  le  long  de  la  côte  groënlandaise,  ou  traverser  le 
détroit  au-dessus  du  cap  Hatherton,  pour  tâcher  d'attein- 
dre cette  terre  de  Grinnell  où  nous  avions  en  vain  essayé 
d'arriver  l'automne  précédent.  J'avais  à  regagner  tout  le 
temps  perdu  par  cet  insuccès  sur  les  causes  duc[uel  il  est 
inutile  de  revenir,  le  lecteur  se  rappelant  sans  doute  les 
luttes  où  notre  navire  faillit  succomber  dans  les  banqui- 
ses à  l'orée  du  détroit.  Si  les  glaces  me  permettaient  une 
rapide  traversée  jusqu'à  la  terre  de  Grinnell  ou  m'assu- 
raient seulement  un  point  de  départ  au  delà  du  glacier  de 
Humboldt,  je  ne  doutais  pas  de  l'heureux  dénoùment  de 
notre  campagne  d'été. 

En  arrivant  à  la  Pointe,  nous  trouvâmes  la  glace  rabo- 
teuse et  peu  solide;  la  marée  de  la  nuit  avait  ouvert  une 
large  crevasse  droit  devant  le  cap  ;  depuis  quelques  heures 
elle  se  recouvrait  d'une  couche  mince  et  les  chiens  hési- 
tèrent un  instant  à  y  mettre  les  pieds,  mais  encouragés 
par  le  fouet  de  Jensen,  ils  s'élancèrent  en  avant.  La  glace  se 
rompit  sous  leur  poids  et,  poussés  par  l'instinct  de  la  conser- 
vation, ils  s'éparpillèrent  à  droite  et  à  gauche;  mais,  en  dépit 
de  leurs  efforts,  ils  enfoncèrent  pêle-mêle  dans  la  mer  avec 
le  traîneau.  J'étais  assis  sur  l'arrière  et  j'eus  le  temps  de 
me  rouler  en  dehors,  mais  Jensen  ne  fut  pas  si  heureux,  et 
chiens,  traîneaux,  conducteur,  pataugèrent  ensemble  dans 
un  fouillis  confus  parmi  les  glaces  brisées.  Kalutunah  ac- 
courut à  la  rescousse  et  nous  parvînmes  à  les  retirer  tous 
de  ce  bain  froid,  mais  Jensen  était  tout  à  fait  trempé  et 
avait  les  bottes  pleines  d'eau.  Nous  n'étions  qu'à  huit  kilo- 
mètres du  navire,  et  je  pensai  qu'il  valait  mieux  y  retourner 
avec  toute  la  célérité  possible  que  de  construire  une  hutte 
de  neige  pour  abriter  mon  malheureux  conducteur  contre 
la  bise  glaciale  qui  commençait  à  souffler.  —  Nos  peaux 
de  buffle  étaient  plus  qu'humides  et  ne  pourraient  sécher 
avant  la  fin  du  voyage  ;  de  plus,  par  un  froid  pareil,  il  n'eût 


286  LÀ  MER   LIBRE. 

pas  été  prudent  de  laisser  immobiles  nos  ciiiens  dégouttants 
d'eau.  Le  fouet  ne  fut  pas  épargné  et  nous  revînmes  à  bord 
sans  accident  fâcheux  pour  Jensen  ou  pour  l'attelage.  Au 
bout  d'une  heure  tout  était  réparé,  et  plus  circonspects 
cette  fois ,  nous  doublâmes  heureusement  le  promontoire. 

La  glace  était  assez  unie  le  long  de  la  côte  et  nos  traî- 
neaux peu  chargés  allaient  d'un  bon  pas.  La  neige ,  forte- 
ment pressée  par  les  vents,  s'était  amoncelée  entre  les 
hummocks  ;  elle  en  remplissait  les  interstices,  et  la  surface, 
quoique  un  peu  onduleuse  et  inégale,  était  aussi  ferme  qu'une 
route  de  notre  pays.  La  nuit  s'avançait  (nous  n'avions  pas 
encore  la  longue  journée  d'été)  et  nous  fîmes  halte  sous  le 
capHatherton  pour  organiser  notre  premier  campement:  — 
un  vrai  bivac  arctique.  —  Attacher  les  chiens  et  creuser  une 
tranchée  dans  un  banc  de  neige  sont  choses  faciles  et  qui  ne 
prennent  guère  de  temps.  Jensen  s'occupa  du  logis  pendant 
que  Kalutunah  faisait  souper  l'attelage,  et  quand  tout  fut 
prêt,  nous  nous  glissâmes  dans  notre  bouge  pour  essayer 
d'y  dormir;  mais  le  souvenir  de  nos  cadres  confortables 
était  encore  trop  récent,  et  Kalutunah  seul  ronfla  toute  la 
nuit  d'une  façon  formidable.  A  l'extérieur,  le  thermomètre 
marquait  42°  G.  au-dessous  de  zéro. 

Je  ne  fus  pas  fâché  de  me  remettre  en  route  le  lende- 
main, pour  me  réchauff'er  par  la  marche.  La  glace  étant 
tout  aussi  favorable  au  delà  du  cap  Hatherlon ,  nous  ne 
mîmes  pas  trop  de  temps  à  atteindre  le  promontoire  nord  de 
Fog  Inlet.  En  approchant  de  la  pointe,  j'aperçus  un  cairn 
perché  sur  un  rocher  élevé,  et  ne  me  rappelant  pas  que  cet 
amoncellement  fût  l'œuvre  de  quelque  bande  appartenant 
à  l'expédition  Kane,  j'arrêtai  le  traîneau  et  me  rendis  sur 
la  terre  ferme  pour  l'étudier  de  plus  près.  Je  trouvai  à 
sa  base  une  fiole  de  verre  contenant  la  note  suivante  : 

«  Le  steamer  des  États-Unis  l'Arclic  s'est  arrêté  ici,  et 
nous  avons  examiné  soigneusement  les  lieux  pour  chercher 
les  traces  du  docteur  Kane  et  de  ses  compagnons  sans  trou- 


CHAPITRE   XXIII.  287 

ver  autre  chose  qu'une  bouteille,  un  morceau  de  papier  à 
cartouche  sur  lequel  était  écrit  :  0.  K.,  août  1853,  quelques 
allumettes  et  une  balle  de  carabine.  Nous  repartons  pour 
continuer  nos  recherches  au  cap  Hatherton. 

«  H.  J.  Hartstène. 
«  Lieutenant  comd*  l'expédition  arctique.  » 

Huit  heures  après  midi,  16  août  1855. 

P.  S.  «  Si  le  navire  Release  trouve  ceci,  qu'il  comprenne 
bien  que  nous  continuons  nos  recherches  et  que  nous  nous 
dirigeons  vers  le  cap  Hatherton. 

«  H.  J.  H.  - 

Je  fus  heureux  de  cette  découverte  qui  me  rappelait  la 
sollicitude  de  notre  gouvernement,  et  cette  vaillante  tenta- 
tive pour  arracher  un  très-malheureux  équipage  aux  étrein- 
tes des  glaces  polaires.  Il  est  fâcheux  que  l'auteur  de  ce  té- 
moignage de  courageuses  recherches  n'ait  pas  touché  un 
peu  plus  tôt  le  cap  Hatherton;  il  nous  eùt-épargné  beaucoup 
des  pénibles  efforts  qui  signalèrent  notre  retour.  Cette  lo-^ 
calité  portera  désormais  le  nom  de  Cairn- Pointe. 

Grimpant  sur  une  hauteur,  je  pus  voir  la  mer  sur  un 
rayon  de  plusieurs  kilomètres  :  le  coup  d'œil  n'était  pas 
encourageant.  Partout,  excepté  le  long  de  la  côte  vers  le 
cap  Hatherton,  la  glace,  très-raboteuse,  pressée  contre  le 
rivage  en  masses  énormes  et  amoncelée  en  sillons  relevés, 
n'offrait  aux  traîneaux  qu'un  parcours  des  plus  pénibles. 

L'aspect  des  glaces  me  décida  tout  de  suite.  Si  je  devais 
traverser  le  détroit,  Cairn-Pointe  serait  mon  lieu  de  départ, 
et  si,  au  contraire,  il  me  fallait  suivre  la  côte  du  Groenland, 
je  pouvais  y  établir  un  dépôt  de  vivres.  Je  pris  donc  sur 
les  traîneaux  toutes  les  provisions  au  delà  de  celles  qui  nous 
étaient  nécessaires  pour  six  jours  encore  et,  ayant  trouvé 
dans  un  rocher  une  ouverture  commode ,  je  les  y  déposai 


288  LA  MER  LIBRE. 

et  les  recouvris  de  grosses  pierres  pour  les  défendre  des 
ours.  Il  nous  fallait  maintenant  suivre  la  côte  pour  nous 
assurer  encore  mieux  de  l'état  des  glaces  du  détroit;  mais 
la  journée  était  presque  finie  :  on  s'occupa  des  chiens,  nous 
nous  creusâmes  un  repaire  dans  le  banc  de  neige  et  nous 
passâmes  la  nuit  à  la  façon  des  voyageurs  polaires ,  mode 
qui ,  je  dois  le  dire,  n'est  pas  des  plus  confortables.  Nous 
pûmes  cependant  dormir  sans  être  gelés  ;  —  nous  ne  pou- 
vions prétendre  à  davantage. 

Nos  traîneaux  étaient  beaucoup  plus  légers  le  lende- 
main, mais  la  route  fut  autrement  pénible  que  les  jours 
précédents  ;  il  n'était  pas  question  de  nous  faire  voiturer, 
les  chiens  avaient  déjà  assez  de  mal  à  traverser  les  hum- 
mocks  sans  autre  charge  que  les  peaux  de  bison  pour  la 
nuit  et  nos  quelques  provisions.  Neuf  heures  se  passèrent 
à  franchir  une  trentaine  de  kilomètres,  et  nous  fûmes 
bien  aises  de  profiter  d'un  banc  de  neige  quelconque  pour 
nous  y  pratiquer  un  abri. 

Naturellement  enclin  aux  innovations,  je  m'étais  occupé, 
pendant  que  nous  roulions  par  les  glaces  et  les  neiges, 
d'imaginer  une  hutte  plus  confortable  que  la  caverne  pri- 
mitive du  nomade  Kalutunah, 

Le  banc  de  neige  que  je  choisis  avait  une  paroi  carrée 
d'environ  cinq  pieds  de  haut;  grimpés  sur  le  sommet, 
nous  creusâmes  un  trou  de  six  pieds  de  long,  quatre  et 
demi  de  large  et  quatre  de  profondeur,  en  laissant  entre 
notre  excavation  et  la  paroi  extérieure  du  monticule  un 
mur  de  deux  pieds  de  diamètre.  Sur  l'ouverture,  je  plaçai 
un  des  traîneaux  recouvert  du  tablier  de  toile  dont  on  se 
servait  pour  renfermer  les  bagages,  et  on  entassa  trois 
pieds  de  neige  au-dessus.  Par  une  fissure  pratiquée  dans 
l'épaisseur  de  la  muraille,  nous  insérâmes  notre  literie  de 
peaux  de  bison,  celles  de  nos  provisions  qui  n'étaient  pas 
placées  dans  les  boîtes  de  fer  et  toutes  autres  où  nos  chiens 
auraient  pu  mettre  la  dent  ''car  ils  dévorent  n'importe  quoi, 


CHAPITRE  XXIII.  289 

leur  harnais  compris);  on  y  poussa  ensuite  les  quartiers 
de  neige  durcie,  puis  nous  nous  fourrâmes  nous-mêmes 
dans  notre  repaire  ;  on  força  les  blocs  de  neige  dans  l'ou- 
verture :  nous  étions  logés  pour  la  nuit. 

N'ayant  à  faire  qu'un  voyage  de  courte  durée,  je  m'é- 
tais permis  de  prendre  une  assez  bonne  provision  d'alcool, 
comme  le  meilleur  combustible  qu'on  puisse  employer 
dans  l'atmosphère  confinée  d'une  hutte  de  neige.  Une 
flamme  bleue  et  livide  se  refléta  bientôt  sur  nos  visages, 
notre  bouilloire  de  fer  battu  fut  remplie  de  neige  et  com- 
mença à  chanter  sa  chanson  joyeuse,  mais  l'eau  fut  bien 
longue  à  bouillir  :  avec  une  petite  lampe  et  par  un  froid 
pareil  ce  n'est  pas  chose  facile;  quelques  tasses  de  thé 
brûlant  nous  restaurèrent  enfin,  puis  les  feuilles  furent 
jetées  dans  un  coin,  on  remit  de  la  neige  dans  la  bouil- 
loire et  du  bœuf  et  des  pommes  de  terre  conservées  nous 
firent  un  plat  excellent;  quand  nous  l'eûmes  dépéché,  cha- 
cun alluma  sa  pipe  et  se  roula  dans  sa  peau  de  bison 
pour  passer  de  son  mieux  le  reste  de  la  nuit. 

Mon  invention  ne  parut  pas  d'abord  aussi  satisfaisante 
que  je  l'avais  espéré.  La  hutte,  il  est  vrai,  était  plus  com- 
mode et  nous  pouvions  nous  y  mouvoir  sans  faire  tomber 
la  neige  sur  nos  tètes  ;  mais  nous  avions  beaucoup  plus 
froid  que  dans  les  cavernes  construites  par  Kalutunah,  où 
la  chaleur  émanée  de  nos  corps  et  la  lampe  qui  cuisait  le 
souper  élevaient  la  température  à  zéro  environ.  Mais  notre 
bouge  sous  le  traîneau  ne  put  être  chauffé  au  delà  de 
—  30"  ;  aucun  effort  ne  réussit  à  faire  monter  le  thermomè- 
tre plus  haut. 

En  dépit  de  tout,  je  m'en  tenais  à  ma  théorie,  et  très-in- 
justement je  rejetai  le  blâme  sur  Jensen,  et  prétendant 
qu'il  n'avait  pas  assez  soigné  la  construction  de  la  hutte, 
je  l'envoyai  entasser  plus  de  neige  sur  le  sommet;  ceci  ne 
nous  valut  qu'un  nouveau  désagrément  :  le  peu  de  chaleur 
que  nous  avions  pu  amasser  disparut  par  la  «  porte  »  ou- 

19 


290  LA  MER  LIBRE. 

verte  maintenant;  et  nous  eûmes  beau  la  fermer  aussi 
hermétiquement  que  possible  après  le  retour  du  Danois, 
de  toute  la  nuit  la  température,  tombée  à  —  38'  G.,  ne  re- 
monta pas  au-dessus  de  —  35*  G.  Kalutunah  lui-même 
fut  dérangé  de  son  sommeil  et  pendant  qu'il  se  frottait 
les  yeux  et  frappait  des  pieds  pour  les  empêcher  de  se 
geler,  il  faisait  une  grimace  qui  en  disait  plus  que  des  pa- 
roles sur  son  peu  d'estime  pour  les  talents  du  nelegaksoak 
à  construire  les  huttes  de  neige. 

Au  matin,  la  cause  de  tout  cela  nous  fut  expliquée,  la 
faute  n'en  était  pas  à  moi,  et  depuis  lors,  je  m'en  suis  tenu 
à  mon  système  que  Kalutunah  lui-même  a  reconnu  le 
meilleur.  J'appelai  l'attention  de  Jensen  sur  le  thermomè- 
tre suspendu  au  mur  de  neige  :  le  sommet  du  filet  délicat 
d'alcool  marquait  —  36". 

Je  me  glissai  en  dehors  de  la  hutte  pour  essayer  du  so- 
leil, en  m'écriant  :  «  Jensen,  je  vous  donne  la  plus  belle 
peau  de  buffalo  du  navire  si  l'air  extérieur  est  aussi  froid 
que  cette  tanière  que  vous  nous  avez  laissée  criblée  de 
trous  !  »  Jamais  œil  humain  ne  vit  matinée  plus  pure  et  plus 
resplendissante.  Ce  monde  de  blancheur  étincelait  au  soleil  ; 
la  plaine  glacée ,  les  hummocks ,  les  icebergs  et  les  hautes 
montagnes  éblouissaient  le  regard  :  pas  un  souffle  n'agitait 
l'air.  Jensen  se  rendit  sans  autre  contestation  :  —  «  Eh 
bien  !  dit-il,  nous  tâcherons  de  mieux  faire  une  autre  fois  !  » 

J'allai  chercher  le  thermomètre  et  le  plaçai  à  l'ombre 
d'un  iceberg.  Je  m'attendais  à  le  voir  s'élever  ;  mais  non,  la 
petite  colonne  rouge  descendit,  descendit  presque  jusqu'à 
la  cuvette  et  ne  s'arrêta  qu'à — 58*  de  l'échelle  centigrade. 

Je  ne  me  rappelle  que  deux  exemples  de  température 
semblable  ;  l'une  notée  par  Niverofï  à  Yakoutsk  en  Sibérie 
à  —  72°  Fahrenheit.  Je  ne  sache  cependant  pas  qu'aucun 
voyageur  ait  constaté  en  plaine  un  froid  aussi  exception- 
nel. Je  dois  noter  qu'au  Port  Foulke,  pendant  mon  absence, 
le  thermomètre  ne  descendit  pas  au-dessous  de  —  28°  G. 


CHAPITRE  XXIII.  291 

Une  circonstance  me  frappa  extrêmement  :  cette  grande 
dépression  du  tliermomètre  n'était  pas  perceptible  aux  sens  ; 
si  nous  n'en  avions  eu  la  preuve  sous  les  yeux,  nous  n'eus- 
sions pas  eu  la  moindre  pensée  que  par  ce  soleil  splendide 
il  faisait  un  des  froids  les  plus  extraordinaires  qu'on  ait  pu 
mesurer ,  et  qui  ne  nous  épargnait  que  grâce  au  calme  pro- 
fond dont  nous  étions  favorisés.  Par  une  pareille  tempéra- 
ture, le  moindre  vent  serait  dangereux,  surtout  s'il  soufflait 
en  face.  Il  est  encore  fort  étrange  que,  tout  en  transmettant 
si  peu  de  chaleur  aux  couches  atmosphériques  qu'ils  traver- 
saient, les  rayons  du  soleil  fussent  encore  assez  puissants 
pour  déterminer  des  ampoules  sur  la  peau,  de  sorte  que 
les  deux  conditions  les  plus  opposées  du  calorique,  la  po- 
sitive et  la  négative,  agissaient  à  la  fois  sur  nos  pauvres 
visages. 

L'influence  de  ces  basses  températures  sur  la  neige  n'est 
pas  moins  curieuse  à  étudier;  elle  en  devient  aussi  dure 
que  du  sable  et  le  frottement  du  traîneau  s'accroît  nota- 
blement. Wrangel  avait  déjà  remarqué  cette  circonstance 
que  les  Esquimaux  connaissent  aussi  :  le  traîneau  glissant 
avec  plus  de  facilité  quand  la  neige  est  légèrement  mouil- 
lée, ils  font  fondre  un  peu  de  neige  dans  leur  bouche,  la 
versent  dans  la  main  et  en  humectent  l'ivoire  poli  des 
patins  de  leur  véhicule  :  une  mince  couche  de  glace  se 
forme  aussitôt  à  rencontre  des  cristaux  durcis.  Kalutunah 
s'arrêtait  souvent  pour  cette  opération,  et  l'ayant  essayée 
sur  mon  traîneau,  je  trouvai  une  différence  très-percepti- 
ble dans  le  tirage. 

Il  serait  fastidieux  de  donner  jour  par  jour  les  détails 
de  cette  excursion.  Je  la  prolongeai  jusqu'à  ce  que  j'eusse 
bien  la  conviction  que  la  route  vers  le  nord  était  imprati- 
cable par  les  côtes  groënlandaises.  Les  glaces  de  cette  année 
différaient  fort  de  celles  de  1853  à  1854,  A  cette  époque 
elles  étaient  unies  et  on  ne  rencontrait  les  hummocks  qu'à 
vingt-cinq  ou  trente  kilomètres  du  rivage.  Maintenant  cette 


292  LA  MER  LIBRE. 

ceinture  plane  n'existait  'plus.  L'hiver  survenant  pendant 
(jue  la  glace  s'amoncelait  contre  les  terres,  la  pression 
avait  dû  être  terrible  :  de  vastf^s  masses  avaient  été  em- 
pilées les  unes  sur  les  autres  :  la  mer  tout  entière  n'était 
qu'un  immense  chaos  de  fragments  de  glace  soulevés  à 
une  hauteur  énorme  et  soudés  par  la  gelée  dans  cette  po- 
sition. C'étaient  les  montagnes  Rocheuses  sur  une  échelle 
réduite;  pics,rescarpements,  terrasses,  éperons  séparés  par 
de  profondes  vallées,  dans  lesquelles  nous  descendions  par 
des  déclivités  raboteuses  et  dont  nous  remontions  pénible- 
ment le  versant  opposé  pour  franchir  les  hautes  crêtes  et 
répéter  les  mêmes  efforts.  La  marche  était  d'une  extrême 
difficulté  :  sans  cesse  il  nous  fallait  grimper  sur  des  masses 
glacées  de  toute  forme  et  de  toute  grandeur. 

Kalutunah  ne  pouvait  comprendre  notre  but  :  il  n'avait 
jamais  entendu  parler  d'un  voyage  dans  ces  régions  loin- 
taines, sinon  pour  chasser  dés  ours,  et  encore  dans  des 
circonstances  exceptionnelles;  mais  comme  nous  traver- 
sions piste  après  piste  sans  nous  occuper  de  la  chasse,  il 
devint  de  plus  en  plus  anxieux.  Il  aurait  bien  voulu  courir 
le  gibier,  et  voir  l'effet  de  nos  carabines;  mais  aucune 
empreinte  ne  paraissait  très-fraîche ,  et  je  n'avais  pas  de 
temps  à  perdre  ;  pourtant,  nous  arrivâmes  à  une  passée  qui 
évidemment  ne  remontait  pas  à  une  heure ,  et  à  laquelle 
nous  eussions  pu  nous  attacher  avec  succès,  car  les  traces 
indiquaient  une  mère  et  un  tout  petit  ourson.  Kalutunah 
arrêta  son  traîneau  et  implora  avec  ardeur  l'ordre  de  lan- 
cer le  gibier.  Il  donnait  pour  raison  le  plaisir  d'abord,  en- 
suite la  fourrure,  qui  ferait  un  si  bel  habit  au  nalegaksoak  ; 
et  puis  sa  femme  et  ses  marmots  n'avaient  pas  mangé 
d'ours  depuis  si  longtemps!  sans  parler  de  ses  chiens  sur- 
tout :  «  Voyez  comme  ils  en  ont  envie  !  »  disait-il  en  mon- 
trant son  attelage  fatigué  qui  ne  semblait  guère  se  soucier 
de  l'éloquence  avec  laquelle  on  plaidait  sa  cause  ;  les  pau- 
vres animaux  s'étaient  tous  couchés  sur  la  neige  aussitôt 


I 


CHAPITRE  XXIII.  295 

qu'on  avait  fait  halte.  Quatre  jours  de  tirage  parmi  les 
hummocks  et  les  glaces  ne  leur  permettraient  pas  d'ap- 
précier beaucoup  les  charmes  d'une  chasse  aux  ours. 

En  dépit  de  toutes  les  difficultés,  trois  nouvelles  étapes 
nous  amenèrent  en  vue  du  grand  glacier  de  Humboldt; 
mais  la  glace  devenait  pire  encore,  les  icebergs  se  multi- 
pliaient ,  mes  chiens  se  harassaient  inutilement.  J'eusse 
bien  voulu  continuer  le  voyage ,  mais  ces  parages  avaient 
été  explorés  par  l'expédition  Kane,  et  je  savais  déjà  qu'il  me 
serait  impossible  de  lancer  un  bateau  dans  cette  direction. 
Il  me  restait  à  voir  si  je  pourrais  traverser  le  détroit  pour 
atteindre  à  la  terre  de  Grinnell;  c'était  désormais  mon  seul 
espoir. 

Du  haut  d'un  iceberg,  on  apercevait  le  glacier  comme  une 
longue  ligne  d'un  blanc  bleuâtre  :  le  cap  Agassiz ,  dernier 
point  connu  de  la  côte  groënlandaise,  le  circonscrivait  à 
droite,  tandis  que  sur  la  gauche  il  se  perdait  dans  le  loin- 
tain; il  me  paraissait  reculer  vers  l'est  beaucoup  plus  que 
le  docteur  Kane  ne  le  marque  dans  sa  relation,  et  quoique 
la  chose  ne  soit  guère  importante  au  point  de  vue  prati- 
que, cette  circonstance,  jointe  à  d'autres  observations  que 
j'aurai  à  enregistrer  plus  tard,  m'a  porté  à  m'écarter  un 
peu  dans  le  tracé  de  la  petite  carte  qui  accompagne  ce  vo- 
lume, du  tracé  adopté  dans  celle  du  docteur  Kane*. 

1.  «  ....  Le  grand  glacier  de  Humboldt  m'a  laissé  des  souvenirs  très-dis- 
tincts. La  première  fois  que  je  l'aperçus,  le  jour  était  admirablement  clair, 
et  j'ai  rapporté  nombre  de  croquis  fidèles  esquissés  en  vue  de  ses  magnifi- 
ques parois....  Je  n'essayerai  pas  d'en  faire  une  description  pompeuse.  Mes 
hommes  enthousiasmés  lui  cherchaient  des  termes  de  comparaison  dans  le 
Niagara  et  dans  l'immense  Océan.  Mes  notes  parlent  simplement  d'une 
longue  ligne  d'escarpements  de  cristal  se  'perdant  dans  le  lointain  bleui,  et 
présentant  au  soleil  une  éblouissante  escarpe.  Mais  ce  rempart  de  glace 
solide  domine  de  plus  de  cent  mètres  le  niveau  de  la  mer  où  sa  base  plonge 
à  d'insondables  profondeurs,  et  décrit,  entre  le  cap  Agassiz  et  le  cap  Forbes, 
un  arc  ininterrompu  de  près  de  soixante  milles  géographiques  de  dévelop- 
pement. (El.  Kane,  Arctic  explorations,  vol.  1,  p.  225.) 

«  Les  explorations  personnelles  du  docteur  Kane  se  terminent  à  ce  grand 
glacier,   et  jusque-là  les  positions  qu'il  donne  aux  rivages  orientaux  du 


296  LA  MER  LIBRE. 

La  côte  que  je  venais  de  longer  m'offrait  une  succession 
de  localités  gravées  dans  mon  souvenir.  Ses  hautes  roches 
de  grès  m'étaient  aussi  familières  que  les  rangées  des 
grands  entrepôts  et  des  magasins  de  Broadway.  J'avais  si 
fréquemment  parcouru  les  environs  de  Port  Rensselaer 
que  je  reconnaissais  chaque  pointe ,  chaque  gorge,  chaque 
ravine  comme  si  je  les  avais  vues  la  veille.  Mais  quand  je 
descendis  dans  le  port  lui-même,  combien  je  trouvai  tout 
changé!  Au  lieu  de  la  vaste  plaine  de  glace  unie  sur  la- 
quelle j'avais  si  souvent  erré,  je  ne  voyais  qu'un  désert 
de  hummocks  uniformes  ;  à  l'endroit  même  du  mouillage 
de  VAdvnnce^  la  glace  était  entassée  aussi  haut  que  des  mâts 
de  navire.  Fern  Rock  avait  à  peu  près  disparu  sous  la  ter- 
rible avalanche  écroulée  dans  le  port  du  haut  de  ses  fa- 
laises septentrionales,  et  la  partie  de  l'île  Butler  où  nous 
avions  jadis  installé  nos  magasins  était  presque  ensevelie 
sous  les  décombres  des  glaces.  Il  ne  restait  d'autre  vestige 
du  bâtiment  qu'un  petit  morceau  de  bordage  que  je  ramas- 
sai près  de  l'emplacement  de  notre  ancien  observatoire.  Le 
sort  de  VAdvance  est  encore  dans  le  domaine  des  conjec- 
tures. Je  suppose  qu'à  la  première  débâcle,  peut-être 
dans  l'année  qui  suivit  notre  départ,  peut-être  l'été  d'après 
il  aura  été  entraîné  vers  la  mer,  brisé  par  les  glaces  et 
coulé  à  fond.  J'ai  interrogé  les  Esquimaux  ;  mais  avec  les 
meilleures  intentions  du  monde  il  leur  est  extrêmement 
difficile  de  raconter  une  histoire  sans  l'émailler  de  contra- 
dictions; je  n'ai  pas  confiance,  même  en  Kalutunah,  pour 
les  récits  où  une  ombre  de  fantaisie  peut  réussir  à  se  glis- 
ser. Mon  nalegak  a  bien  visité  le  bâtiment ,  mais  une  fois 
c'était  en  telle  année,  le  lendemain  en  telle  autre.  Lui  et 
plusieurs  indigènes  en  ont  retiré  beaucoup  de  bois.  Un  Es- 
quimau a  vu  le  navire  dériver  avec  les  glaces  vers  les 

détroit  de  Smith  doivent  être  assez  correctes.  A  partir  du  cap  Agassiz  la  ligne 
de  côtes  explorée  par  Morton,  n'ayant  été  relevée  qu'au  moyen  d'une  simple 
estime  de  route,  ne  peut  présenter  le  même  degré  d'exactitude.  »  (Trad.) 


CHAPITRE  XXIII.  297 

«  eaux  du  nord  »  et  se  perdre  ensuite  à  l'entrée  du  Wols- 
tenholme  ;  il  y  a  de  cela  quatre  étés.  Un  autre  se  porte  ga- 
rant du  même  fait,  mais  d'après  lui  il  n'a  eu  lieu  que 
l'avant-dernière  année.  Suivant  un  quatrième  témoin,  le 
feu  a  été  rais  au  navire  par  inadvertance  et  il  a  complète- 
ment brûlé  dans  le  port  même.  Ainsi  chacun  nous  faisait  sa 
version.  Un  naturel  m'affirma  très-positivement  que  le  na- 
vire avait  été  entraîné  hors  de  la  baie  sur  un  point  de  la 
côte  où  les  glaces  le  retenaient  encore  l'hiver  suivant;  il 
put  le  visiter  pendant  une  chasse  à  Tours.  Kalutunah  ne 
disait  rien  de  précis,  mais  patronnait  plutôt  le  récit  de 
l'incendie. 

Tout  ce  qui  m'entourait  était  lié  à  de  vieux  souvenirs  de 
gaieté  ou  de  tristesse.  J'allai  voir  les  tombes  de  Baker  et  de 
Pierre  notre  jovial  cuisinier  et  je  cherchai  la  pyramide  dont 
le  docteur  parle  comme  de  «  notre  point  de  repère  et  leur 
monument  funèbre,  »  mais  les  matériaux  en  étaient  dis- 
persés parmi  les  rocs  et  la  grande  croix  peinte  sur  sa  face 
méridionale  n'était  rappelée  çà  et  là  que  par  une  pierre 
marquée  d'une  tache  blanche. 

En  retournant  au  Port  Foulke ,  nous  campâmes  de  nou- 
veau, à  Cairn-Pointe,  où  je  m'arrêtai  longtemps  pour  regar- 
der la  mer  d'une  position  plus  élevée  que  la  première  fois. 
Jensen  eut  la  bonne  chance  de  tuer  un  renne  et  nos  chiens 
fatigués  se  restaurèrent  un  peu.  Puis  nous  revînmes  au 
schooner  avec  une  vitesse  prodigieuse  :  un  terrible  grain 
avait  fondu  sur  nous  et,  par  une  température  de  —  48"  G., 
nous  piquait  de  ses  aiguillons.  La  neige  nous  frappait  avec 
une  sauvage  furie,  mais  les  chiens,  se  sentant  près  du  but, 
volaient  sur  les  glaces  et  nos  cinquante-quatre  kilomètres 
furent  franchis  en  trois  heures  et  demie. 


^ 


CHAPITRE   XXIV. 


Notre  dépôt  de  Cairn-Pointe.  —  Kalutunah.  —  M.  Knorr.  —  Plan  du 
voyage.  —  Nos  préparatifs.  —  Les  femmes  esquimaudes.  —  Mort 
et  funérailles  de  Kablunet.  —  Le  départ. 


Pendant  la  semaine  suivante  les  traîneaux  ne  cessèrent 
d'aller  et  venir  entre  le  schooner  et  Cairn-Pointe  pour  trans- 
porter à  ce  dernier  endroit  les  provisions  indispensables  à 
notre  campagne  polaire.  La  température  étant  toujours  fort 
basse,  il  n'eût  pas  été  prudent  de  risquer  de  longues  excur- 
sions pédestres.  Mon  expérience  passée  m'avait  appris  com- 
bien il  est  important  au  chef  d'une  expédition  d'avoir  l'œil 
sur  ses  gens.  Un  homme  «  pincé  »  en  démoralise  une 
douzaine  et  un  pied  gelé  est  aussi  contagieux  que  la  petite 
vérole. 

L'attelage  de  Kalutunah  fut  remis  à  M.  Knorr,  et  ce  fai- 
sant, je  contentai  mes  deux  individus,  et  je  travaillai  à 
mes  propres  intérêts.  Le  plaisir  de  me  servir,  de  voyager 
avec  moi,  très-vif  dans  sa  nouveauté,  avait  fini  par  s'user 
complètement  chez  le  nalegak  et  il  m'était  facile  de  voir 
qu'il  préférait  demeurer  avec  sa  femme  et  ses  enfants  que 
se  jeter  dans  les  aventures  incertaines  des  champs  dt  glace; 
il  avait  maintenant  satisfait  sa  curiosité,  il  savait  que  celui 


CHAPITRE  XXIV.  299 

qu'il  appelait  le  grand  chef  pouvait  se  tirer  d'affaire  sans 
lui.  Je  méritais  désormais  son  respect,  je  ne  m'étais  pas 
laissé  surprendre  par  la  gelée ,  et  j'avais  tout  supporté 
comme  un  vrai  Esquimau.  Il  n'était  pas  difficile  de  voir 
que  Kalutunah  m'avait  accompagné  avec  l'espoir  secret  de 
m'abriter  sous  son  aile  protectrice  ;  il  avait  pensé  sans  doute 
que  s'il  n'avait  pas  la  joie  de  me  voir  geler,  du  moins  il 
aurait  celle  de  m'enseigner  les  us  et  coutumes  des  voyages 
en  terre  arctique....  et  voilà  qu'au  lieu  de  devenir  son 
humble  disciple,  je  m'étais  mis  à  lui  donner  des  leçons! 
Aussi,  quand  à  ce  manque  de  convenance  je  joignis  le 
tort  de  lui  refuser  une  chasse  à  l'ours,  son  enthousiasme 
baissa  très-rapidement,  et  plus  il  admirait  le  nalegaksoak, 
moins  il  désirait  le  suivre,  maintenant  surtout  que  le 
danger  dépassait  de  beaucoup  la  récompense  espérée.  — 
Le  gaillard  était  disposé  à  se  prévaloir  des  avantages  de  sa 
nouvelle  situation,  et  moi,  de  mon  côt^,  m'apercevant 
qu'il  prenait  au  sérieux  son  rôle  d'hôte  et  de  pensionnaire 
des  blancs,  je  le  comblai  de  richesses  et  en  fis  le  plus 
heureux  Esquimau  qu'on  puisse  voir.  Ce  chasseur  adroit, 
énergique,  vaillant,  qui  s'enorgueillisait  du  bon  état  de  ses 
armes  et  de  l'abondance  qu'il  faisait  régner  dans  sa  hutte, 
se  trouvait  pour  la  première  fois  de  sa  vie  délivré  du  souci 
du  lendemain;  il  n'est  donc  pas  étonnant  qu'il  ait  voulu 
jouir  en  plein  de  ces  courtes  journées  de  fête.  —  En  liesse 
continuelle,  il  se  sentait  fier  de  lui-même,  fier  du  nale- 
gaksoak qui  le  rendait  si  riche  et  lui  faisait  tant  de  loi- 
sirs, fier  de  la  friperie  civilisée  dans  laquelle  il  se  carrait 
et  qui  lui  donnait  si  triste  mine.  —  Un  sourire  perpétuel 
s'épanouissait  sur  sa  figure;  je  lui  avais  fait  cadeau  d'un 
miroir  qu'il  portait  toujours  avec  lui ,  et  qu'il  consultait 
sans  cesse,  enchanté  de  se  voir  un  bonnet,  et  surtout  une 
chemise  rouge  qui  pendillait  sous  son  vieil  habit.  C'était 
un  spectacle  curieux.  «  Ne  suis-je  pas  beau  comme  cela?  » 
était  une  question  qu'il  adressait  à  un  chacun. 


300  LA  MER  LIBRE. 

Mais  l'ébaubissement  que  lui  causait  son  costume  ne  fut 
pas  de  longue  durée.  Le  charme  de  la  nouveauté  s'atténua 
au  bout  de  peu  de  jours,  par  la  découverte  qu'il  fit  sans 
doute  qu'en  nourrissant  sa  vanité  il  mortifiait  aussi  sa 
chair.  Il  nous  arriva  un  jour  revêtu  de  ses  vieilles  four- 
rures. «  Mais  où  est  ta  chemise  rouge,  et  ton  bonnet  et  ton 
habit?  »  —  «  Je  suis  tombé  dans  l'eau  et  ma  femme  les  fait 
sécher.  »  Nous  sûmes  plus  tard  que,  changeant  sa  défro- 
que contre  ses  chaudes  peaux  de  renard,  il  avait  caché  ses 
ajustements  dans  une  crevasse  des  rochers. 

L'attelage  de  Kalutunah  ne  pouvait  être  donné  qu'à 
M.  Knorr.  A  l'exception  de  Jensen  et  de  Hans,  lui  seul  de 
tous  nos  gens  savait  manier  le  fouet.  Avec  une  louable 
prévoyance,  mon  secrétaire  s'exerçait  depuis  le  commen- 
cement de  l'hiver,  pensant"  bien  que  ses  chances  de  me 
suivre  dans  mon  voyage  s'accroîtraient  en  raison  de  son 
habilité  à  conduire  les  chiens  :  au  point  de  vue  de  la  hié- 
rarchie, cette  besogne  eût  dû  être  réservée  à  un  matelot, 
mais  la  carrière  fut  ouverte  à  tous  et  notre  jeune  gentle- 
man, trouvant  que  sa  dignité  officielle  barrait  le  chemin  à 
son  ambition,  n'hésita  pas  longtemps  et  se  mit  à  l'œuvre 
avec  un  entrain  dont  je  lui  sus  gré. 

On  le  sait,  conduire  un  traîneau  n'est  pas  chose  facile  et 
de  tout  l'équipage  Knorr  seul  réussit  à  souhait.  Même 
parmi  les  Danois  résidant  depuis  longues  années  dans  le 
Groenland  méridional,  il  est  rare  de  trouver  un  homme 
entendu  en  ces  matières.  Cari  et  Christian,  qui  venaient 
d'Upernavik,  lançaient  la  mèche  du  fouet  dans  leurs  propres 
jambes  ou  au  visage  de  ceux  qui  avaient  l'imprudence  de 
s'asseoir  sur  le  traîneau,  et  n'atteignaient  un  chien  que 
par  le  plus  grand  des  hasards. 

Je  n'hésitais  plus  maintenant  :  depuis  que  j'étais  monté 
sur  la  falaise  de  Cairn-Pointe,  je  savais,  à  n'en  plus  douter, 
qu'il  me  fallait  partir  de  ce  promontoire  pour  traverser  le 
détroit,  puisqu'il  était  impossible  de  remonter  plus  haut 


CHAPITRE   XXIV.  301 

les  côtes  du  Groenland.  Mac  Cormick,  chargé  des  prépara- 
tifs, les  activa  avec  son  énergie  habituelle  et  nous  nous  se- 
rions mis  en  route  dès  la  fin  de  mai,  si  je  n'avais  dû  atten- 
dre que  la  température  s'élevât  un  peu.  Notre  colonie  était 
une  ruche  pleine  de  bruit  et  d'agitation,  et  les  Esquimaux 
ne  formaient  pas  un  des  éléments  les  moins  utiles  de  la 
petite  communauté.  Les  deux  vieilles  dames  qui  présidaient 
aux  affaires  domestiques  de  la  hutte  de  neige  et  de  la  cabane 
d'Étah,  cousaient  sans  cesse  pour  nous,  et  furent  proba- 
blement les  premières  femmes  qui  se  soient  enrichies  «  à 
tirer  l'aiguiire  et  le  fil.  » 

Mais  le  malheur  vint  s'abattre  dans  la  demeure  de 
Tcheitchenguak.  La  bavarde,  mais  bonne  et  vaillante  Kab- 
lunet  tomba  malade  d'une  pneunomie  qui  l'enleva  en  quatre 
jours.  Tous  mes  remèdes,  tous  mes  efforts  furent  inutiles 
et  ce  malheureux  événement  aurait  détruit  mon  prestige  de 
narkosak,  si  une  aurore  boréale  ayant  paru  à  cette  époque, 
Jensen,  en  homme  adroit  «  et  des  plus  utiles  >•,  ajoute  mon 
journal,  n'en  eût  profité  pour  avertir  les  Esquimaux  que 
ce  phénomène  entravait  entièrement  l'effet  des  médecines  du 
chef  blanc,  et  n'eût  ainsi  sauvé  ma  réputation  compromise. 
Kablunet  mourut  à  cinq  heures  ;  à  six,  on  la  cousait  dans 
une  peau  de  phoque,  et,  avant  qu'il  fût  refroidi,  Hans  em- 
portait le  corps  sur  son  traîneau  jusqu'à  une  gorge  voisine 
où  il  le  déposa  dans  une  anfractuosité  du  rocher  et  amon- 
cela au-dessus  un  tas  de  grosses  pierres.  Merkut,  sa  fem- 
me, montra  seule  quelques  signes  de  douleur  et  de  regret, 
mais  plutôt,  je  suppose,  dictés  par  l'usage  que  par  une  af- 
fection, réelle.  Quand  les  autres  furent  partis,  elle  resta 
près  de  la  tombe  et  tourna  tout  autour  pendant  une  heure 
environ,  murmurant  à  voix  basse  les  louanges  de  la  dé- 
funte, puis  elle  plaça  sur  les  pierres  le  couteau,  les  aiguilles, 
le  fils  de  nerfs  de  phoque  dont  sa  mère  se  servait  quel- 
ques jours  auparavant  :  cela  fait,  les  derniers  rites  de  le 
séparation  suprême  étaient  accomplis. 


302  LA  MER  LIBRE. 

Tcheitchenguak  vint  me  voir  peu  après,  il  paraissait  fort 
triste;  il  me  dit  que  sa  hutte  était  bien  froide,  qu'il  n'avait 
plus  personne  pour  entretenir  sa  lampe  et  me  demanda  de 
lui  permettre  de  rester  avec  sa  fille.  Mon  consentement  ob- 
tenu, on  ne  s'occupa  guère  de  celui  de  Hans  et  la  maison  de 
neige  fut  délaissée,  et  le  foyer  où  ces  braves  gens  se  plai- 
saient à  donner  la  rude  hospitalité  du  sauvage  fut  dispersé. 
La  cabane  joyeuse  était  devenue  une  demeure  de  deuil  et 
Tcheitchenguak  la  quittait  pour  traîner  solitairement  le 
peu  de  jours  qu'il  avait  à  vivre.  Usé  par  sa  longue  lutte 
pour  l'existence,  il  allait  maintenant  dépendre  d'une  géné- 
ration qui  ne  se  soucierait  guère  d'un  vieillard  inutile.  La 
compagne  qui  seule  eût  pu  adoucir  les  chagrins  de  ses 
dernières  années ,  était  partie  avant  lui  pour  l'île  lointaine 
où  le  grand  esprit,  Torngasoak  le  puissant,  invite  les  âmes 
heureuses  au  festin  éternel,  sur  les  bords  toujours  verts  du 
lac  sans  limites  où  on  ne  voit  point  de  glaces,  où  les  ténè- 
bres sont  inconnues ,  où  le  soleil  plane  éternellement  dans 
un  ciel  d'été  et  de  bénédictions,  —  dans  l'Upernak  qui  n'a 
point  de  fin. 

Le  thermomètre  s'étant  un  peu  élevé,  le  départ  fut 
annoncé  pour  la  soirée  du  3  avril.  Le  soleil  descendait  en- 
core au-dessous  de  l'horizon,  mais  la  nuit  crépusculaire 
permettait  de  marcher  et  de  réserver  le  jour  aux  campe- 
ments. Si  basse  que  soit  la  température,  pourvu  que  l'air 
soit  calme,  l'exercice  réchauffe  toujours  assez,  et  la  chaleur 
est  beaucoup  plus  nécessaire  pour  les  haltes;  en  outre,  la 
réverbération  des  glaces  au  grand  soleil  de  midi  est  exces- 
sivement fatigante  pour  la  vue  et  il  est  assez  difficile  de  se 
préserver  de  «  l'ophthalmie  des  neiges,  »  affection  aussi 
douloureuse  qu'incommode  ;  pour  nous  en  garantir  autant 
que  possible,  nous  portions  tous  des  besicles  en  verre  bleu. 

Mes  compagnons,  officiers  ou  matelots,  étaient  au  nombre 
de  douze.  Tout  fut  prêt  à  sept  heures,  et  quand  la  petite 
bande  s'assembla  sur  la  glace  auprès  du  schooner,  le  coup 


Uans  enterrant  sa  belle-mère. 


CHAPITRE  XXIV.  305 

d'œil  était  aussi  pittoresque  qu'animé.  En  avant,  Jensen 
déroulait  avec  impatience  sa  longue  mèche  de  fouet;  huit 
chiens  attelés  à  son  traîneau,  l'Espoir,  avaient  l'air  aussi 
pressés  que  lui.  Venait  ensuite  Knorr  avec  six  chiens  et 
la  Persévérance  au  montant  de  laquelle  flottait  une  pe- 
tite bannière  bleue  portant  sa  devise  :  «  Toujours  prêt.  » 
Huit  vigoureux  gaillards  se  disposaient  à  tirer  un  troisième 
traîneau  au  moyen  de  cordes  fixées  à  une  sangle  de  toile 
qui  entourait  leurs  épaules.  —  Auprès  de  ce  véhicule  se 
tenaient  Mac  Cormick  et  Dodge  qui  devaient  le  piloter  au 
milieu  des  hummocks.  On  y  avait  installé  un  lifeboat  en 
fer,  de  vingt-quatre  pieds  de  long,  avec  lequel  j'espérais 
me  lancer  dans  la  mer  polaire.  —  Son  mât  était  dressé  et 
les  voiles  déployées;  au-dessus  d'elle  s'agitait  fièrement  un 
pavillon  qui  avait  déjà  fait  deux  campagnes  arctiques,  au 
retour  d'une  autre  dans  les  régions  australes;  on  avait 
élevé  les  emblèmes  maçonniques  sur  la  tête  du  mât,  et 
hissé  notre  flamme  de  signaux  à  l'arrière.  Le  soleil  brillait 
sur  le  port,  l'enthousiasme  débordait ,  chacun  se  sentait 
prêt  aux  plus  dures  épreuves. 

Les  applaudissements  éclatèrent  pendant  que  je  descen- 
dais notre  escalier  de  glace.  A  un  signal  donné ,  Radclifle , 
auquel  je  laissais  le  soin  du  navire,  tira  le  canon.  «  En 
route  !  »  cria  Mac  Cormick  ;  les  fouets  claquèrent,  les  chiens 
sautèrent  dans  leurs  colliers,  les  hommes  tirèrent  sur  leurs 
câbles  :  nous  étions  partis. 

Je  vais  emprunter  à  mon  «  livre  de  marche  »  le  récit 
des  événements  qui  suivirent,  espérant  que  le  lecteur 
voudra  bien  encore  nous  accompagner  dans  notre  long 
voyage  à  travers  les  solitudes  glacées. 


CJ^ 


20 


CHAPITRE   XXV. 


Le  premier  jour  du  voyage.  —  Abaissement  de  la  température.  — 
Découragement  de  nos  hommes.  —  Notre  maison  de  neige.  —  Le 
second  jour.  —  Cairn-Poinfe.  —  La  glace.  —  La  tempête.  —  Em- 
barras des  cuisiniers.  —  Une  trombe  de  neige.  —  Violence  de 
l'ouragan.  —  Notre  hutte. 

4  avril. 

Enterrés  dans  un  banc  de  neige,  nous  avons  peu  à  nous 
louer  de  cette  première  journée.  Le  thermomètre,  descendu 
à  —  37"  C,  était  à  —  16»  dans  notre  hutte,  et  continue  à 
s'élever.  Trois  de  mes  compagnons  se  sont  laissés  saisir  par 
le  froid,  et  j'ai  réussi  à  grand'peine  à  les  empêcher  d'être 
sérieusement  atteints.  —  Tout  alla  assez  bien  pourtant, 
jusqu'à  la  pointe  du  Soleil-Levant  {Sunrise)  où  la  glace  de- 
vint très-difficile;  nous  mîmes  deux  longues  heures  à  la 
franchir  avec  notre  bateau  d'une  dimension  si  embarras- 
sante. C'est  probablement  un  avant-goût  de  notre  traversée 
du  détroit.  Ce  maudit  endroit  dépassé,  nous  nous  arrêtâ- 
mes pour  faire  fondre  un  peu  de  neige;  nos  hommes  étaient 
accablés  de  fatigue  et  très-altérés.  Malheureusement  une 
traîche  brise  s'éleva  soudain  et  vint  glacer  de  part  en  part 
nos  corps  tout  trempés  encore  de  la  sueur  que  nous  avait 
arrachée  un  aussi  violent  exercice.  Le  premier  souffle  du  vent 


CHAPITRE  XXV.  307 

éteignit  l'enthousiasme  de  la  bande  et  une  révolution  subite 
s'opéra  dans  les  esprits  :  c'était  comme  du  cidre  suret  rem- 
plaçant du  Champagne  pétillant.  —  Quelques-uns  semblaient 
suivre  leurs  propres  funérailles  et,  la  mine  allongée,  pous- 
saient des  :  «  Que  faire ,  mon  Dieu  1  »  qui  m'auraient  assez 
amusé,  si  je  n'y  avais  vu  un  sujet  de  sérieuse  alarme.  —  Un 
autre,  ne  se  sentant  plus  la  force  de  se  mouvoir,  s'accrou- 
pit contre  un  amas  de  neige  ;  quand  on  le  retrouva,  il  était 
tout  décidé  à  se  laisser  mourir  :  une  demi-heure  de  plus  et 
son  affaire  était  faite.  Je  m'approchai  de  lui  pour  l'encou- 
rager, il  me  dit  froidement  et  avec  un  air  de  résignation 
qui  eût  fait  honneur  à  un  martyr  :  «  Je  gèle,  vous  voyez.  » 
—  Ses  doigts  et  ses  orteils  étaient  déjà  aussi  blancs  qu'une 
chandelle  de  suif.  —  Sans  perdre  de  temps,  je  les  friction- 
nai avec  vigueur  pour  y  rappeler  la  circulation,  et  le  re- 
mettant à  deux  matelots  avec  l'ordre  de  le  faire  marcher 
de  force,  je  l'arrachai  aux  dangereuses  conséquences  de  son 
manque  d'énergie.  —  Je  ne  m'arrêtai  pas  à  attendre  quel- 
ques gouttes  de  cette  eau  tant  désirée  et  je  me  dirigeai  vers 
le  premier  banc  de  neige  venu.  J'y  installai  mes  hommes 
à  l'abri  du  vent,  mais  ce  ne  fut  pas  chose  facile  :  deux  ou 
trois  individus  paraissaient  possédés  de  l'héroïque  besoin 
d'en  finir  une  bonne  fois  ;  ils  eussent  mieux  aimé  se  cou- 
cher pour  toujours  dans  la  neige,  que  de  prendre  la  pelle 
et  de  nous  aider  à  construire  un  abri. 

Tout  cela  n'est  rien  moins  que  réjouissant  pour  le  dé- 
but, mais  je  ne  puis  dire  que  j'en  sois  fort  surpris  :  je 
sais  par  expérience  combien  il  est  dangereux  d'exposer 
des  hommes  au  vent  par  une  pareille  température  ;  mais 
pouvais-je  prévoir  cette  bise?  En  somme,  j'espère  qu'il 
n'en  résultera  rien  de  grave  ;  nos  malades  se  sentent  mieux 
à  mesure  qu'il  fait  plus  chaud  dans  la  hutte.  Nous  venons 
d'expédier  notre  grossier  repas ,  j'ai  allumé  la  lampe  à 
alcool,  la  porte  est  soigneusement  close,  chacun  se  blottit 
sous  ses  fourrures  ;  les  plus  braves  fument  leur  pipe  et  les 


308  LA  MER  LIBRE. 

autres  grelottent  comme  si  cet  exercice  devait  les  réchauf- 
fer. Le  claquement  de  leurs  dents  n'est*  pourtant  pas  une 
musique  agréable. 

5  avril. 

Sous  la  neige,  près  du  cap  Hatherton. 

Notre  dernière  halte  avait  duré  dix-huit  heures.  Je  ne 
quittai  pas  notre  abri  avant  que  mes  hommes  fussent  tout 
à  fait  dégelés  et  que  l'air  fût  entièrement  calme.  Notre 
courte  étape  a  été  franchie  sans  broncher,  mais  avec  une 
prudente  lenteur  :  je  ne  veux  pas  fatiguer  mes  gens  ni  les 
exposer  trop  longtemps  au  froid.  Le  cœur  leur  revient  peu 
à  peu,  et  pas  un  ne  conserve  de  traces  de  ses  souffrances 
d'hier.  La  température  s'élève  :  il  fait  assez  chaud  dans 
notre  hutte;  le  thermomètre  suspendu  au  patin  du  traîneau 
marque  —là"  G. 

6  avril. 

Nous  sommes  à  Cairn-Pointe  et  confortablement  logés. 
Chacun  s'est  acquitté  de  son  devoir  et  la  dépression  morale 
qui  a  suivi  le  grain  d'avant-hier  est  oubliée  maintenant  : 
l'entrain  et  la  gaieté  ont  leur  tour.  Pa3  n'est  besoin  aujour- 
d'hui de  talonner  les  gens,  de  leur  prêcher  d'exemple  en 
maniant  moi-même  les  pelles  à  neige.  Les  faibles  de  cœur 
ont  profité  de  la  leçon  ;  ils  savent  à  présent  que  le  travail 
est  le  meilleur  auxiliaire  des  appels  à  l'assistance  céleste  : 
au  lieu  de  passer  deux  heures  à  construire  notre  hutte, 
comme  la  première  fois,  nous  avons  accompli  notre  tâche 
en  moitié  moins  de  temps  ;  tous  se  hâtaient  de  faire  leur 
ouvrage  le  plus  vite  possible. 

La  route  n'était  pas  trop  mauvaise  pour  les  deux  pre- 
miers traîneaux  ;  celui  qui  porte  l'embarcation  nous  a  causé 
beaucoup  de  fatigues.  Il  glisse  facilement  sur  les  surfaces 
planes  ;  mais  quelles  peines  n'avons-nous  pas  eues  à  tirer  ce 
bateau  d'une  longueur  si  gênante  par-dessus  des  amas  de 


CHAPITRE  XXV.  3C9 

neige  hauts  de  quatre  pieds  ou  des  hummocks  encore  plus 
rudes  à  franchir,  fussent-ils  deux  fois  moins  élevés!  Pour 
lui  faire  traverser  des  bandes  de  glaces  encore  plus  tour- 
mentées que  les  autres,  il  nous  a  fallu  battre  la  voie 
d'avance.  Je  désirais  atteindre  Cairn-Pointe  pour  y  camper, 
et  j'ai  dû  laisser  une  partie  de  notre  chargement  au  cap 
Hatherton,  où  Knorr  et  Jensen  ont,  au  mois  de  mars, 
caché  aussi  un  de  leurs  dépôts.  —  Il  nous  en  coûtera  une 
journée  pour  revenir  prendre  tout  cela. 

La  difficulté  de  traîner  l'embarcation  au  milieu  des  hum- 
mocks, et  le  peu  de  bagages  dont  les  hommes  ou  les  chiens 
peuvent  se  charger  par  des  glaces  aussi  disloquées,  comme 
cette  étape  nous  l'a  prouvé,  me  démontrent  l'impossibilité 
de  tout  charrier  en  un  convoi  sur  la  côte  opposée  ;  aussi 
vais-je  laisser  la  chaloupe  à  Cairn-Pointe  jusqu'à  ce  que 
nous  ayons  frayé  le  chemin  et  qu'avec  les  deux  attelages  et 
le  troisième  traîneau  tiré  par  mes  gens,  j'aie  transporté 
nos  provisions  à  la  terre  de  Grinnell.  Si  la  glace  est  favo- 
rable, je  serai  toujours  à  temps  d'envoyer  chercher  le  ba- 
teau; si,  au  contraire,  je  ne  puis  lui  faire  traverser  le 
détroit  de  Smith,  j'aurai  du  moins  assez  de  vivres  pour 
mes  explorations  en  traîneau,  que  j'espère  accomplir  avant 
que  le  dégel  de  juin  ou  de  juillet  vienne  mettre  un  terme 
à  ce  mode  de  voyage. 

La  vue  de  la  mer  n'est  pas  des  plus  encourageantes.  — 
Après  avoir  mis  ma  petite  troupe  en  sûreté,  j'ai  escaladé 
une  pointe  élevée  et  je  me  suis  donné  la  mélancolique  sa- 
tisfaction de  contempler  un  fort  vilain  spectacle.  Excepté 
un  espace  de  quelques  kilomètres  où  l'eau  encore  libre, 
avant  le  dernier  abaissement  de  la  température,  a  dû  sans 
doute  se  prendre  subitement,  je  ne  voyais  pas  une  toise 
de  surface  plane  et  unie.  Le  détroit  en  entier  paraît  rempli 
de  glaces  massives  qui ,  brisées  par  la  débâcle  de  l'été  et 
poussées  en  banquises  mouvantes  par  le  courant  qui  se 
dirige  vers  le  sud,  sont  venues  se  heurter  contre  la  côte 


310  LA  MER  LIBRE. 

du  Groenland  et  se  sont  empilées  en  amoncellements  con- 
fus. —  J'ai  appris  à  les  connaître  en  1854;  —  si  elles  ne 
sont  pas  meilleures,  et  je  les  crois  pires  encore,  nous  pou- 
vons nous  attendre  à  de  terribles  luttes. 

7  afril. 

Vit-on  jamais  une  température  plus  changeante  que  celle 
du  détroit  de  Smith  ?  —  Elle  fait  mon  supplice  et  anéantit 
tous  mes  plans.  Dans  sa  fécondité  sans  borne,  la  nature  n'a 
jamais  enfanté  rien  d'aussi  capricieux. 

Hier  au  soir,  l'air  était  parfaitement  calme,  mais  voilà 
que  cette  nuit  le  vieux  Borée  s'est  éveillé  de  son  somme,  et 
le  père  des  vents  a  soufflé  comme  s'il  ne  l'eût  fait  de  sa  vie 
et  qu'il  voulût  prouver  au  monde  quelle  était  la  force  de 
ses  poumons.  A  peine  pouvions-nous  mettre  le  nez  dehors, 
il  nous  a  fallu  rester  tout  le  jour  couchés  pêle-mêle  dans 
notre  lugubre  prison  de  neige.  —  Je  ne  sais  comment  nous 
aurions  dîné  si  je  n'étais  moi-même  sorti  pour  préparer  le 
repas  et  montré  à  ces  pauvres  novices  à  entretenir  leur 
lampe-fourneau  :  nous  ne  pouvons  employer  d'autre  com- 
bustible que  le  saindoux,  et  la  fumée  en  est  si  intolérable 
qu'il  nous  faut  cuisiner  en  plein  air.  Je  crois  vraiment  que 
rien  n'abêtit  l'homme  plus  vite  que  le  froid  :  nos  marmitons 
n'ont  pas  eu  l'idée  de  se  construire  un  mur  de  neige,  et  il 
m'a  fallu  leur  enseigner  la  proportion  exacte  à  établir  entre 
la  panne  et  le  fil  de  caret  qui  nous  tient  lieu  de  mèches, 
pour  que  la  flamme  ne  fût  pas  noyée  dans  la  graisse  ou 
éteinte  par  le  vent.  Nous  avons  mis  plus  de  deux  heures 
à  faire  le  café,  et  nous  sommes  rentrés  tout  blancs  de 
neige  ;  elle  fond  peu  à  peu,  et  nos  fourrures  restent  empré- 
gnées  d'humidité,  car  nous  ne  pouvons  changer  d'habits 
avant  de  nous  glisser  entre  nos  draps  de  peaux  de  bison. 


CHAPITRE    XXV.  311 


8  avril. 

Notre  situation  ne  peut  s'aggraver.  La  tempête  continue 
à  rugir  et  nous  tient  captifs  dans  notre  geôle.  Autant  vau- 
drait jeter  mes]  hommes  dans  une  fournaise  ardente  que 
les  exposer  à  l'air  du  dehors  par  un  temps  pareil.  Hier 
soir,  il  faisait  un  peu  moins  froid,  il  neigeait  et  nous  com- 
mencions à  espérer,  mais  le  vent  s'est  remis  à  souffler  de 
plus  belle  :  les  trombes  de  neige  voilent  la  face  du  soleil  et 
cachent  la  côte  et  les  montagnes;  de  loin  en  loin  apparaît 
le  fantôme  d'un  iceberg.  J'ai  bien,  par  deux  fois,  essayé  de 
braver  la  rafale,  —  j'aurais  voulu  aller  chercher  nos  dépôts 
du  cap  Hatherton,  —  et  je  faisais  déjà  détruire  notre  hutte 
pour  prendre  le  traîneau ,  mais  dix  minutes  en  plein  air 
ont  suffi  pour  me  convaincre  que  la  moitié  de  ma  bande 
gèlerait  tout  de  bon  si  j'avais  l'imprudence  de  la  lancer 
dans  la  tempête  :  le  troupeau  est  rentré  au  bercail  et  je 
suis  retourné  surveiller  le  feu  de  la  cuisine. 

Mes  pauvres  chiens  sont  presque  ensevelis  sous  la  neige; 
ils  sont  tous  pressés  les  uns  contre  les  autres,  et  à  mesure 
qu'elle  s'amasse  au-dessus  d'eux,  ils  soulèvent  un  peu  plus 
la  tête;  je  viens  de  les  aller  voir,  je  craignais  que  quel- 
qu'une de  ces  bêtes  ne  fût  morte  de  froid  ou  n'eût  repris 
le  chemin  du  navire;  elles  sont  bien  toutes  dans  le  tas,  j'ai 
compté  quatorze  nez. 

La  température  de  la  hutte  s'est  élevée  presque  au  point 
de  congélation,  et  quelque  étrange  que  cela  paraisse,  je 
puis  écrire  aussi  rapidement  que  dans  ma  chaude  cabine. 
Que  faire  autre  chose?  J'ai  emporté  deux  petits  livres  en 
prévision  de  ces  heures  de  captivité,  et  je  me  distrais  à  ma 
manière,  tandis  que  mes  camarades  jouent  aux  cartes  et  pa- 
rient, du  pain  d'épice,  des  huîtres  ou  des  bouteilles  de 
rhum  à  consommer  à  Boston.  Je  veux  tuer  le  temps  et  ne 


312  LA  MER  LIBRE. 

puis  dormir;  mettons-nous  donc  à  décrire  notre  demeure 
actuelle. 

C'est  un  fossé  de  dix- huit  pieds  de  long,  huit  de  large 
et  quatorze  de  profondeur;  sur  le  sommet  dudit  fossé,  les 
rames  de  la  chaloupe  soutiennent  le  traîneau  recouvert  de 
la  voile  sur  laquelle  nous  avons  entassé  force  neige  ;  au 
bout  de  ce  réduit  est  percée  l'ouverture  que  nous  fran- 
chissons à  quatre  pattes  et  qui  est  ensuite  hermétiquement 
fermée  avec  des  blocs  de  neige;  une  large  bâche  en  caout- 
chouc s'étend  sur  le  plancher;  puis  viennent  deux  grands 
tapis  superposés,  en  peaux  de  bison,  équarries  et  cou- 
sues, entre  lesquelles  chacun  s'insinue  de  son  mieux  à 
l'heure  du  sommeil  et  essaye  de  se  contenter  de  la  part 
très-restreinte  qui  lui  est  assignée.  La  place  d'honneur  est 
à  l'extrémité  opposée  à  la  "porte,  mais  à  l'exception  de  celle 
qui  touche  l'entrée,  elle  est  certes  la  moins  désirable,  car 
de  façon  ou  d'autre  les  douze  dormeurs  s'arrangent  de 
manière  à  tirer  à  eux  c  les  couvertures  »  et  me  laissent 
contre  le  mur  de  neige  avec  mes  seuls  habits  de  voyage  : 
du  reste,  nous  n'avons  pas  grand'peine  à  nous  déshabiller 
en  nous  mettant  au  lit;  on  quitte  seulement  ses  bottes  et 
ses  bas  pour  les  placer  sous  sa  tête  en  guise  de  traversin 
et  on  introduit  ses  jambes  dans  «  la  chaussure  de  nuit  »  en 
peau  de  renne.— Que  puis-je  dire  de  plus?  Il  me  reste  un 
vague  souvenir  d'avoir  autrefois  dormi  plus  à  l'aise  que 
pendant  ces  quatre  derniers  jours  et  reposé  sur  quelque 
chose  de  moins  dur  à  la  chair  frissonnante  que  cette 
couche  de  neige  qui  tient  le  milieu  entre  la  planche  de  pin 
et  le  gril  de  saint  Laurent  et  vous  fait  éprouver  des  sen- 
sations indescriptibles.  N'importe,  notre  troupe  ne  se  laisse 
pas  aller  à  la  tristesse;  chacun  travaille  ou  s'amuse  à  son 
choix.  Harris,  ambitieux  et  énergique  gaillard,  coud  une 
pièce  à  son  pantalon  de  peau  de  phoque ,  pour  se  garan- 
tir de  la  bise.  Miller ,  un  autre  de  mes  bons  matelots,  re- 
ferme soigneusement  une  fente  de  sa  botte  groënlandaise; 


CHAPITRE   XXV.  313 

Cari,  de  sa  belle  voix  de  ténor,  vient  d'achever  une  chanson 
nautique  et  s'éclaircit  la  gorge  pour  le  Hardi  soldat,  cette 
Marseillaise  du  Danemark.  Les  jeux  de  cartes  sont  en  ré- 
quisition et,  somme  toute,  nous  formons  une  assez  joyeuse 
bande  :  —  de  vrais  Gypsies  en  voyage.  Nous  menons  une  vie 
toute  nouvelle,  et  plus  tard,  en  tournant  les  feuillets  de  ce 
cahier,  je  sourirai  du  contraste  entre  les  événements  d'au- 
jourd'hui et  la  stupide  routine  de  l'existence  ordinaire.  Il 
me  semblera  alors  que  tout  ceci  n'était  qu'un  rêve,  tant 
je  le  trouverai  singulier,  et  cependant  l'esprit  et  le  corps 
humain  s'accoutument  si  vite  aux  diverses  circonstances, 
que,  quels  que  soient  les  incidents  qui  se  produisent,  ils 
nous  paraissent  toujours  naturels  et  ne  nous  étonnent  plus. 
Puis,  quand  nous  nous  remémorons  le  passé,  nous  sommes 
étonnés  d'avoir  subi  toutes  ces  transformations  successives 
et  de  pouvoir  à  peine  reconnaître  nos  habits  de  caméléon. 
Si  j'ai  encore  la  chance  de  me  retrouver  un  jour,  dans  ma 
cité  natale,  assis  devant  une  table  d'un  restaurant  en  renom, 
je  me  rappellerai  sans  doute  avec  dédain  le  bœuf  et  les 
pommes  de  terre  séchées  qui  avec  le  café  et  le  pain  font 
le  menu  de  nos  dîners  actuels  ;  mais  jamais  moka  distillé 
dans  un  percolateur  français  ne  m'a  paru  aussi  bon  que 
celui  que  ce  matin  on  me  passait  tout  bouillant  dans  son 
pot  de  fer,  et  les  plus  fins  spécimens  des  trésors  périgour- 
dins  ne  m'ont  jamais  paru  plus  savoureux  que  les  frag- 
ments de  biscuit  de  mer  que  j'avalais  avec  ce  café.  En 
effet,  tout  n'est-il  pas  relatif  dans  le  plaisir?  Il  n'a  rien 
d'absolu. 

Le  bonheur,  a  dit  sagement  Paley,  «  est  un  réseau  nerveux 
tapissant  les  régions  précordiales.»  Eh  bien!  rien  ne  trou- 
ble chez  moi  l'harmonie  des  «  régions  précordiales  »  et  je 
n'éprouve  en  ce  moment  d'autre  sensation  désagréable  que 
celle  de  ce  crayon  qui  me  gèle  les  doigts.  Pourquoi  donc 
me  trouverais-je  moins  heureux  que  dans  n'importe  quelle, 
circonstance  de  ma  vie    Je  n'ai  pas,  il  est  vrai,  les  moyens 


314  LA  MER  LIBRE. 

d'exécuter  mes  plans  comme  je  l'aurais  voulu,  et  je  suis 
assiégé  de  difficultés  et  d'embarras.  Mais  nous  oublions  vo- 
lontiers le  présent  dans  la  poursuite  de  l'avenir,  dans  les 
joies  que  nous  espérons  trouver  au  delà  des  luttes  et  des 
fatigues  prochaines.  Et  il  est  bon  qu'il  en  soit  ainsi,  car  ce 
qui  nous  coûte  le  plus  de  temps  à  conquérir,  souvent  ne 
vaut  pas  la  peine  d'être  conservé.  «  Tout  est  vanité  1  »  prê- 
chait l'Ecclésiaste,  et  que  dit  le  poète? 

«  Le  plaisir  est  semblable  au  pavot  qui  s'effeuille 
Sous  le  souffle  ou  le  doigt  de  l'enfant  qui  le  cueille.  » 


CHAPITRE  XXVI. 


La  tempête  continue.  —  A  l'œuvre.  —  Parmi  les  hummocks.  —  Dif- 
ficultés de  la  marche.  —  Les  neiges.  —  La  glace  du  détroit  de 
Smith.  —  Formation  des  hummocks.  —  Les  vieux  champs  de 
glace.  —  Leur  mode  de  croissance.  —  Épaisseur  de  la  glace. 


Je  n'imposerai  pas  au  lecteur  l'ennui  de  me  suivre  pas 
à  pas  pendant  les  trois  semaines  suivantes.  Un  journal  est 
nécessairement  encombré  de  détails  personnels  et  de  répé- 
titions interminables  ;  en  outre ,  il  est  de  la  nature  même 
de  certaines  choses  de  n'offrir  que  peu  d'intérêt  à  celui  qui 
ne  les  a  pas  vécues.  —  Il  me  suffira  de  dire  que  la  tempête 
continua  à  faire  rage  et  n'épuisa  enfin  sa  violence  qu'après 
avoir  soufflé  pendant  dix  jours.  Mais  elle  ne  put  nous  tenir 
tout  ce  temps  renfermés,  et  dès  le  9  avril  nous  nous  met- 
tions à  l'œuvre. 

Après  avoir  été  chercher  nos  provisions  au  cap  Hather- 
ton,  nous  nous  dirigeâmes  vers  la  terre  de  Grinnell,  avec 
des  traîneaux  faiblement  chargés  dont  les  chiens  tiraient 
les  deux  plus  petits.  Le  vent  venant  du  nord  nous  prenait 
en  écharpe ,  presque  en  arrière  et  ne  nous  incommodait 
pas  beaucoup  ;  mais  des  embarras  d'une  autre  sorte  nous 
avertissaient  de  la  difficulté  de  la  tâche  que  nous  avions 


316  LA  MER  LIBRE. 

entreprise.  A  force  de  serpenter  à  droite  ou  à  gauche,  de 
revenir  sur  nos  pas  lorsqu'il  était  impossible  d'avancer, 
nous  réussîmes  à  franchir  les  quelques  premiers  kilo- 
mètres sans  trop  de  peine,  mais  bientôt  la  route  s'enche- 
vêtra au  delà  de  toute  description.  Le  détroit  tout  entier 
n'était  qu'un  vaste  chaos  de  rochers  de  glace,  accumulés 
les  uns  sur  les  autres  en  énormes  monceaux  aux  faîtes 
aigus  et  aux  pentes  raboteuses;  ils  laissaient  à  peine  entre 
eux  quelques  pouces  carrés  de  surface  plane  :  il  nous  fal- 
lait cheminer  dans  ces  lacis  presque  inextricables;  il  nous 
fallait  souvent  escalader  des  barrières  de  dix  pieds  de 
hauteur  relative,  de  cent  pieds  au-dessus  du  niveau  de  la 
mer. 

Les  intervalles  de  ces  prodigieux  monceaux  sont  remplis 
jusqu'à  une  certaine  profondeur  de  neiges  poussées  par 
les  vents.  Qu'on  s'imagine  nos  traîneaux  cahotant  à  travers 
les  enchevêtrements  confus  de  ces  glaces  déchirées,  les 
hommes  et  les  chiens  poussant  ou  tirant  leurs  fardeaux, 
comme  les  soldats  de  Napoléon  leur  artillerie  dans  les 
passes  abruptes  des  Alpes.  Nous  nous  hissons  pénible- 
ment au  sommet  des  rampes  élevées  qui  nous  barrent  la 
route;  à  la  descente,  le  traîneau  est  précipité  sur  les  pa- 
rois anguleuses,  quelquefois  chaviré,  souvent  brisé.  — 
Après  avoir  inutilement  essayé  de  franchir  quelque  crête 
plus  rude  que  les  autres,  nous  devons  nous  ouvrir  un  sen- 
tier au  pic  et  à  la  pelle,  pour  être  encore  forcés  de  retour- 
ner en  arrière  et  de  chercher  un  passage  moins  imprati- 
cable; de  loin  en  loin,  nous  avons  la  chance  de  rencontrer 
quelque  «  brèche  »  sur  la  surface  inégale  et  tortueuse  de 
laquelle  nous  pouvons  franchir  un  ou  deux  kilomètres 
avec  une  facilité  relative.  Les  neiges  amassées  par  le  vent 
sont  parfois  un  obstacle,  parfois  une  aide  bien  venue. 
La  surface  gelée ,  mais  pas  assez  fortement,  se  brise  sous 
le  voyageur  de  la  manière  la  plus  désagréable  et  la  plus 
irritante  :  elle  ne  peut  toujours  porter  le  poids  du  corps, 


CHAPITRE    XXVI.  319 

et  un  pied  s'enfonce  au  moment  où  l'autre  se  lève.  —  J^es 
ouvertures  qui  séparent  les  hummocks  sont  souvent  à 
demi  cachées  par  des  ponts  de  neige  ;  nous  croyons  pouvoir 
passer,  mais  au  beau  milieu  un  homme  plonge  jusqu'à  la 
ceinture,  un  autre  jusqu'aux  épaules,  un  troisième  dispa- 
raît entièrement;  le  traîneau  casse,  et  nous  perdons  des 
heures  entières  à  opérer  le  sauvetage,  surtout  si,  comme  il 
arrive  fréquemment,  il  nous  faut  enlever  toute  la  cargaison. 
Nous  sommes,  du  reste,  habitués  à  la  manœuvre  :  parfois, 
chaque  chargement  doit  être  divisé  en  deux  ou  trois  parts; 
les  traîneaux  vont  et  viennent  sans  cesse  et  la  journée  se 
passe  à  haler  sans  fin  ni  trêve.  —  Les  cantilènes  des  mate- 
lots s'encourageant  à  tirer  avec  ensemble  se  mêlent  aux 
interjections  souvent  peu  aimables  de  Knorr  ou  de  Jensen, 
gourmandant  leurs  pauvres  attelages  surmenés. 

On  ne  saurait  inventer  un  genre  de  labeur  qui  détruise 
plus  vite  lénergie  des  hommes  ou  des  animaux  :  ma  petite 
troupe  y  épuisait  ses  forces  et  son  moral,  et  lorsque,  après 
une  journée  de  longs  et  rudes  travaux,  j'aurais  presque 
pu  atteindre  notre  hutte  de  la  veille  d'une  balle  de  ma  ca- 
rabine, je  me  sentais  moi-même  bien  près  du  désespoir. 

J'abandonnai  bientôt  la  pensée  de  transporter  l'embarca- 
tion sur  l'autre  rive  :  cent  hommes  n'auraient  pas  suffi  à  la 
tâche.  Mon  seul  désir  maintenant  était  d'arriver  à  la  terre 
de  Grinnell  avec  autant  de  vivres  que  je  le  pourrais  et  d'y 
garder  mes  gens  aussi  longtemps  qu'ils  me  seraient  utiles  ; 
mais  j'eus  bientôt  à  me  demander  s'il  ne  leur  était  pas 
impossible  de  porter  leurs  provisions  en  outre  de  celles 
qu'il  me  fallait  pour  que  nos  pénibles  travaux  ne  fussent 
pas  perdus.  —-En  dépit  de  tout,  à  travers  la  tempête,  par 
le  froid,  la  fatigue,  le  danger,  mes  compagnons  sont  restés 
fidèles  au  devoir. 

A  tout  ce  que  j'ai  dit  dans  le  précédent  chapitre,  je  n'ai 
pas  besoin  d'ajouter  de  longues  explications  sur  l'état  des 
glaces,  et  le  Jecteur  peut  facilement  >'en  faire  une  idée 


320  LA  MER  LIBRE. 

en  étudiant  la  carte  du  détroit  de  Smith.  Il  remarquera 
que  ce  détroit  est  un  large  canal  dont  l'axe  court  presque 
de  l'est  à  l'ouest  et  qui  a  une  longueur  de  cent  soixante 
milles  géographiques  sur  une  largeur  de  quatre-vingts. 
—  Le  nom  de  détroit  lui  a  été  conservé  depuis  que  le 
brave  vieux  William  Baffm  le  découvrit,  il  y  a  quelque 
deux  cent  cinquante  ans.  Du  cap  Alexandre  au  cap  Isabelle, 
il  n'a  guère  que  cinquante  kilomètres  d'ouverture,  mais  en 
se  reportant  à  la  carte  on  voit  que  cet  estuaire  s'élargit 
rapidement,  devient  une  mer  aussi  grande  que  la  Caspienne 
ou  la  Baltique,  et  s'étend  depuis  la  baie  de  Bafhn  jusqu'à 
l'endroit  où  le  canal  de  Kennedy  en  resserre  de  nouveau 
les  eaux  avant  qu'elles  s'épandent  dans  le  vaste  bassin  po- 
laire. Cette  partie  centrale  du  détroit  de  Smith  devrait  s'ap- 
peler mer  de  Kane ,  en  mémoire  du  chef  de  l'expédition  qui 
en  détermina  les  limites  pour  la  première  fois. 

Le  courant  du  bassin  polaire  descend  par  le  canal  de 
Kennedy,  sorte  de  grande  écluse  des  eaux  arctiques;  mais 
la  glace  ne  débouchant  qu'avec  lenteur  dans  la  mer  de 
Baffîn,  par  l'ouverture  méridionale  du  détroit  de  Smith, 
s'accumule  de  siècle  en  siècle  entre  les  deux  issues. 
Chaque  été  en  disloque  une  partie  et  la  brise  en  fragments 
de  toute  grandeur  et  toute  forme  qui  se  pressent,  se  dis- 
loquent, s'usent  les  uns  contre  les  autres,  s'amoncellent 
en  masses  énormes  sur  la  mer,  ou  s'entassent  sur  les 
côtes  groënlandaises. 

Pour  se  faire  une  idée  de  la  fofce  et  de  l'importance  de 
ce  mouvement,  il  faut  se  rappeler  que  presque  toutes 
ces  glaces  sont  de  formation  très-ancienne,  de  vieux 
icefields ,  des  banquises  d'une  grande  épaisseur  et  larges 
de  plusieurs  kilomètres,  aussi  bien  que  des  fragments  dé- 
tachés du  glacier  de  Humboldt;  ces  gigantesques  amas, 
promenés  par  les  courants  dès  le  commencement  de  l'hi- 
ver pendant  que  la  glace  nouvelle  se  forme  a#c  rapidité 
sur  la  surface  des  eaux,  sont  aussi  irrésistibles  que  la  ra- 


CHAPITRE  XXVI.  321 

fale  balayant  les  feuilles  d'automne.  —  En  traversant  le 
détroit,  j'ai  mesuré  une  de  ces  anciennes  banquises.  D'une 
hauteur  moyenne  de  vingt  pieds  au-dessus  du  niveau  de  la 
mer,  elle  avait  dix  kilomètres  de  long-  sur  sept  de  large,  la 
surface  en  était  très-inégale,  s'élevant  en  collines  arron- 
dies de  quatre-vingts  pieds  de  hauteur,  ou  se  creusant  en 
vallées  profondes  et  tortueuses. 

Un  pareil  icefield  n'offrait  guère  aux  traîneaux  une  route 
plus  facile  que  le  chaos  des  hummocks  eux-mêmes.  La  su- 
perficie, raboteuse  et  coupée  de  fondrières,  était  recouverte 
d'une  croûte  de  neige  que  le  traîneau  entamait  sans  cesse 
et  qui  cédait  sous  nos  pas.  En  nombres  ronds,  j'estime 
celte  masse  énorme  à  six  milliards  de  tonneaux  ;  elle  de- 
vait avoir  cent  soixante  pieds  d'épaisseur.  Les  bords  en 
étaient  ceints  de  tous  côtés  par  une  chaîne  formée  par  les 
glaces  de  l'hiver  dernier,  disposées  en  une  sorte  de  bour- 
relet élevé  dont  la  plus  haute  pointe  s'élançait  à  quarante 
mètres  au-dessus  du  niveau  de  la  mer.  Cette  bordure  était 
un  entassement  de  blocs  de  toute  forme  et  de  toute  dimen- 
sion empilés  en  désordre  les  uns  sur  les  autres.  Des  ai- 
guilles nombreuses,  également  déchirées,  quoique  de  moin- 
dre altitude,  s'élevaient  sur  le  pourtour  et  sur  chaque 
partie  de  cette  étendue  désolée.  —  Un  millier  de  villes 
comme  Lisbonne  se  fussent  effondrées  les  unes  sur  les 
autres  que  leurs  décombres  n'eussent  pas  été  plus  enche- 
vêtrées, et  la  marche  à^avers  leurs  ruines  une  fatigue 
plus  dure. 

L'origine  dé  ce  champ  de  glace  doit  remonter  à  une  pé- 
riode fort  éloignée  :  je  suppose  que,  d'abord  formé  dans 
quelque  fîord  profond,  il  aura  fini  par  devenir  assez  épais 
pour  que  le  soleil  et  les  pluies  d'un  seul  été  aient  été  im- 
puissants à  le  fondre  avant  la  venue  d'un  nouvel  hiver.  Il 
s'est  ensuite  accru,  selon  le  mode  des  glaciers,  par  sa  couche 
supérieur^  celle-ci,  comme  la  leur,  se  composant  entière- 
ment de  neige  transformée  en  glace.  Le  mode  d'accumulation 

21 


322  LA  MER  LIBRE. 

est  le  même  sur  ces  masses  mobiles  que  sur  le  sommet  des 
montagnes  :  chaque  nouvelle  année  leur  apporte  son  tri- 
but. Toutes  vastes  qu'elles  paraissent  à  l'œil,  ces  banquises, 
simples  miniatures  de  la  grande  mer  de  glace  du  continent 
groënlandais,  ne  sont  en  réalité  que  des  petits  glaciers  flot- 
tants. On  comprendra  qu'elles  ne  s'accroissent  pas  autre- 
ment, puisque  la  ^lace  acquiert  bientôt  le  maximum  d'é- 
paisseur que  peut  lui  donner  l'action  directe  de  la  gelée.  Une 
fois  qu'elle  arrive  à  une  certaine  puissance,  déterminée  sur- 
tout par  la  température  du  lieu,  la  glace  elle-même  sert  de 
couche  protectrice  à  la  mer;  l'air  froid  ne  peut  plus  la  tra- 
verser, et  la  chaleur  de  l'eau  cesse  de  diminuer  longtemps 
avant  la  fin  de  l'hiver.  —  La  croûte  formée  pendant  la  pre- 
mière nuit  de  gelée  est  plus  épaisse  que  celle  de  la  seconde, 
celle-ci  est  plus  forte  que  le  produit  de  la  troisième  nuit, 
et  ainsi  de  suite  jusqu'à  ce  que  l'accroissement  devienne 
inappréciable.  A  Port  Foulke,  j'ai  mesuré  neuf  pieds  de 
glace  ;  ce  n'est  qu'au  mois  de  mars  que  nous  avons  eu  no- 
tre maximum  de  froid,  et  cependant  elle  n'a  pas  augmenté 
de  deux  pouces  après  la  mi-février.  Dans  les  régions  où  la 
température  est  plus  basse  et  où  les  courants  ont  moins 
d'influence  qu'à  Port  Foulke,  l'épaisseur  du  lit  de  glace 
doit  être  nécessairement  supérieure,  mais  je  n'ai  jamais 
vu  de  table  directement  formée  par  la  gelée  qui  dépassât 
dix-huit  pieds.  —  Sans  cette  disposition  providentielle,  les 
mers  arctiques  seraient,  depuis  ftes  siècles,  solidifiées  jus- 
que dans  leurs  plus  profonds  abîmes. 

J'espère  que  le  lecteur  aura  suivi  cette  longue  digression 
avec  quelque  intérêt,  et  se  fera  ainsi  une  plus  juste  idée 
des  mers  boréales  et  des  luttes  pénibles  qui  nous  atten- 
daient dans  le  labyrinthe  presque  inextricable  qui  défendait 
les  abords  de  la  côte  opposée.  —  Elle  se  dessinait  fière- 
ment devant  nous,  puis  se  perdait  au  loin  vers  le  nord 
inconnu,  où  elle  reçoit  les  assauts  de  l'océan  polaire. 

Revenons  à  notre  récit.  Le  24  avril  nous  trouvait  lassés, 


CHAPITRE  XXVI. 


323 


excédés,  découragés  sur  le  bord  de  ce  champ  de  glaces  que 
je  viens  de  décrire  à  vol  d'oiseau  ;  nous  n'étions  pas  à  cin- 
quante-cinq kilomètres  de  Cairn-Pointe  ;  il  est  vrai  qu'en 
tenant  compte  de  nos  tours  et  détours,  de  nos  retours  en 
arrière,  nous  devons  avoir  marché  cinq  fois  autant.  Mais  je 
laisse  la  parole  à  mon  journal  ;  puisque  le  mauvais  génie 
de  ce  malheureux  manuscrit  le  condamj^e  à  être  imprimé 
un  jour,  ouvrons  pour  lui  un  autre  chapitre. 


CHAPITRE  XXVII. 


Les  difficultés  augmentent.  —  Un  traîneau  brisé.  —  Nos  réflexions. 
Mes  hommes  épuisés.  —  De  mal  en  pis.  —  Je  me  décide  à  ren- 
voyer ma  troupe  et  à  continuer  le  voyage  avec  mes  chiens. 


24  avril. 

Ces  notes  sont  nécessairement  monotones  :  je  ne  puis 
écrire  aujourcj'hui  autre  chose  que  ce  que  j'ai  écrit  hier.  — 
Semaine  après  semaine,  nous  tournons  sans  cesse  dans  le 
même  dédale,  campant  le  lendemain  presque  en  vue  de 
notre  hutte  de  la  veille  ;  le  traîneau  est  cassé,  mes  hommes 
sont  épuisés,  mes  chiens  exténués  de  fatigue.  Nous  avons 
quitté  le  navire  au  commencement  d'avril,  et,  en  moyenne, 
je  n'ai  pas  avancé  de  cinq  kilomètres  par  jour;  à  peine  som- 
mes-nous à  cinquante-cinq  kilomètres  de  Cairn-Pointe. 
Vers  le  nord,  au-dessus  de  la  mer  glacée,  la  terre  de  Grin- 
nell  se  dresse  comme  pour  nous  encourager,  mais  elle  ne 
grandit  que  bien  lentement.  J'ai  essayé  de  m'en  tenir  à  mon 
projet  primitif  et  de  gagner  le  cap  Sabine,  mais  impossible 
de  franchir  les  masses  qui  nous  en  séparent  :  j'ai  dû  prendre 
plus  au  nord.  —  Tout  en  continuant  à  s'élever,  la  tempé- 
rature est  plus  froide  qu'à  Port  Foulke  pendant  la  majeure 


CHAPITRE  XXVII.  325 

partie  de  l'hiver;  aujourd'hui,  le  thermomètre  est  descendu 
au-dessous  de  — 29* C,  l'air  est  calme  et  pur  et  le  soleil 
brille  comme  chez  nous  au  commencement  du  printemps. 

25  avril. 

Journée  désespérante.  Nous  avons  ce  matin  réparé  notre 
traîneau  tant  bien  que  mal ,  et  il  nous  a  fallu  y  revenir 
plus  tard.  Les  glaces  se  font  pires  à  mesure  que  nous  mar- 
chons; les  hummocks  ne  sont  pas  plus  hauts,  mais  les 
neiges  récentes  ont  été  soulevées  par  les  vents  et  ne  sont 
point  encore  gelées  :  nous  avons  plus  de  mal  que  jamais  à 
tirer  le  traîneau,  même  sur  le  peu  d'espace  lyii  que  nous 
avons  la  chance  de  rencontrer. 

Ma  troupe  est  en  assez  piteux  état.  Un  de  mes  hommes 
a  une  courbature  et  un  autre  une  entorse;  un  troisième  est 
affligé  d'une  gastrite,  un  quatrième  se  plaint  d'un  orteil 
gelé;  ils  sont  tous  éreintés  :  jusqu'ici,  les  chiens  résistent 
un  peu  mieux. 

Je  n'avais  pas  encore  osé  émettre  dans  ce  journal  le 
moindre  doute  sur  le  succès  de  notre  entreprise,  mais  je 
commence  à  désespérer  que  ma  petite  bande  puisse  attein- 
dre la  côte  ouest;  la  question  du  bateau  est  tranchée  de- 
puis longtemps;  reste  à  savoir  si  mes  hommes  auront 
encore  la  force  de  transporter,  par-dessus  les  hummocks, 
assez  de  provisions  pour  arriver  à  la  terre  de  Grinnell  et 
s'en  retourner  à  bord.  — A  peine  s'ils  peuvent  aujourd'hui 
charger  les  objets  de  campement,  qui  ne  sont  ni  très-nom- 
breux ni  bien  lourds. 

26  avril. 

Encore  plus  triste  que  hier,  —  Mes  gens  sont  accablés , 
abattus,  brisés.  La  nature  humaine  n'en  saurait  supporter 
davantage  !  Comment  résister  à  ce  froid  qui  pénètre  jus- 
qu'aux sources  de  la  vie ,  aux  dangers  de  la  gelée ,  à  la 


326  LA  MER  LIBRP:. 

fatigue  de  naler  sans  trêve  le  traîneau,  à  ces  labeurs  qui 
n'ont  pas  de  terme?  autant  vaudrait  patauger  éternelle- 
ment dans  la  boue!  Puis  viennent  les  ophthalmies,  les  nuits 
si  dures  à  passer,  nos  demi-sommeils  dans  les  huttes  de 
neige,  l'aigre  rafale,  la  nourriture  insuffisante.  Et  ce  que 
nous  avons  souffert  hier,  nous  le  souffrirons  encore  de- 
main; chaque  soir  nous  trouve  perdus  dans  cet  immense 
enchevêtrement  de  blocs  glacés.  Certes,  le  cœur  ne  manque 
à  aucun  de  nous,  mais  jamais  créatures  raisonnables  fu- 
rent-elles en  butte  à  plus  d'obstacles,  et  jetées  comme 
nous  dans  un  semblable  chaos?  Aujourd'hui,  nous  nous 
sommes  fourrés  dans  une  impasse,  et  nous  avons  eu  au- 
tant de  peine  à  en  franchir  la  barrière  élevée,  que  Jean 
Valjean  à  enjamber  le  mur  sauveur  du  couvent  de  Picpus. 
Mais  de  l'autre  côté  qu'avons-nous  trouvé,  nous?  Un  vieux 
champ  de  glace  à  peine  moins  mauvais  que  les  massifs  de 
hummocks. 

Je  le  sens,  nous  arrivons  au  bout  de  notre  rouleau.  Il  me 
faudra  renoncer  à  atteindre  l'autre  bord  avec  des  provi- 
sions suffisantes  pour  continuer  notre  route  jusqu'à  la  mer 
du  Pôle,  et  peut-être  même  jusqu'à  la  terre  de  Grinnell? 
J'en  ai  causé  avec  les  officiers;  la  réponse  est  unanime  :  ils 
n'ont  aucun  espoir.  «  Autant  vaudrait,  disait  Dodge,  essayer 
de  parcourir  New- York  par-dessus  les  toits  des  maisons  !  » 
—  Ce  sont  tous  des  hommes  braves  et  résolus ,  le  courage  et 
la  persévérance  ne  leur  manquent  pas,  —  mais  à  l'impos- 
sible nul  n'est  tenu.  — En  dépit  de  tout,  cette  entreprise  me 
tient  tellement  à  cœur  que  je  ne  puis  encore  me  décider  à 
reculer.  A  demain  de  nouveaux  efforts  ! 

27  avril. 

De  mal  en  pis  !  A  peine  si  nous  avons  pu  marcher.  —  Le 
traîneau  est  entièrement  brisé,  nous  sommes  forcés  de  faire 
halte.  —  Je  ne  vois  pas  l'ombre  d'une  chance  favorable.  Je 
suis  réduit  à  m'avouer  vaincu. 


CHAPITRE  XXVII.  327 

Je  n'ai,  été,  de  ma  vie,  si  découragé  que  ce  soir,  pas  même 
dans  cet  autre  hiver,  où  par  la  faim  et  le  froid,  sans  nour- 
riture et  sans  moyen  de  transport,  harcelé  par  les  Esqui- 
maux hostiles,  je  conduisais  ma  petite  bande ,  à  travers  les 
périlleuses  aventures  de  la  nuit  arctique,  à  la  recherche 
d'un  secours  qui  ne  vint  pas! 

Ce  détroit  de  Smith  n'a  été  pour  moi  qu'une  suite  de 
terribles  obstacles.  —  Depuis  le  jour  où  la  tempête,  en 
s'éloignant,  découvrit  la  tète  chenue  du  cap  Alexandre,  je 
n'ai  éprouvé  que  désastres  sur  désastres;  c'est  alors  que 
commencèrent  toutes  nos  malheureuses  tentatives  pour  at- 
teindre le  rivage  de  l'ouest  d'où  l'hiver  nous  repoussa,  en 
forçant  notre  navire  désemparé  et  prêt  de  couler  à  fond  à 
chercher  au  plus  vite  un  lieu  de  refuge.  Puis,  mes  chiens 
sont  morts;  M.  Sonntag,  mon  fidèle  coopérateur,  a  suc- 
combé à  un  funeste  accident,  et  si  j'ai  pu,  en  quelque 
mesure,  réparer  la  perte  de  mes  attelages,  je  me  trouve 
aujourd'hui,  au  milieu  du  détroit,  arrêté  court,  obligé  de 
reconnaître  notre  impuissance.  Comme  l'a  montré  autrefois 
l'expédition  de  Kane,  j'arrive  à  la  conclusion  que  des  hom- 
mes à  pied  ne  peuvent  franchir  tous  ces  obstacles.  Les  deux 
escouades  que  le  docteur  avait  envoyées  échouèrent  miséra- 
blement, et  si,  grâce  à  des  chiens,  je  pus  atteindre  à  la  côte 
opposée,  ce  fut  au  prix  de  souffrances  telles  que  mon  com- 
pagnon, persuadé  que  la  faim  et  la  mort  résulteraient  seules 
de  la  prolongation  de  cette  épreuve,  résolut  de  la  terminer 
au  moyen  de  sa  carabine  :  la  balle  siffla  à  mon  oreille  et  ne 
m'empêcha  pas  de  continuer  ma  route,  de  découvrir  la 
terre  de  Grinnell  et  de  reconnaître  trois  cent  soixante  kilo- 
mètres de  cette  côte^  Mais  les  glaces  sont  maintenant  beau- 
coup plus  mauvaises  qu'alors  ;  je  suis  convaincu  que  les 
difficultés  du  voyage  ne  sauraient  être  plus  grandes  et  que 

1.  On  peut  voir  la  relation  de  cette  excursion  dans  l'ouvrage  du  D'  Kane 
[Àrctic  explorerions),  yo].  I,  p.  247-256  {Trad.). 


328  LA  MER  LIBRE. 

nous  en  sommes  venus  à  la  crise  finale.  Je  l'ai  déjà  dit,  mes 
liommes  sont  exténués  des  efforts  continuels  de  la  semaine 
dernière;  ils  sont  consternés  du  peu  de  chemin  que  nous 
avons  parcouru,  des  glaces  formidables  qui  se  dressent  de- 
vant nous,  et  leur  paraissent  de  plus  en  plus  terribles  à 
franchir;  les  appels  incessants  faits  à  leur  courage,  par  ces 
froids  qu'il  serait  difficile  de  supporter  même  dans  des 
circonstances  plus  favorables,  l'ont  entièrement  épuisé. 
Chacun  d'eux  est  bien  persuadé  que  de  ses  efforts  person- 
nels dépend  pour  nous  la  seule  chance  d'aller  en  avant, 
mais  ils  reconnaissent  tous  qu'après  tant  de  labeurs  et  de 
sacrifices,  la  tâche  accomplie  déjà  est  bien  petite  en  com- 
paraison de  celle  qui  nous  reste  à  faire  pour  arriver  à 
notre  but.  Et  ce  découragement  moral  est  accompagné 
d'une  alarmante  prostration  des  forces  physiques;  l'éner- 
gie vitale  de  mes  pauvres  camarades  est  tellement  engour- 
die par  ces  effroyables  températures  que  c'est  à  peine  s'ils 
savent  s'occuper  de  leurs  propres  besoins.  Comment  leur 
demander  de  nouveaux  efforts  pour  une  tentative  que  ne 
peut,  selon  eux,  couronner  le  succès,  et  dans  laquelle,  dès 
le  début,  ils  ont  senti  que  leur  vie  courait  risque  d'être 
sacrifiée  ? 

Aussi  l'état  déplorable  de  ma  petite  troupe  me  force  à 
renoncer  à  lui  faire  continuer  son  voyage  :  mon  seul  es- 
poir est  maintenant  concentré  sur  mon  navire.  J'ai  toute  la 
saison  devant  moi,  et  quoique  je  ne  puisse  recourir  à  la  va- 
peur, j'espère  atteindre  le  cap  Isabelle  et  remonter  la  côte 
occidentale;  s'il  m'est  alors  impossible  de  m'ouvrir  une 
route  aussi  loin  que  je  le  désire,  du  moins  je  me  choisirai 
un  bon  port  pour  notre  second  hivernage.  —  Je  vais  donc 
renvoyer  mes  hommes;  je  donne  à  Mac  Cormick  toutes  les 
instructions  nécessaires  pour  que  le  navire  soit  prêt  lorsque 
viendra  la  débâcle.  Il  creusera  la  glace  tout  autour  pour  lui 
former  un  bassin,  et  réparer  les  avaries  de  l'automne  ;  on 
raccommodera  les  espars,  on  mettra  des  pièces  aux  voiles. 


CHAPITRE   XXVII.  329 

Quant  à  moi ,  je  reste  avec  mes  chiens ,  pour  tenter  une 
dernière  lutte. 

Mes  gens  m'ont  fourni  vingt-cinq  jours  d'utiles  services; 
ils  m'ont  transporté  huit  cents  livres  de  nourriture  pres- 
que au  milieu  du  détroit;  c'est  tout  ce  qu'ils  pouvaient 
faire  :  leur  œuvre  est  finie. 

Je  n'ose  guère  compter  sur  le  succès,  mais  je  sens  que, 
tout  périlleux  qu'est  ce  dernier  effort,  il  est  de  mon  devoir 
de  le  tenter.  J'ai  choisi  pour  compagnons  :  Knoor,  Jensen 
et  le  matelot  Mac  Donald,  tous  trois,  j'en  suis  sûr,  hom- 
mes de  cœur  et  déterminés  à  me  suivre  jusqu'au  bout. 
D'autres  aussi  me  suivraient  volontiers,  mais  si  le  courage 
ne  leur  manque  pas,  leur  force  physique  est  épuisée,  et  les 
chiens  auront  bien  assez  de  deux  personnes  par  traîneau. 
—  L'espoir  me  revient,  à  l'idée  d'essayer  une  nouvelle  ten- 
tative, mais  je  ne  veux  pas  penser  aux  inutiles  labeurs  de 
ces  jours  derniers,  à  ces  dédales  de  glaces  où  les  cimes 
se  dressent  les  unes  après  les  autres,  où  les  débris  s'amon- 
cellent sans  fin  et  entre-croisent  leurs  angles  saillants  dans 
toutes  les  directions  ;  à  ce  souvenir  le  cœur  me  ferait  dé- 
faut, et  je  renoncerais  à  un  suprême  effort,  que  tous,  Jen- 
sen compris ,  croient  désespéré.  —  Mais  je  ne  me  déclare 
pas  encore  vaincu.  J'ai  quatorze  chiens  et  trois  hommes 
éprouvés,  et  me  remettant  à  la  sagesse  de  la  Providence, 
qui  m'a  souvent  déjà  conduit  au  but  cherché  et  garanti  du 
danger,  je  recommence  demain  !  Arrière,  le  découragement  ! 


CHAPITRE  XXVIII. 


Départ  de  la  troupe.  —  Encore  des  hummocks.  —  Avantage  des 
chiens.  —  Nous  campons  dans  une  caverne.  —  Les  ophthalmies. 

—  Nouveaux  accidents.  —  Les  caps  Hawks  et  Napoléon.  —  La 
tempête.  —  La  terre  de  Grinnell.  —  Découverte  d'un  détroit. 

—  Voracité  des  chiens.  —  Un  triste  souper.  —  Campement  en 
plein  air,  —  Prostration  générale.  —  Nous  touchons  enfin  la 
terre. 


28  avril. 

Ma  troupe  est  partie  ce  matin  ;  la  séparation  a  été  fort 
émouvante  :  je  n'ai  jamais  vu  d'hommes  en  plus  déplorable 
condition  que  mes  pauvres  camarades.  Après  les  avoir  ac- 
compagnés à  une  courte  distance,  et  leur  avoir  tristement 
dit  adieu,  je  revins  à  la  hutte  et  me  retournai  pour  les 
voir  encore  :  ils  s'étaient  arrêtés,  tournant  leurs  yeux  vers 
nous,  évidemment  pour  nous  envoyer  les  trois  hourras 
d'usage  ;  vaine  tentative  :  leur  faible  voix  s'éteignait  dans 
leur  gorge. 

Bientôt  après  nous  nous  replongions  dans  les  glaces; 
une  terrible  chaîne  se  dressait  devant  nous,  et  pour  la 
franchir  il  nous  fallut  déposer  une  partie  de  la  cargaison. 
Le  traîneau  de  Knorr  fut  brisé  et  nous  le  raccommodâmes 


CHAPITRE  XXVIII.  331 

à  grand' peine;  celui  de  Jensen  chavira  à  la  descente  d'une 
pente  escarpée  et  blessa  un  de  nos  chiens  à  la  jambe;  — 
on  détela  le  pauvre  animal  qui  nous  suivit  eu  clopinant; 

—  au  bout  de  quelques  heures,  nous  retournâmes  en  ar- 
rière prendre  le  reste  des  provisions.  Nous  avions  avancé 
de  trois  kilomètres  à  vol  d'oiseau,  mais  à  cause  des  dé- 
tours j'en  puis  bien  compter  plus  de  sept  :  cela  fait  vingt- 
deux  kilomètres  pour  les  trois  fois  que  nous  avons  par- 
couru cette  route  abominable.  De  tout  le  voyage,  nous 
n'avions  pas  eu  de  si  pénible  étape,  et  nos  gens  n'auraient 
certainement  pu  faire  passer  leur  traîneau  sur  ces  amas 
de  glace  :  les  chiens  les  grimpent  comme  des  chamois,  ils 
ne  sont  pas  si  lourds  que  les  hommes  et  la  croûte  de  neige 
gelée  se  rompt  moins  vite  sous  leurs  pas  :  en  outre, 
leurs  traîneaux  sont  petits  et  plus  faciles  à  diriger.  Nous 
sommes  maintenant  au  pied  d'une  formidable  barrière  que 
nous  ne  nous  sentons  pas  le  courage  d'escalader,  et  nous 
campons  dans  une  sorte  de  caverne  formée  par  des  tables 
de  glace  qui  nous  évitent  la  peine  de  construire  une  hutte; 
la  trouvaille  est  d'autant  plus  précieuse,  que  Jensen  n'au- 
rait pu  nous  aider  à  creuser  notre  tanière.  Pour  mieux 
voir  où  poser  ses  pieds,  il  avait  ôté  ses  lunettes  et  couve 
en  ce  moment  une  ophthalmie.  Nos  cfuartiers  sont  bien 
clos  et  plus  confortables  que  d'habitude.  —  Le  thermo- 
mètre y  monte  à  — 9"  C,  pendant  que  dehors  il  marque 

—  25»  C. 

Ce  matin,  nous  marchions  avec  ardeur  ;  mais  le  soir  nous 
trouve  toujours  assez  mélancoliques.  De  si  lents  progrès, 
achetés  par  tant  de  travaux,  ne  sauraient  nous  inspirer 
beaucoup  d'entrain  ;  dormir  est  notre  seul  soulagement,  et 
il  est  heureux  que  la  température  nous  permette  de  nous 
abandonner  au  repos  sans  crainte  d'être  gelés  vifs.  Le 
sommeil  qui  a  déjà  calmé  les  chagrins  de  tant  de  mal- 
heureux, a  noyé  bon  nombre  de  mes  soucis  pendant  ces 
vingt-cinq  jours. 


332  LA  MER  LIBRE. 

Sur  tout  le  globe,  mais  encore  plus  dans  ces  momes  dé- 
serts, il  est 

«  De  la  nature  en  deuil  le  doux  consolateur.  » 

Notre  sommeil  est  bien  «  le  repos  du  travailleur.  »  Brave 
Sancho  Pança!  toujours  si  avisé  dans  ta  folie!  L'humanité 
se  rappellera  longtemps  tes  sages  paroles  :  «  La  bénédic- 
tion du  ciel  soit  sur  celui  qui  a  inventé  le  dormir  I  »  Je  vais 
m'en  envelopper  de  tout  cœur  comme  tu  le  faisais,  et  si  je 
n'y  trouve  pas  la  chaleur  au  milieu  du  froid,  du  moins 
le  souvenir  de  mes  espérances  trompées  sera  enseveli  pour 
quelques  heures  ! 

29  avril. 

Encore  dans  notre  caverne.  Les  glaces  étaient  aussi  mau- 
vaises aujourd'hui  qu'hier,  et  nous  n'avons  pu  transporter 
que  la  moitié  des  bagages  :  le  reste  était  resté  caché  dans 
la  neige,  et  quand  nous  sommes  venus  le  reprendre,  les 
chiens  n'avaient  plus  la  force  de  faire  un  troisième  voyage. 
Chacun  s'endort  de  son  mieux  entre  les  peaux  de  buffle  : 
nous  n'eûmes  jamais  de  meilleur  campement.  A  midi,  le 
thermomètre  marquait  à  l'ombre  et  en  plein  air  — 17"  C.  ; 
au  soleil  -f-  4%  et  maintenant,  au-dessus  de  ma  tête,  il  est 
à  —  1/2»  G. 

30  avril. 

Tout  ce  que  nous  avons  pu  faire  aujourd'hui  est  de 
transporter  le  reste  de  la  cargaison  à  l'endroit  où  se  trou- 
vait déjà  sa  première  moitié  :  nous  ne  devons  pas  sur- 
mener les  chiens  ;  s'ils  succombaient ,  tout  serait  perdu. 
Ce  soir,  ils  sont  accablés  de  fatigue  et  ont  besoin  d'être 
soignés  ;  Jensen  vient  de  leur  préparer  un  repas  chaud  et 
abondant,  en  viande,  pommes  de  terre  et  lard.  La  vora- 
cité avec  laquelle  ils  se  jettent  sur  leur  nourriture  sur- 
passe tout  ce  qu'on  peut  imaginer.  Rien  n'échappe  à  leurs 


CHAPITRE  XXVIII.  333 

crocs  aigus.  Si  l'on  n'y  prenait  garde,  ils  dévoreraient  leurs 
harnais,  et  il  nous  faut  cacher  dans  la  hutte  tout  ce  qui 
pourrait  tomber  sous  leur  dent.  Ils  nous  ont  déjà  happé 
force  traits  ;  beaucoup  d'autres  de  ceux-ci  ont  cassé,  et  nous 
les  remplaçons  peu  à  peu  avec  des  cordes.  Pour  ajouter  à 
nos  infortunes,  Jensen  a  oublié  hier  soir  de  couvrir  son 
véhicule  (celui  de  Knorr  forme  le  toit  de  notre  maison),  et 
quand  ce  matin  nous  avons  mis  le  nez  dehors,  les  courrois 
d'assemblage  étaient  avalées,  et  les  fragments  du  traîneau 
gisaient  éparpillés  sur  la  neige. 

J'ai  près  de  huit  cents  livres  de  pâtée,  mais  nos  chiens* 
mangent  énormément,  et  nous  avançons  si  peu  que  je  ne 
sais  si  nous  réussu-ons  à  nous  tirer  d'affaire. 


1"  mai. 

Impossible  de  marcher  avec  la  moitié  du  chargement,  il 
a  fallu  le  diviser  en  ti'ois,  et  nous  en  avons  transporté  une 
partie  à  cinq  kilomètres  environ  en  ligne  directe,  seize  en 
réalité.  Je  renonce  à  décrire  les  glaces  que  nous  avons  dû 
franchir  :  elles  sont  pires  que  jamais.  Nous  arrivons  en  vue 
de  la  côte  que  je  parcourus  eu  1854,  et  je  ne  suis  pas  loin 
de  la  route  que  je  pris  alors  pour  m'en  retourner,  mais 
comme  elle  est  plus  difficile  cette  année  !  Certes,  les  ob- 
stacles ne  me  manquèrent  pas  au  nord  de  Port  van  Rens- 
selaer,  pendant  le  voyage  d'aller  ;  mais  plus  bas  dans  le 
détroit,  près  du  lieu  où  nous  sommes  maintenant,  la  glace 
était  à  peine  brisée,  et  je  pus  la  traverser  en  deux  étapes. 

En  revanche,  l'étude  de  la  configuration  du  rivage  m'est 
bien  plus  facile  aujourd'hui  qu'à  cette  époque  où  le  brouil- 
lard nous  enveloppait  et  où  je  souffrais  sans  cesse  des 
yeux.  La  terre  de  Grinnell  est  évidemment  un  peu  plus 
au  nord  que  je  ne  l'avais  placée;  si  mes  observations  et 
mes  calculs  sont  exacts,  nous  n'en  serions  plus  qu'à  dix- 
huit  kilomètres.  Les  deux  fiers  promontoires  auxquels  le 


334  LA  MER  LIBRE. 

D'  Kane  donna  les  noms  de  Bâche  et  de  Henry  (Vic- 
toria Head  et  cap  Albert  d'Inglefield)  me  semblent  être  deux 
grandes  îles,  s'élevant  à  l'ouverture  d'un  détroit  qui  me 
paraît  avoir  de  soixante  à  soixante-douze  kilomètres  de 
large.  Ceci  mérite  un  examen  ultérieur. 

Cette  côte  projette  sur  la  mer  deux  saillies  fort  remar- 
quables :  celle  qui  dresse  à  l'orient  d'une  très-grande  baie 
sa  muraille  sombre  de  quinze  cents  pieds  de  haut,  a  reçu 
du  capitaine  Inglefîeld,  qui  l'entrevit  à  toute  distance,  le 
nom  de  cap  L.  Napoléon,  que  je  lui  ai  conservé  tout  en  le 
reportant  plus  au  nord.  Directement  dans  l'axe  de  notre 
route  et  plus  près  de  nous  se  découpe  l'autre  promon- 
toire que  le  D""  Kane,  au  retour  de  ma  course  d'explo- 
ration, voulut  bien  nommer  le  cap  Hayes  ;  mais  comme 
il  s'est  glissé  dans  les  cartes  une  certaine  confusion  entre 
les  mots  de  Hawks  et  Hayes,  je  mets  de  côté  ce  dernier  ; 
et  ce  roc  immense,  en  comparaison  duquel  Gibraltar  n'est 
qu'un  pygmée,  s'appellera  désormais  le  cap  Hawks.  La  ligne 
entière  de  la  côte  est  extrêmement  hardie  et  profile  sur  le 
ciel  ses  pics  élevés. 

2  mai. 

Emprisonnés  par  la  tempête,  dans  notre  campement  de  la 
veille  et  en  assez  triste  état.  Nous  étions  revenus  chercher 
une  autre  cargaison  lorsque  le  vent  s'est  déchaîné  subite- 
ment, et  la  rafale  et  les  tourbillons  du  nord  nous  ont  for- 
cés à  nous  réfugier  au  plus  vite  dans  notre  caverne.  Je  me 
console  en  pensant  que  du  moins  mes  pauvres  chiens  se 
reposent.  Nous  avions  laissé  tout  notre  attirail  dans  la 
hutte  de  la  nuit  dernière,  et  nous  nous  étendons  sur  la 
neige  nue,  —  couche  de  bien  peu  plus  moelleuse  que  la 
glace.  Une  boîte  à  conserves  nous  a  servi  de  marmite,  et 
une  autre  de  lampe  pour  préparer  le  souper.  Jensen 
souffre  beaucoup  des  yeux. 


CHAPITRE  XXVIII.  335 


3  mai. 

La  tempête  nous  a  retenus  douze  heures  dans  notre  mi- 
sérable tanière.  Mes  chiens  sont  un  peu  restaurés  et  nous 
n'avons  jamais  mieux  travaillé  qu'aujourd'hui.  Mais  pas 
de  rose  sans  épine,  point  de  jour  sans  épreuve  :  Jensen, 
qui  n'y  voit  presque  plus,  a  trébuché  sur  les  glaces  et  s'est 
donné  une  mauvaise  entorse;  sa  ja:mbe  s'était  engagée 
dans  une  fissure  ;  le  cas  est  d'autant  plus  grave  qu'elle  a 
été  cassée  il  y  a  deux  ans  à  peine  et  que  la  fracture  étant 
oblique,  n'a  pu  être  réduite  que  d'une  manière  imparfaite. 


4  mai. 

Bonne  journée.  —  La  glace  était  plus  unie,  et  nous 
allions  grand  train.  L'ophthalmie  de  Jensen  a  disparu, 
sa  jambe  ne  lui  fait  plus  autant  de  mal  et  notre  route  nous 
a  conduits  sur  de  vieux  champs  de  glace.  Le  blessé  peut 
même  ce  soir  creuser  notre  logis  de  neige  et  chante  une 
chanson  danoise  aussi  allègrement  que  le  fossoyeur  dans 
Hamkt.  Knorr  et  Mac  Donald  hachent  les  gâteaux  de  bœuf 
desséché  pour  le  repas  des  chiens,  et  comme  une  horde  de 
loups  affamés,  ces  brutes  remplissent  l'air  de  leurs  cris  hi- 
deux. La  meute-fantôme  du  noir  chasseur  du  Hartz  ne 
déchirait  pas  l'oreille  du  voyageur  attardé  de  sons  plus 
effrayants.  —  Les  misérables  nous  dévoreraient  si  nous 
leur  en  donnions  la  moindre  chance.  Knorr  s'est  laissé 
choir  au  milieu  d'eux  en  leur  distribuant  leur  souper,  et 
si  Mac  Donald  ne  se  fût  élancé  à  la  rescousse,  je  ne  doute 
pas  que  ces  bêtes  sauvages  ne  l'eussent  mis  en  pièces  en 
un  clin  d'oeil. 

11  est  juste  minuit  et  j'écris  en  plein  air  pour  la  première 
fois  depuis  notre  départ.  La  température  n'est  qu'à  —  15"  C, 
et  je  ne  vis  jamais  scène  si  admirable.   Cette  immensité 


336  LA  MtR   LIBRE. 

d'une  blancheur  éblouissante,  ce  désert  de  sommets  étln- 
celants  au  soleil,  ont  un  caractère  d'austère  et  paisible 
grandeur  étrangement  imposante.  Au  contraire  des  mon- 
tagnes du  Groenland,  celles  qui  sont  devant  nous  forment 
des  chaînes^  multipliées  de  cônes  qui  percent  le  ciel  et 
ressemblent  à  de  gigantesques  piles  de  boulets  de  canon 
saupoudrés  de  neige.  Le  soleil  de  minuit  leur  verse  ses 
clartés  splendides;  leurs  contours  s'adoucissent  à  travers 
les  vapeurs  colorées  qui  flottent  vers  l'orient.  Oh  !  si  je 
pouvais  donc  franchir  cette  barrière  qui  me  sépare  du  but 
de  mes  désirs  !  Ces  montagnes  sont  pour  moi  «  les  collines 
délectables'  »,  les  blancs  nuages  qui  les  recouvrent  sont 
les  «  troupeaux  de  la  cité  »  de  mes  rêves  ambitieux ,  — 
cette  mer  mystérieyse  que  je  cherche  à  travers  tant  de  fa- 
tigues et  de  labeurs  ! 

J'ai  pu  faire  quelques  bonnes  observations  et  prendre 
d'excellents  relèvements  d'après  ma  position  déterminée 
par  des  hauteurs  de  soleil.  J'en  suis  sur  maintenant,  un 
détroit  qui  m'avait  échappé  en  1854  s'ouvre  à  l'ouest  de 
celui  de  Smith,  et  j'avais  placé  trop  au  sud  toute  la  terre 
de  Grinnell*. 


Journée  vraiment  écrasante.  —  Nous  avons  très-peu 
avancé  et  nos  affaires  s'assombrissent.  Jensen  souffre  beau- 
coup de  sa  jambe  et  n'aurait  pu  faire  un  pas  de  plus  :  la 
douleur  lui  arrache  des  gémissements  ;  Knorr  résiste  à 
tout  avec  une  ténacité  et  une  résolution  héroïques.  Il  n'a 
pas  une  seule  fois  voulu  s'avouer  fatigué,  après  de  longues 
heures  passées  à  soulever  le  traîneau,  à  fouailler,  et  à  en- 
courager incessamment  les  chiens;  quand  je  lui  demandais 


1.  Allusions  au  Voyage  du  Pèlerin  de  John  Bunyan. 

2.  Ce  détroit,  qui  parallèlement  à  celui  de  John  court  droit  à  l'ouest,  en 
séparant  la  terre  d'Ellesmère  de  celle  de  Grinnell,  porte  sur  la  carte  !e  nom 
de  Hayes,  sou  découvreur.  {Trad.) 


CHAPITRE  XXVIII.  337 

ce  soir,  s'il  ne  sentait  pas  le  besoin  de  repos,  il  m'a  ré- 
pondu sans  hésiter  :  «  Non  »  Monsieur.  «  —  Mais  la  hutte 
prête  et  la  tâche  finie,  je  l'ai  trouvé  blotti  contre  un  amas 
de  neige  derrière  lequel  il  était  allé  cacher  sa  prostration 
et  sa  faiblesse  physique.  Mac  Donald,  non  plus,  semble- 
rait ne  reculer  devant  rien;  mais  je  le  vois,  la  fatigue 
commence  à  l'éprouver  rudement,  malgré  son  courage  et 
sa  persistance,  qui  rappellent  ceux  d'un  bouledogue  bien 
entraîné. 

Pour  clore  la  liste  de  mes  plaintes,  mes  chiens  sont 
tout  à  fait  éreintés  ce  soir,  et  par  ma  faute  :  je  regrette 
chaque  once  de  nourriture  qu'on  leur  donne,  et  leur  ration 
n'était  hier  que  d'une  livre  et  demie  par  tête.  Le  résultat, 
—  je  viens  de  le  dire.  Dans  leur  terrible  faim ,  les  pau- 
vres bêtes  ont  démantibulé  le  traîneau  de  Jensen,  que, 
trop  fatigués  pour  le  décharger,  nous  avions  recouvert  seu- 
lement de  trois  pieds  de  neige.  Les  brutes  en  ont  épar- 
pillé tout  le  contenu,  et  de  leurs  dents  aiguës  ont  essayé 
d'entamer  nos  boîtes  de  fer-blanc;  elles  ont  mangé  nos 
bottes  de  rechange,  le  dernier  rouleau  de  courroie  qui  nous 
restât,  des  bas  de  fourrures,  et  brisé  sans  merci  la  pipe 
d'écume  de  mer  enveloppée  de  peau  de  phoque  que  maître 
Knorr  avait  imprudemment  suspendue  aux  montants. 
Nous  n'avons  plus  que  des  cordes  de  chanvre,  et  les  traî- 
neaux se  rompent  sans  cesse,  et  les  traits  cassent  du  matin 
au  soir.  Un  chien  a  déchiré  un  sac  plein  de  tabac  et  a 
dévoré  le  tout;  un  autre  a  avalé  notre  seul  morceau  de 
savon.  Triste  perspective  pour  nos  futures  ablutions;  mais 
rien  n'émousse  la  délicatesse  exagérée  comme  trente- 
deux  jours  de  voyage  par  des  températures  semblables. 
On  se  débarbouillait  d'abord  avec  une  poignée  de  neige  ; 
maintenant,  nous  sommes  moins  recherchés  et  ne  pren- 
drons pas  le  deuil  de  notre  savon  comme  nous  l'eussions 
fait  il  y  a  quelques  semaines. 

Nos    provisions    disparaissent   avec   une  rapidité  alar- 

^2 


338  LA  MER  LIBRE. 

mante,  mais  dès  que  je  me  permets  la  moindre  lésinerie 
avec  mes  chiens ,  ils  s'affaiblissent  à  vue  d'oeil,  et  s'ils  ve- 
naient à  nous  manquer,  où  en  serions-nous?  Je  compte  que 
deux  jours  nous  séparent  encore  de  la  terre  :  nous  nous 
dirigeons  sur  le  cap  Hawks,  mais,  je  suis  forcé  de  l'avouer, 
il  grandit  bien  lentement.  Nos  nombreuses  haltes  pour  re- 
poser les  attelages,  celle  qu'il  nous  faut  faire  pour  rafis- 
toler traîneaux  et  harnais,  me  donnent  assez  d'occasion 
d'examiner  les  côtes;  aussi,  je  ne  laisse  guère  chômer  mon 
carnet  et  mon  album. 

6  mai. 

Misérable  journée,  encore  plus  misérablement  finie.  Mac 
Donald  a  laissé  tonaber  sur  la  neige  notre  fumant  repas,  et 
comme  nous  ne  pouvons  nous  permettre  une  seconde  allo- 
cation de  combustible  (graisse  et  fil  de  caret),  nous  courions 
aussi  grand  risque  de  nous  coucher  sans  souper  que  Nicol 
Jarvie  au  clachan  d'Aberfoil,  avant  que  l'intervention  de 
Rob-Roy  eût  ramené  à  la  raison  le  Highlander  brutal.  A 
notre  grande  joie  cependant,  Mac  Donald  a  fini  par  opérer 
sur  la  neige  le  sauvetage  de  la  plus  grande  partie  de  sa 
préparation  culinaire,  qu'il  nous  a  fallu  manger  froide. 
Mais  la  perte  du  café  est  irréparable,  et  en  conséquence 
nous  faisons  assez  triste  figure.  La  température  est  des- 
cendue à  —  24"  C,  et  les  doigts  ont  de  la  peine  à  tenir  un 
crayon  devant  un  thermomètre  agissant  de  la  sorte. 

7  mai. 

Nouvelle  édition  des  jours  précédents.  —  De  longues 
heures  d'énergique  travail  nous  ont  fait  à  peine  avancer 
et  nous  sommes  à  plat  sur  la  neige  avec  deux  traîneaux 
entièrement  disloqués.  Un  patin  est  brisé,  et  Jensen  dé- 
clare l'avoir  si  souvent  rapetassé,  qu'il  ne  voit  pas  le  moyen 
de  le  raccommoder  encore,  mais  j'espère  que  quelques 
lieures  de  sommeil  lui  aiguiseront  les  esprits.  —  Triste 


CHAPITRE  XXVIII.  339 

caravane  que  la  nôtre  :  ne  nous  sentant  pas  la  force  de 
nous  construire  un  abri,  nous  plaçons  les  deux  traîneaux 
côte  à  côte  pour  y  établir  nos  lits  en  plein  air.  La  nuit 
n'est  pas  trop  froide,  le  thermomètre  se  rapproche  de 
zéro,  mais  nous  regrettons  la  douce  chaleur  de  la  hutte  de 
neige.  Les  labeurs  de  la  journée  nous  ont  fait  transpirer 
comme  si  nous  eussions  été  sous  les  tropiques  ;  nos  vête- 
ments sont  tout  trempés  d'humidité,  et  à  la  moindre  halte, 
nos  pardessus  deviennent  roides  comme  de  la  tôle  et  nous 
éprouvons  la  sensation  désagréable  du  «  drap  mouillé  » 
dans  le  traitement  hydrothérapique. 

8  et  9  mai. 

Toujours  les  mêmes  difficultés.  J'avais  espéré  que  nous 
toucherions  terre  dans  la  soirée  du  8  ;  mais  elle  me  semble 
s'être  éloignée  dans  la  matinée  du  9.  —  Glaces  sous  les 
pieds,  neige  et  brouillards  sur  la  tête.  —  Traîneaux,  har- 
nais, bêtes  et  gens  tombent  en  morceaux  et  se  traînent 
sous  une  atmosphère  endiablée,  épaisse  comme  les  ténè- 
bres du  vieil  Hadès. 

10  mai. 

Luttant  toujours,  en  dépit  de  tous  les  obstacles,  nous 
campons  encore  au  milieu  des  monceaux  de  glace.  Je  n'ose 
plus  espérer  toucher  le  rivage  demain  :  je  me  suis  si  sou- 
vent trompé  !  Mais,  ce  rivage,  je  veux  l'atteindre,  coûte  que 
coûte  ;  j'irai  à  lui  tant  qu'il  me  restera  une  once  de  nour- 
riture et  un  chien  pour  la  traîner.  J'y  suis  opiniâtrement 
résolu. 

11  mai. 

Campés  enfin  sous  la  berge  et  heureux  comme  des  gens 
qui  ont  remporté  la  victoire  et  attendent  leur  souper. 
Pendant  que  je  choisissais  l'emplacement  de  notre  hutte 


340 


LA.  MER  LIBRE. 


de  neige,  Mac  Donald  regardait  la  haute  pointe  qui  se  dresse 
au-dessus  de  nos  tètes;  et  je  l'entendais  grommeler,  tout 
en  préparant  le  fourneau  pour  un  repas  dont  nous  avions 
tant  besoin  :  «  Après  tout,  je  voudrais  bien  savoir  si  c'est 
là  la  terre  ou  son  ombre  fucritive  seulement?  » 


CHAPITRE  XXIX. 


Perspective.  —  Le  cap  Napoléon.  —  Le  cap  Frazer.  —  Vestiges  des 
Esquimaux.  —  La  glace  pourrie.  —  Le  canal  de  Kennedy.  —  Dou- 
ceur de  la  température.  —  Les  oiseaux.  —  Formation  géologique 
de  la  côte.  —  La  végétation.  —  Nouvelle  chute  de  Jensen. 


Je  me  trouvai  fort  heureux  d'abord  d'avoir  atteint  la  côte, 
en  dépit  de  si  terribles  obstacles;  mais  quand  je  vins  à  ré- 
fléchir sur  ma  position  et  à  la  comparer  avec  mes  espérances 
passées,  je  ne  me  sentais  plus  le  cœur  au  triomphe.  Ces 
trente  et  une  journées  perdues  à  traverser  le  détroit,  ce  ba- 
teau, impossible  à  transporter,  ma  troupe,  forcée  de  retour- 
ner au  navire,  que  d'échecs  à  mes  plans  primitifs  !  En  outre, 
la  brèche  inattendue  que  faisaient  aux  vivres  les  rations 
extraordinaires  qu'il  nous  fallait  donner  aux  chiens,  sous 
peine  de  les  voir  succomber  à  la  peine,  avaient  tellement 
diminué  nos  ressources,  que  je  ne  pouvais  plus  penser  à 
prolonger  beaucoup  mon  exploration.  Nos  bêtes  man- 
geaient plus  du  double  de  ce  qui  leur  est  habituellement 
nécessaire  en  voyage  :  cette  consommation,  et  les  petits  dé- 
pôts que  je  laissais  en  vue  de  notre  retour,  avaient  réduit 
leur  provision  de  pâtée  à  trois  cents  livres,  qui  devaient 
fournir  à  peine  à  douze  de  leurs  repas  quotidiens.  Tout  au 


3^2  LA  MER  LIBRE. 

plus  avais-je  le  temps  d'étudier  les  routes  de  la  mer  Po- 
laire, en  vue  d'une  plus  longue  exploration,  ajournée  à  l'été 
suivant,  si  alors  je  réussissais  à  amener  le  schooner  vers 
la  rive  occidentale.  J'avais,  en  un  mot,  à  étudier  les  clian- 
ces  qui,  dans  ce  cas  douteux,  me  resteraient  pour  l'exécu- 
tion de  projets  déjà  très-compromis  par  notre  hivernage 
sur  les  côtes  du  Groenland. 

Les  extraits  de  mon  journal  et  les  explications  données 
dans  les  chapitres  précédents  ont  édifie  le  lecteur  sur  les 
difficultés  que  j'avais  eu  à  combattre.  Je  ne  m'attendais 
certes  pas  à  franchir  les  hummocks  à  la  course,  mais 
je  n'étais  nullement  préparé  à  les  trouver  si  formidables, 
et  le  triste  échec  de  ma  troupe  porta  un  terrible  coup  à  mes 
espérances.  De  longue  date,  résigné  à  toutes  les  éventuali- 
tés possibles,  je  me  consolais  maintenant,  dans  l'idée  de 
réparer  le  temps  perdu  en  séjournant  encore  une  année 
dans  le  détroit  de  Smith. 

La  traversée  que  nous  venions  d'en  faire  n'a  pas  eu  sa 
pareille  dans  les  aventures  arctiques.  A  vol  d'oiseau,  on 
compte  à  peine  cent  cinquante  kilomètres  de  Cairn-Pointe 
au  cap  Hawks,  et  cependant  nous  avons  mis  juste  un  mois 
a  parcourir  cette  distance  :  en  moyenne  quatre  kilomètres 
et  demi  par  jour. 

La  route  que  nous  étions  forcés  de  suivre  était  au 
moins  le  triple  de  la  ligne  directe  ;  et  puisque  le  nombre  de 
kilomètres  de  cette  voie  sinueuse  durent  être  franchis  trois 
fois,  souvent  même  cinq,  selon  qu'il  nous  fallait  diviser  la 
cargaison  en  deux  ou  trois  parts,  nous  avons  probable- 
ment fait  trente  kilomètres  par  jour  et  huit  cents  en  tota- 
lité. Les  soixante-quinze  derniers  kilomètres,  où  nous 
n'avions  plus  que  nos  chiens,  nous  ont  pris  quatorze  jour- 
nées, et  on  comprendra  mieux  combien  la  tâche  était  rude, 
si  on  se  rappelle  qu'une  semblable  étape  peut  être  parcou- 
rue en  cinq  heures  par  un  attelage  de  force  moyenne  sur 
de  la  glace  ordinaire,  et  ne  le  fatiguerait  pas  moitié  autant 


CHAPITRE  XXIX.  343 

qu'une  seule  heure  de  tirage  au  milieu  de  ces  barrières 
d'humraocks  toujours  dressées  devant  nous. 

Il  est  essentiel  que  le  chien  esquimau  puisse  trotter 
avec  son  chargement,  si  on  veut  obtenir  de  lui  de  bons 
services.  Plus  volontiers,  il  court  sur  la  glace  unie  avec 
un  fardeau  de  cent  livres,  qu'il  n'en  traîne  vingt-cinq  sur 
une  route  qui  le  force  à  marcher  à  pas  lents. 

Après  nous  être  arrêtés  au  cap  Hawks  le  temps  de  repo- 
ser les  attelages,  nous  commençâmes  à  remonter  la  côte, 
et,  à  notre  première  étape,  nous  franchîmes  la  vaste 
échancrure  qui  nous  séparait  du  cap  Napoléon.  Cette  fois, 
la  cargaison  était  au  complet,  et  cependant  le  chemin  n'é- 
tait rien  moins  que  favorable.  La  configuration  des  côtes 
empêche  les  vents  de  souffler  dans  la  baie,  et  les  neiges,  à 
peine  durcies  et  accumulées  à  une  hauteur  de  plus  de  deux 
pieds,  rendaient  la  marche  fort  pénible  ;  mais  ne  voulant 
à  aucun  prix  nous  rejeter  dans  le  chaos  des  glaces, 
nous  plongions  de  notre  mieux  dans  cette  couche  épaisse. 
Les  traîneaux  enfonçaient  jusqu'aux  traverses  et  les  chiens 
jusqu'au  ventre  ;  pour  couronner  le  tout,  Jensen  souffrait 
cruellement,  et  ne  pouvait  plus  marcher;  mais  je  n'avais 
pas  le  loisir  de  faire  halte  ;  une  partie  des  bagages  fut  donc 
transférée  sur  l'autre  véhicule,  et,  nous  passant  une  san- 
gle aux  épaules,  Mac  Donald,  Knorr  et  moi,  nous  tirâmes , 
chacun  aussi  bravement  que  la  plus  forte  bête  de  l'attelage. 

Les  glaces  hérissaient  de  la  plus  terrible  manière  les 
abords  du  cap  Napoléon  :  impossible  d'approcher  du 
rivage;  toute  la  journée  suivante,  il  nous  fallut  halerau 
large,  et  tracer  de  nouveaux  zigzags  dans  ces  maudits  hum- 
mocks.  Un  brouillard  épais  venait  du  nord  et  nous  cachait 
entièrement  la  côte  ;  une  lourde  chute  de  neige  acheva  de 
nous  dérouter,  et  nous  nous  arrêtâmes  pour  attendre  une 
température  plus  favorable.  Le  lendemain,  nous  pûmes 
gagner  la  glace  de  terre  et,  pour  la  première  fois  depuis 
Cairn-Pointe,  nos  chiens  prirent  le  grand  trot  :  nous  arri- 


3^^  LA  MER  LIBRE. 

vâmes  en  peu  d'heures  au  nord  du  cap  Frazer,  et  nous 
construisîmes  notre  hutte  près  du  point  le  plus  reculé 
que  j'eusse  atteint  en  1854. 

Nous  nous  trouvions  maintenant  dans  le  canal  de  Ken- 
nedy où  j'avais  à  peine  pénétré  alors.  La  glace  de  l'en- 
trée paraissait  tout  aussi  mauvaise  que  celle  du  détroit, 
et  nous  fûmes  obligés  de  nous  en  tenir  à  la  «  banquette  » 
même  pour  traverser  la  baie  de  Gould*  qui  s'ouvre  entre 
les  caps  Leidy  et  Frazer.  C'est  celle-là  même  que  j'avais 
choisie  pour  notre  hivernage  et  que  j'aurais  tant  voulu 
atteindre  l'automne  précédent.  —  Sur  les  roches  se  dres- 
sait encore  la  hampe  du  petit  pavillon  qne  j'y  avais  placé, 
en  1854,  mais  il  n'y  restait  plus  un  seul  lambeau  d'étoffe. 

Pendant  que  nous  suivions  la  courbe  de  la  baie,  je 
constatai  que  là,  aussi  bien  qu'à  Port  Foulke,  à  Port  van 
Rensselaer,  et  sur  presque  tout  le  littoral  groën landais  au- 
dessus  du  cap  York,  la  terre  s'élève  en  pente  douce,  cou- 
pée par  des  gradins  plus  ou  moins  réguliers  et  forme  des 
séries  de  terrasses  dont  les  plus  élevées  sont  de  cent  vingt 
à  cent  cinquante  pieds  au-dessus  du  niveau  de  la  mer.  — 
J'y  reviendrai  plus  tard,  mais  je  fais  observer  en  passant 
qu'elles  sont  les  indices  d'un  soulèvement  consécutif  des 
deux  côtes  opposées.  —  Sur  une  de  ces  terrasses  schis- 
teuses je  remarquai  les  vestiges  d'un  camp,  esquimau  ;  et 
je  fus  d'autant  plus  heureux  de  la  découverte  de  ces  tra- 
ces, fort  visibles  encore,  quoique  fort  anciennes,  qu'elles 
me  confirmaient  les  traditions  racontées  par  Kalutunah. 
On  en  voit  de  semblables  partout  où  les  Esquimaux  sé- 
journent pendant  l'été.  C'est  tout  simplement  un  cercle  de 
douze  pieds  de  diamètre  formé  des  lourdes  pierres  avec 
lesquelles  les  naturels  assujettissent  le  bord  inférieur  de 
leur  tente  de  cuir,  et  qui  restent  à  l'endroit  où  elles  étaient 


1.  Ainsi  nommée  en  l'honneur   du  professeur  B.   A.  Gould    de  Cam- 
bridge, 


CHAPITRE  XXIX.  347 

placées  lorsqu'ils  retirent  les  peaux  pour  aller  camper 
ailleurs. 

La  journée  suivante  fut  la  meilleure  que  nous  eussions 
encore  eue;  elle  nous  apporta  cependant  sa  bonne  part 
d'ennuis.  Encore  mieux  que  dans  le  détroit  de  Smith,  nous 
apprenions  à  connaître  par  expérience  l'immense  force 
résultant  de  la  pression  des  glaces,  poussées  par  le  cou- 
rant qui  se  dirige  vers  le  midi.  Chaque  point  des  côtes 
exposées  au  nord  est  enseveli  sous  les  glaces  les  plus 
massives  qu'on  puisse  imaginer.  Des  blocs  de  trente  à 
soixante  pieds  d'épaisseur,  et  d'une  largeur  encore  plus 
grande,  gisaient  épars  sur  la  berge,  jetés  par  l'irrésistible 
banquise  au  delà  du  niveau  des  plus  hautes  marées.  — 
Nous  rencontrâmes  le  premier  obstacle  de  ce  genre  peu  de 
temps  après  notre  départ  du  cap  Frazer,  et,  n'ayant  pu  le 
franchir,  nous  fûmes  obligés  de  rentrer  sur  la  glace  du  lar- 
ge.—  Mais  l'entreprise  n'était  pas  facile,  le  flot  ne  se  faisait 
plus  sentir,  c'était  le  commencement  de  la  pleine  mer,  la 
glace  de  terre  formait  une  muraille  presque  à  pic.  Nous 
descendîmes  les  chiens  par  leurs  traits,  et  le  bagage  pièce 
à  pièce,  au  moyen  d'une  corde,  puis  nous  fîmes  pour  nous 
une  échelle  avec  les  deux  traîneaux  attachés  à  1^  suite 
l'un  de  l'autre.  —  Uicefield,  très-raboteux  déjà,  était  en 
certains  endroits  presque  pourri  et  en  mauvaise  condi- 
tion :  un  des  attelages  enfonça  et  nous  ne  le  pûmes  sauver 
qu'à  grand'peine.  Il  nous  fallut  revenir  à  la  glace  de  terre, 
et,  par  conséquent,  suivre  toutes  les  sinuosités  de  la  côte  ; 
notre  route  en  était  au  moins  doublée,  et  quand  nous 
fîmes  halte  pour  la  nuit,  hommes  et  chiens  étaient  rendus 
de  fatigue. 

Tout  harassé  que  je  me  sentisse  de  ma  journée,  je  pro- 
fitai du  moment  où  mes  camarades  préparaient  la  hutte  et 
le  souper,  et  j'escaladai  la  colline  pour  me  rendre  compte 
de  notre  position.  L'air  était  parfaitement  serein  et  un  im- 
mense horizon  se  déroulait  du  côté  de  l'orient.  Vers   le 


348  LA  MER  LIBRE. 

nord,  le  canal  paraissait  beaucoup  moins  rude  à  traverser 
que  le  détroit  de  Smith.  La  gelée  de  l'automne  et  de  l'hi- 
ver n'avait  pas  comprimé  les  vieux  icefields  avec  autant  de 
violence,  et  je  n'apercevais  plus  de  glace  nouvelle.  Il  est 
évident  que  la  mer,  restée  ouverte  jusqu'à  une  période 
très-avancée,  ne  s'était  pas  refermée  avant  le  printemps. 
Comme  à  Port  Foulke,  du  reste,  je  fus  très-surpris  de  voir 
la  couche  qui  la  recouvrait  déjà  amincie  et  lavée  par  les 
eaux  :  de  petites  flaques  se  montraient  partout  où  la  con- 
figuration du  rivage  permettait  de  conclure  qu'un  remous 
de  courant  avait  usé  les  glaces  plus  vite  qu'ailleurs. 

Par  une  atmosphère  aussi  pure,  il  n'eût  pas  été  difficile 
de  distinguer  la  côte  à  plus  de  cent  kilomètres  ;  mais  au- 
cune terre  ne  paraissait  à  l'orient,  et  je  crois  le  canal  de 
Kennedy  un  peu  plus  large  qu'on  ne  l'a  supposé  jusqu'ici. 

Le  nord-est  était  sombre  et  couvert  de  nuages,  et  Jen- 
sen,  qui  surveillait  avec  sollicitude  la  marche  rapide  de  la 
saison,  ne  tarda  pas  à  me  faire  remarquer  ce  ciel  où  se 
reflétaient  les  eaux. 

La  température  s'était  singulièrement  adoucie;  nous  la 
trouvions  même  trop  chaude  pendant  nos  étapes;  elle  nous 
permettait  maintenant  de  dormir  en  plein  air  sur  nos 
véhicules.  Ce  jour-là,  le  thermomètre  ne  descendit  pas 
au-dessous  de  —  5"  C.  et  s'éleva  ensuite  au  point  de  con- 
gélation. Le  soleil  nous  inondait  de  ses  'flammes  pen- 
dant que  nous  soufflions  sous  notre  pesant  fardeau  de 
fourrures.  L'air  nous  semblait  étoufl'ant.  Jeter  nos  habits 
sur  le  traîneau  et  poursuivre  notre  route  en  manches  de 
chemise  fut  notre  première  pensée ,  mais  il  était  de 
toute  importance  d'épargner  à  nos  chiens  une  livre  de 
poids  inutile,  et  chacun  dut  garder  ses  vêtements,  sauf  à 
transpirer  impitoyablement. 

Cette  chaleur  insolite  était  bien  loin  de  venir  à  propos  ; 
la  neige  commençait  à  se  ramollir,  et  nous  nous  trouvions 
à  une  si  grande  distance  de  Port  Foulke  !  Jensen  avait  l'œil 


GHAPITKE  XXIX.  349 

ouvert  sur  notre  ligne  de  retraite  :  il  connaissait  par  expé- 
rience la  rapide  dissolution  des  glaces  qui,  à  Upernavik, 
l'avait  souvent,  à  la  même  époque  de  l'année,  jeté  dans  de 
sérieux  embarras.  Pour  moi,  j'attendais  la  débâcle  géné- 
rale à  la  mi-juin,  quoique  le  printemps  (si  on  peut  appeler 
de  ce  nom  la  chose  correspondante)  s'avançât  à  grands 
pas.  Les  oiseaux  commençaient  à  paraître  ;  sur  le  versant 
de  la  colline ,  les  petits  bruants  de  neige  {Emberiza  nivalis) 
venaient  pépier  autour  de  nous;  au-dessus  de  nos  têtes 
un  bourgmestre  (Larus  glaucus)  volait  vers  le  nord.  Il  sem- 
blait entendre  la  voix  retentissante  des  flots  et  conduisait 
sa  compagne,  qui  modestement  faisait  voile  derrière  lui,  à 
quelque  retraite  lointaine  sur  une  île  baignée  des  vagues; 
en  passant,  il  nous  jeta  un  cri  comme  pour  nous   de- 
mander si  nous  aussi  n'avions  pas  la  même  destination. 
Perché  sur  la  falaise,  un  corbeau  nous  croassait  son  lu- 
gubre bonjour,  un  mauvais  présage  peut-être.  Un  de  ces 
oiseaux  nous  avait  tenu  compagnie  tout  l'hiver  à  Port 
Fouliie  et  celui-ci  avait  l'air  de  vouloir  aussi  partager  nos 
aventures,  ou  du  moins  les  miettes  de  nos  repas;  il  nous 
resta  fidèle  pendant  plusieurs  jours  et  s'abattait  sur  notre 
camp  abandonné  aussitôt  que  nous  nous  mettions  eh  route. 
La  côte  que  nous  suivions  est  fort  curieuse  à  étudier, 
c'est  une  ligne  de  falaises  très-élevées,  de  formation  silu- 
rienne*, —  grès  et  calcaire  —  et  très-brisée  par  les  in- 

1.  J'ai  pu  me  procurer  aux  caps  Leidy,  Frazer,  et  sur  d'autres  points  delà 
côte,  une  collection  considérable  de  fossiles  que  j'ai  adressée,  après  mon  re- 
tour en  Amérique,  à  l'institution  Smithsonienne  de  Washington.  Les  plus 
beaux  échantillons  furent  malheureusement  égarés,  quand  on  les  envoya 
de  Philadelphie;  mais,  parmi  mes  collections  géologiques,  le  professeur 
Meek,  auquel  je  les  avais  confiées,  a  pu  découvrir  assez  de  spécimens  pour 
établir  quelques  comparaisons  intéressantes.  Il  en  décrit  une  douzaine  dans 
un  court  article  du  journal  de  Silleman  (juillet  1865).  Quelques  exemplaires 
se  sont  trouvés  trop  imparfaits  pour  qu'il  en  ait  pu  déterminer  l'espèce  par- 
ticulière, hn  voici  la  liste: 

1  Zaphrentis  Hayesii.  —  2  Syringopora***.  —  3  Favosites  ***.  —  4  Stro- 
phomeua  rhomboïdalis,  —  5  Strophodonta  Headleyana.  —  6  Strophodonta 


350  LA  MER  LIBRE. 

fluences  alternantes  du  froid  et  du  dégeL  Derrière  elle  se 
dressent  les  pics  élevés  que  j'ai  déjà  décrits.  La  neige  en 
revêtait  les  pentes  d'une  blancheur  uniforme ,  mais  je  n'y 
ai  pu  distinguer  de  glaces  :  la  côte  de  Grinnell  ne  présente 
point  de  glaciers,  bien  différente  en  cela  du  Groenland  et 
des  rivages  que  je  voyais  vers  le  sud  en  traversant  le  dé- 
troit, la  terre  d'Ellesmere  du  capitaine  Inglefield. 

Toute  cette  journée-là  je  trouvai  d'anciens  campements 
esquimaux  semblables  à  ceux  de  la  baie  de  Gould.  Au  cap 
Frazer  et  ailleurs,  je  pus  ramasser  quelques  fossiles  indi- 
quant clairement  la  nature  des  roches.  Les  endroits  d'où 
les  vents  avaient  chassé  la  neige  offraient  peu  de  traces  de 
végétation;  je  n'ai  vu  qu'une  tige  de  saule  nain,  probable- 
ment le  salix  arctica^  un  brin  de  saxifrage  desséché  (saxifraga 
opposilifolia)  et  une  poignée  d'herbes  mortes  (festucaovina). 

Pendant  cette  étape,  nous  franchîmes  une  assez  longue 
distance,  mais  je  n'eus  guère  d'autre  motif  de  me  réjouir; 
la  glace  de  terre  était  excessivement  difficile,  et  nous  ne 
pouvions  contourner  certaines  pointes  qu'avec  les  plus 
grandes  fatigues.  Pendant  un  de  ces  affreux  passages,  Jen- 
sen  tomba  encore  sur  sa  malheureuse  jambe,  et  pour 
comble  d'infortune,  prit  un  effort  dans  les  reins  en  soule- 
vant le  traîneau.  Ces  accidents  retardèrent  beaucoup  notre 
marche  du  lendemain,  et  me  mirent  dans  le  plus  cruel 
embarras.  Mon  journal  résume  ainsi  la  situation. 

Beckii.  —  7  Rhynchonella  ***.  —  8  Cœlospira  concava.  —  9  Spirifer***. 
—  10  Loxonema  Kanei.  —  11  Orthoceras ***.  —  12  Illœnus***. 

«  Je  crois,  ajoute  M.  Meek,  que  d'après  cette  liste  les  géologues  sont  en 
droit  de  conclure  que  ces  roches,  situées  dans  les  régions  les  plus  septen- 
trionales où  des  fossiles  aient  jamais  été  recueillis,  appartiennent  à  la  cxm- 
che  silurienne  supérieure.  Le  fait  le  plus  remarquable,  c'est  que  presque  tous 
ces  fossiles,  ou  se  rapprochent  extrêmement,  ou  même  ne  dilîèrent  en  rien 
des  espèces  trouvées  dans  le  calcaire  schisteux  des  monts  Catskill,  compris 
dans  le  groupe  inférieur  de  Helderherg  (New- York). 


CHAPITRE  XXIX.  351 


15  mai. 

—  Jensen,  l'homme  énergique,  celui  sur  lequel  je  comp- 
tais le  plus,  est  non-seulement  exténué,  mais  tout  à  fait  à 
bout  de  forces.  Il  est  couché  sur  le  traîneau,  inerte  et 
se  plaignant  des  douleurs  qu'il  éprouve  dans  le  dos  et  la 
jambe  :  il  est  incapable  d'aller  plus  loin,  et  j'en  suis  à  me 
demander  comment  nous  le  ramènerons  au  navire.  —  Mal- 
gré lees  terribles  glaces,  j'aurais  pu  atteindre  le  quatre- 
vingt-troisième  parallèle  au  moins,  mais  nous  voilà  privés 
de  la  force  musculaire  de  Jensen  !  La  route  a  été  exécra- 
ble aujourd'hui,  et  pourtant .  nous  avons  fait  trente -six 
kilomètres.  Mac  Donald  est  sur  les  dents  et  Knorr  ne 
vaut  guère  mieux,  quoiqu'il  ne  veuille  pas  encore  l'avouer. 
—  Quant  à  Jensen,  ses  souffrances  lui  affectent  certaine- 
ment le  moral,  mais,  lorsque  je  pense  aux  vastes  espaces 
qui  s'étendent  derrière  nous,  puis-je  me  flatter  que  ses  • 
pressentiments  ne  sont  que  de  mauvais  rêves,  et  que  ses 
os  ne  blanchiront  pas  au  milieu  de  ces  roches  désolées?  — 
Grâce  à  nos  soins  continuels,  mes  chiens  sont  encore  en 
bon  état;  c'est  le  seul  côté  passable  de  nos  affaires. 


CHAPITRE  XXX. 


Encore  un  effort.  —  Mon  projet.  —  Le  brouillard.  —  Le  paysage 
arctique.  —  La  glace  pourrie.  —  Les  observations.  —  La  mer 
libre  du  pôle.  —  La  retraite. 


Le  malheureux  accident  qui  me  privait  ainsi  du  concours 
d'un  de  nos  plus  robustes  camarades  me  fut  un  coup  à 
peine  moins  douloureux  que  ne  l'avait  été  le  désarroi  complet 
de  ma  troupe.  Non-seulement  je  ne  pouvais  plus  compter 
sur  le  poignet  solide  et  l'énergie  de  notre  pauvre  Jensen , 
mais  encore  j'étais  fort  tourmenté  de  notre  position  :  un 
invalide  sur  les  bras,  huits  cents  kilomètres  de  glaces  bri- 
sées entre  nous  et  le  navire,  et  de  très-faibles  dépôts, 
laissés  en  vue  de  traîneaux  vides....  Je  l'avoue,  je  me 
trouvais  quelque  peu  anxieux. 

Le  lendemain  matin,  Jensen,  loin  d'aller  mieux,  ne  pou- 
vait plus  se  mouvoir.  Je  me  décidai  promptement  à  le 
remettre  aux  soins  de  Mac  Donald,  et  à  continuer  ma  route 
seul  avec  M.  Knorr.  En  cas  de  malheur, —  et  on  pouvait  en 
craindre  un  du  fait  des  glaces  pourries, — je  donnai  cinq 
chiens  au  brave  matelot,  lui  enjoignant  de  nous  attendre 
juste  le  même  nombre  de  jours,  puis....  de  faire  tous 
ses  efforts  pour  regagner  le  Port  Foulke. 


CHAPITRE  XXX.  353 

Notre  simple  repas  terminé,  nous  replongions  dans  les 
hummocks  pour  jouer  notre  dernière  carte.  Nous  traver- 
sâmes d'abord  une  baie  si  profonde,  que  si  nous  avions  dû 
suivre  sur  la  glace  de  terre  les  sinuosités  de  ses  rivages , 
notre  route  eût  été  plus  que  quadruplée.  Je  voulais  main- 
tenant, pousser  aussi  loin  que  le  permettraient  nos  ressour- 
ces, atteindre  la  plus  haute  latitude  possible,  me  choisir  un 
lieu  favorable  d'observation,  et  me  former  une  opinion  défi- 
nitive au  sujet  de  la  mer  du  pôle  et  des  chances  de  la  par- 
courir avec  le  navire  ou  un  de  nos  bateaux.  Je  me  trouvais 
déjà  plus  au  nord  que  n'était  parvenu,  en  1 854  (vers  la 
mi-juin,  un  mois  plus  tard  dans  la  saison),  le  lieutenant 
Morton,  de  l'expédition  Rane,  et  je  contemplais  la  même 
étendue,  d'un  point  situé  à  cent  ou  cent  dix  kilomètres  du 
cap  Constitution,  où  la  mer  ouverte  avait  arrêté  sa  marche. 
Je  désirais  avancer  vers  le  nord  autant  que  faire  se  pour- 
rait. En  ménageant  avec  soin  nos  provisions,  il  m'en  restait 
encore  suffisamment  pour  terminer  avec  succès  une  ex- 
ploration qui  approchait  de  son  terme,  comme  nous  le 
disait  assez  l'obscurité  croissante  qui  s'amassait  sur  le  ciel 
du  nord -est  et  nous  révélait  la  présence  des  eaux. 

La  première  étape  ne  fut  pas  encourageante  :  la  glace 
était  anguleuse  et  la  neige  profonde,  et  après  neuf  heures 
de  très-rude  travail,  nous  dûmes  faire  halte  sans  avoir 
franchi  plus  de  seize  kilomètres.  Presque  dès  le  début, 
notre  marche  s'était  trouvée  ralentie  par  une  brume  épaisse 
qui, nous  empêchant  de  voir  notre  chemin  à  plus  de  vingt- 
cinq  mètres  de  distance,  nous  forçait  à  recourir  à  la  bous- 
sole. 

Quand  le  brouillard  se  dissipa,  nous  nous  sentions  bien  re- 
posés, et  nous  poursuivîmes,  le  long  du  rempart  de  glace, 
une  route  souvent  interrompue  par  des  incidents  auxquels 
j'étais  habitué,  depuis  que  nous  avions  touché  le  rivage 
au-dessus  du  cap  Napoléon.  La  côte  présentait  les  mêmes 
caractères  :  à  notre  gauche,  de  hauts  rochers  perpendicu- 

23 


354  LA  MER  LIBRE. 

laires,  à  notre  droite,  une  chaîne  décliiquetée  de  glaçons 
empilés,  formant  pour  ainsi  dire  une  frange  de  cristal  aux 
sombres  falaises  de  la  terre  de  Grinnell.  Nous  marchions 
dans  un  défilé  sinueux,  resserré  d'un  côté  par  la  terre, 
de  l'autre  par  cette  muraille  qui  surplombait  à  cinquante 
pieds  au-dessus  de  nos  têtes,  et  sauf  les  endroits  où  une 
coupure  subite  nous  permettait  d'entrevoir  la  mer,  nous 
étions  aussi  complètement  renfermés  que  dans  un  canon 
des  Cordillères.  De  loin  en  loin  une  baie  échancrait  la  ligne 
élevée  des  côtes,  et  lorsque,  parvenus  à  son  éperon  méri- 
dional, nous  nous  tournions  vers  l'ouest,  une  vallée  en 
pente  douce  s'ouvrait  devant  nous,  étageant  lentement  ses 
terrasses  depuis  la  mer  jusqu'au  pied  des  montagnes  qui 
se  dressaient  vers  le  ciel  avec  une  imposante  grandeur.  Je 
ne  fus  jamais  plus  impressionné  de  la  morne  tristesse,  de 
la  nudité  du  paysage  arctique.  Certes,  mon  excursion  sur 
la  mer  de  glace  ne  m'avait,  il  me  semble,  guère  laissé  de 
marge  pour  agrandir  encore  le  tableau  d'une  désolation 
sans  bornes,  mais  pourtant,  sur  ce  rivage  stérile,  la  diver- 
sité des  lignes,  la  variété  des  contours,  frappaient  davan- 
tage l'esprit  et  prolongeaient,  pour  ainsi  dire,  le  rayon  de 
la  pensée. 

Nos  regards  erraient  sur  ces  pics  hardis  amoncelés 
les  uns  au-dessus  des  autres,  ils  s'arrêtaient  sur  les  som- 
bres falaises  fendues  par  les  gelées  et  descendaient  le  rem- 
part de  glace  pour  se  reposer  sur  la  mer  :  partout  ils 
trouvaient  à  l'œuvre  les  forces  silencieuses  de  la  nature 
qui,  depuis  des  siècles  sans  nombre,  agissent  sous  l'œil  de 
Dieu  seul,  par  les  ténèbres  de  l'hiver  comme  dans  les 
éblouissantes  splendeurs  de  l'été,  et  je  sentais  combien 
sont  chétifs  tous  nos  travaux  et  tous  nos  efforts  !  Puis  je 
cherchais  les  traces  de  la  présence  d'un  être  vivant,  quel- 
que passée  d'ours,  de  renard  ou  de  renne,  et  je  ne  voyais 
que  deux  hommes  affaiblis  et  nos  pauvres  chiens  luttant 
contre  ces  terribles  obstacles,  et  il  me  semblait  vraiment 


CHAPITRE  XXX.  355 

que,  dans  sa  colère,  le  Tout-Puissant  avait  froncé  le  sour- 
cil sur  ces  montagnes  et  ces  mers. 

Nous  n'avions  pas  rencontré  un  seul  ours  depuis  le  dé- 
part de  Cairn-Pointe,  quoique  nous  en  eussions  trouvé  quel  - 
ques  pistes  en  divers  endroits,  au  cap  Frazer  surtout.  Un 
de  ces  animaux  aurait  été  pour  nous  un  bienfait  du  ciel, 
et  m'eût  délivré  du  souci  que  me  causaient  mes  chiens  ; 
sa  chair  leur  aurait  fourni  plusieurs  journées  de  rations 
un  peu  plus  substantielles  que  ce  bœuf  desséché  dont  nous 
les  nourrissions  depuis  si  longtemps. 

Dix  heures  de  marche  ce  jour-là,  et  quatre  le  lendemain 
nous  amenèrent  à  la  pointe  méridionale  d'une  baie  si  pro- 
fonde que,  selon  notre  habitude,  nous  préférâmes  la  tra- 
verser plutôt  que  de  suivre  la  ligne  sinueuse  du  rivage. 
Mais  à  peine  avions-nous  fait  quelques  kilomètres  que 
notre  course  fut  arrêtée  :  nous  cheminions  au  large  de  la 
côte,  sur  une  bande  de  glace  ancienne,  et  nous  nous  diri- 
gions vers  l'énorme  promontoire  qui  forme  l'éperon  sep- 
tentrional de  la  baie  qui  nous  apparaissait  bien  près  du 
quatre-vingt-deuxième  parallèle,  à  trente-six  kilomètres  de 
nous,  environ;  je  désirais  ardemment  y  atteindre.  Par  mal- 
heur, le  vieil  icefield  qui  nous  portait  se  termina  soudain, 
et  après  avoir  cahoté  au  milieu  de  sa  frange  de  hummocks, 
nous  nous  trouvâmes  sur  la  glace  nouvelle.  L'instinct  in- 
faillible des  chiens  les  avertit  du  danger.  Ils  avancèrent 
d'abord  avec  des  précautions  inusitées ,  puis  s'éparpillè- 
rent à  droite  ou  à  gauche,  refusant  d'aller  plus  loin.  Cette 
manœuvre  m'était  trop  familière  pour  me  laisser  le  moin- 
dre doute  sur  ce  qui  pouvait  la  causer  :  nous  trouvâmes 
en  efiFet  la  glace  pourrie  et  en  très-mauvais  état.  Je  pensai 
que  cela  venait  de  quelque  circonstance  locale,  de  la  direc- 
tion des  courants  par  exemple,  et  je  repris  notre  vieux 
champ  pour  en  sortir  un  peu  plus  vers  l'est.  Je  marchais 
en  tête  des  chiens  pour  soutenir  leur  courage,  mais  à  peine 
étions-nous  de  nouveau  sur  la  glace  de  l'année  qu'elle  céda 


356  LA  MER   LIBRE. 

sous  mon  bâton  et  que  je  dus  retourner  en  arrière  pour 
chercher  encore  un  passage  plus  loin. 

Deux  heures  perdues  en  efforts  semblables,  et  pendant 
lesquelles  nous  fîmes  plus  de  sept  kilomètres  au  large, 
me  démontrèrent  l'impossibilité  de  franchir  la  glace  au 
delà  du  golfe  ;  notre  persévérance  ne  pouvait  infaillible- 
ment aboutir  qu'à  de  graves  accidents.  Si  la  croûte  se 
rompait  sous  notre  poids,  même  en  admettant  que  nous 
ne  fussions  pas  noyés,  nous  serions  inévitablement  trempés 
et  ce  plongeon,  non-seulement  nous  retarderait  beaucoup, 
mais  aussi  détruirait  peut-être  notre  dernière  chance  d'at- 
teindre le  rivage  opposé.  Nous  revînmes  donc  à  notre 
champ  de  glace,  et  halant  cette  fois  vers  l'ouest ,  nous 
essayâmes  encore  de-  traverser  la  baie,  mais  la  route  n'était 
pas  meilleure,  et  les  chiens  refusaient  obstinément  de 
marcher  lorsqu'on  abandonnait  les  anciens  glaçons.  Je 
persistais  toujours,  et  je  fis  tentatives  sur  tentatives,  jus- 
qu'à ce  que  nous  fussions  bien  convaincus  que  le  chemin 
était  impraticable  et  qu'il  ne  nous  restait  plus  qu'à  tâcher 
d'arriver  à  notre  but  en  suivant  les  circuits  de  la  glace  de 
terre. 

Je  voulus  m'assurer  combien  cette  route  nous  ferait  dé- 
vier de  la  ligne  droite,  et  pendant  que  mes  chiens  se  re- 
posaient, je  marchai  le  long  du  rivage,  jusqu'à  ce  que  je 
pusse  voir  la  tète  du  golfe  :  elle  paraissait  à  peu  près  à 
trente-six  kilomètres.  La  baisse  de  nos  provisions  ne  nous 
permettait  pas  un  si  long  détour  qui  nous  eût  pris  deux 
journées,  si  ce  n'est  trois,  et  fatigués  de  douze  heures 
de  travaux,  nous  remîmes  au  lendemain  des  observations 
plus  étendues.  L'état  des  glaces  de  la  baie  me  surprenait 
beaucoup,  et  pour  tâcher  d'en  reconnaître  la  cause  et  voir 
si  je  ne  découvrirais  pas  vers  l'est  un  passage  plus  direct 
que  la  courbure  du  golfe,  je  me  résolus  de  gravir  la  col- 
line élevée  qui  se  dressait  au-dessus  de  nous;  mais  il 
me  fallait  d'abord  prendre  quelque  repos,  les  durs  la- 


CHAPITRE  XXX.  357 

beurs    de   notre  dernière  étape  l'exigeaient  impérieuse 
ment. 

Après  un  sommeil  profond  et  réparateur,  résultant  d'une 
lassitude  telle  que  j'en  avais  rarement  éprouvé  de  sem- 
blable, j'escaladai  la  pente  escarpée  et  me  hissai  sur  une 
saillie  de  rocher  à  huit  cents  pieds  environ  au-dessus  du 
niveau  de  la  mer. 

Je  vis  alors  clairement  pourquoi  nous  avions  été  forcés 
de  battre  en  retraite. 

Partout  les  glaces  paraissaient  dans  le  même  état  qu'à 
l'ouverture  de  la  baie.  Une  large  crevasse,  partant  du  mi 
lieu  du  golfe,  se  dirigeait  vers  la  mer,  et  ramifiée  de  nom- 
breuses fissures,  dans  sa  course  sinueuse  vers  l'orient, 
s'étendait  comme  le  delta  d'un  puissant  fleuve,  et  sous  le 
ciel  noir  qui  s'abaissait  sur  toute  la  zone  du  nord-est,  allait 
se  perdre  dans  la  mer  libre.  Dans  l'extrême  lointain,  se 
profilait  vaguement  contre  le  sombre  horizon  du  nord  la 
croupe  blanchie  d'un  noble  promontoire,  la  terre  la  plus 
septentrionale  qu'on  connaisse  maintenant  sur  le  globe.  Je 
la  crois  à  82»  30'  de  latitude,  à  huit  cent  trente  kilomètres 
du  pôle.  Entre  elle  et  nous  surgissait  une  autre  pointe  har- 
die, et  plus  près  encore  du  cap  vers  lequel  je  dirigeais 
notre  course  la  veille,  une  fière  montagne  s'élevait  majes- 
tueusement de  la  mer,  et  semblait  porter  jusqu'au  firma- 
ment sa  tête  couronnée  de  neige  :  je  ne  voyais  d'autre 
terre  que  la  côte  où  nous  nous  trouvions. 

Au-dessous  de  moi,  la  mer  étalait  sa  nappe  immense, 
bigarrée  de  taches  blanches  ou  sombres,  ces  dernières  in- 
diquant les  endroits  où  la  glace  était  presque  détruite  ou 
avait  entièrement  disparu  ;  au  lafge,  ces  taches  se  faisaient 
plus  foncées  et  plus  nombreuses,  jusqu'à  ce  que,  devenues 
une  bande  de  bleu  noirâtre,  elles  se  confondissent  avec  la 
zone  du  ciel  où  se  reflétaient  leurs  eaux.  Les  vieux  et 
durs  champs  de  glace  (dont  les  moins  grands  mesuraient  à 
peine  moins  d'un  kilomètre)  et  les  rampes  massives  et  les 


358  LA  MER  LIBRE. 

débris  amoncelés  qui  en  marquaient  les  bords,  étaient  les 
seules  parties  de  cette  vaste  étendue,  qui  conservassent 
encore  la  blancheur  et  la  solidité  de  l'hiver. 

Tout  me  le  démontrait  :  j'avais  atteint  les  rivages  du 
bassin  polaire,  l'Océan  dormait  à  mes  pieds  !  Terminée  par 
le  promontoire  qui,  là-bas,  se  dessinait  sur  l'horizon,  cette 
terre  que  je  foulais,  était  une  grande  saillie  se  projetant 
au  nord,  comme  le  Céverro  Vostochnoï  hors  de  la  côte  op- 
posée de  Sibérie.  Le  petit  ourlet  de  glace  qui  bordait  les 
rives  s'usait  rapidement  :  avant  un  mois  la  mer  entière, 
aussi  libre  de  glaces  que  les  eaux  du  nord,  de  la  baie  de 
Baffîn,  ne  serait  interrompue  que  par  quelque  banquise 
flottante,  errant  çà  et  là,  au  gré  des  courants  ou  de  la 
tempête. 

Il  m'était  donc  impossible  d'aller  plus  loin.  La  crevasse 
dont  j'ai  parlé  eût  déjà  suffi  pour  nous  empêcher  d'attein- 
dre le  nord  de  la  baie  ;  au  large,  les  glaces  paraissaient 
encore  en  plus  mauvais  état.  Plusieurs  flaques  d'eau  s'ou- 
vraient près  de  la  côte,  et  sur  l'une  d'elles  venait  de  s'abat- 
tre une  bande  de  «dovekies  »,  guilleminots  à  miroir  blanc. 
En  remontant  le  canal  Kennedy,  j'avais  reconnu  nombre  de 
leurs  stations  d'été,  mais  je  fus  assez  surpris  de  voir  les 
oiseaux  eux-mêmes  à  une  époque  si  peu  avancée  de  la  sai- 
son. Les  mouettes  bourgmestres  volaient  au-dessus  de 
nous,  se  dirigeant  vers  le  nord  et  cherchant  les  eaux  li- 
bres pour  leur  nourriture  et  leur  demeure.  On  sait  qu'au- 
tour des  lieux  qu'elles  fréquentent  l'été,  il  n'y  a  jamais  de 
glace  après  les  premiers  jours  de  juin. 

Nous  avions  atteint  notre  but,  il  fallait  songer  à  la  re- 
traite :  l'approche  du  prilitemps,  là  rapidité  du  dégel,  la 
certitude  que  la  mer  rongeait  déjà  le  détroit  de  Smith  au 
sud,  par  la  baie  de  Baffin,  aussi  bien  qu'au  nord,  par  le 
canal  de  Kennedy,  tout  cela  m'avertissait  que  nous  n'a- 
vions pas  de  temps  à  perdre,  si  nous  ne  voulions  grave 
ment  compromettre  notre  retour  aux  côtes  groënlandaises. 


CHAPITRE  XXX.  361 

Il  ne  nous  restait  plus  qu'à  hisser  nos  pavillons  *  en 
témoignage  de  cette  découverte  et  à  déposer  sur  les  lieux 
une  preuve  de  notre  présence.  Les  flammes  américaines, 
attachées  à  une  mèche  de  fouet  et  suspendues  entre  deux 
hauts  rochers,  flottèrent  à  la  brise  pendant  que  nous  éle- 
vions un  cairn  ;  puis  déchirant  une  feuille  de  mon  cahier 
de  notes,  j'écrivis  les  lignes  suivantes  : 

«  Ce  point,  le  plus  septentrional  qu'on  ait  encore  pu  at- 
teindre, a  été  visité  les  18  et  19  mai  1861  par  le  soussigné, 
accompagné  de  George  F.  Knorr,  après  un  voyage  en  traîneau 
tiré  par  des  chiens.  De  notre  hivernage  près  du  cap  Alexan- 
dre, à  l'entrée  du  détroit  de  Smith,  nous  sommes  arrivés 
ici  après  une  pénible  marche  de  quarante -six  jours.  Je 
crois,d'après  mes  observations,  que  nous  sommes  4  810  35' 
de  latit.  et  à  70»  30'  de  longit.  occidentale.  La  glace  pour- 
rie et  les  crevasses  nous  empêchent  d'aller  plus  loin.  Le 
canal  Kennedy  paraît  s'ouvrir  dans  le  bassin  polaire  et, 
persuadé  qu'il  est  navigable  en  juillet,  août  et  septembre 
au  moins,  je  retourne  à  ma  station  d'hiver  pour  essayer 
de  pousser  mon  navire  au  travers  des  glaces  après  la  dé- 
bâcle de  cet  été. 

«  J.-J.  Hayes.  » 
19  mai  186]. 

Cette  note,  placée  dans  une  petite  fiole  apportée  tout 
exprès,  fut  soigneusement  déposée  sous  le  cairn,  puis  nous 

1.  C'était  !•  un  petit  pavillon  des  États-Unis  (une  flamme  de  canot)  qui 
avait  été  porté  dans  les  mers  du  Sud  par  l'expédition  du  capitaine  Wil- 
kes,  puis  dans  les  expéditions  polaires  du  commandant  De  Haven,  et  du 
D'  Kane;  2°  un  autre  drapeau  national,  remis  à  M.  Sonntag,  par  les  dames 
de  l'Académie  d'Albany;  3"  deux  bannières  maçonniques,  deux  miniatures, 
qui  m'avaient  été  confiées  :  l'une  par  la  loge  Kane  de  New- York;  l'autre  par 
la  loge  Columbia  de  Boston;  k'  le  pavillon  de  signaux  de  notre  expédition, 
portant  l'étoile  polaire  rouge  sur  un  fond  blanc ,  également  un  don  de  blan- 
ches mains.  J'avais  solennellement  promis  de  déployer  ces  bannières  au 
point  le  plus  éloigné  que  nous  pourrions  atteindre,  et  je  me  suis  fait  un  de- 
voir sacré  de  les  porter  avec  moi,  devoir  qui  m'a  été  d'autant  plus  agréable 
à  remplir,  que  toutes  easemble  elles  ne  pesaient  pas  trois  livres. 


362  LA  MER  LIBRE. 

poursuivîmes  noire  route  en  nous  tournant  vers  le  sud  : 
mais  je  quittais  ce  lieu  avec  répugnance,  il  exerçait  sur 
moi  une  fascination  puissante,  et  c'est  avec  des  sensations 
inaccoutumées  que  je  me  voyais,  seul  avec  mon  jeune  cama- 
rade, dans  ces  déserts  polaires  que  nul  homme  civilisé  n'avait 
foulés  avant  nous.  Notre  proximité  de  l'axe  du  globe,  la 
certitude  que,  de  nos  pieds,  nous  touchions  une  terre  pla- 
cée bien  au  delà  des  limites  des  découvertes  précédentes, 
les  pensées  qui  me  traversaient  l'esprit  en  contemplant 
cette  vaste  mer  qui  s'étendait  devant  nous,  l'idée  que  peut- 
être  ces  eaux  ceintes  de  glaces  baignent  les  rivages  d'îles 
lointaines  où  vivent  des  êtres  humains  d'une  race  inconnue, 
tout  cela  paraissait  donner  je  ne  sais  quoi  de  mystérieux  à 
l'air  même  que  nous  respirions,  tout  cela  excitait  notre 
curiosité  et  fortifiait  ma  résolution  de  me  lancer  sur  cet 
océan  et  d'en  reconnaître  les  limites  les  plus  reculées.  Je 
me  rappelais  toutes  les  générations  de  braves  marins,  qui, 
par  les  glaces,  et  malgré  les  glaces,  ont  voulu  atteindre 
cette  mer,  et  il  me  semblait  que  les  esprits  de  ces  hommes 
héroïques,  dont  l'expérience  m'a  guidé  jusqu'ici,  descen- 
daient sur  moi  pour  m' encourager  encore.  Je  touchais 
pour  ainsi  dire  «  la  grande  et  notable  chose  »  qui  avait 
inspiré  le  zèle  du  hardi  Frobisher  ;  j'avais  accompli  le  rêve 
de  l'incomparable  Parry  ! 


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CHAPITRE  XXXI. 


La  mer  libre  du  pôle.  —  Étendue  du  bassin  polaire.  —  Ses  limites. 
—  Les  courants  du  pôle.  —  La  glace.  —  Sa  ceinture.  —  Les 
découvertes  arctiques.  —  Les  Russes  et  leurs  explorations 
en  traîneau.  —  La  mer  ouverte  de  Wrangell.  —  L'expédition 
Parry.  —  L'expédition  Kane.  —  Étendue  du  détroit  de  Smith.  — 
Conclusions  générales  tirées  de  mes  découvertes  et  de  celles  de 
mes  prédécesseurs. 


Arrêtons-nous  ici  pour  étudier  sommairement  le  bassin 
arctique  et  arriver  à  une  appréciation  correcte  de  ces 
mots  :  LA  MER  LIBRE  DU  POLE,  qu'on  emploie  si  souvent. 

En  consultant  une  carte  des  parages  circumpolaires,  le 
lecteur  peut  se  former  une  opinion  bien  autrement  pré- 
cise que  s'il  s'en  rapportait  aux  descriptions  les  plus  mi- 
nutieuses. Aux  alentours  du  pôle  nord  s'étend  une  vaste 
mer,  un  océan  plutôt  qui  a,  en  moyenne,  un  rayon  de  dix- 
huit  cents  kilomètres  au  moins.  Presque  partout,  cette 
mer  est  environnée  de  terres  et  les  abords  en  sont  assez 
bien  connus,  à  l'exception  de  ceux  du  Groenland  septen- 
trional et  de  la  terre  de  Grinnell  qui  se  projettent  dans 
les  eaux  boréales,  sous  des  latitudes  très-élevées,  et  ne 
sont  pas  encore  déterminés.  Ces  rivages  sont  à  peu  près  à 


364  1-A   MER   LIBRE. 

la  même  distance  du  pôle  et  se  trouvent  tous  dans  la  ré- 
gion des  gelées  éternelles.  Ils  sont  habités  par  des  peupla- 
des de  môme  race,  auxquelles  le  sol  ne  fournit  point  de 
moyens  d'existence,  qui  vivent  exclusivement  de  chasse  et 
de  pêche  et  ne  se  rencontrent  que  sur  le  bord  de  la  mer  ou 
le  long  des  rivières  qui  coulent  vers  le  nord.  Cette  longue 
ligne  de  côtes,  où  errent  les  nomades  des  déserts  arctiques, 
présente  trois  grandes  solutions  de  continuité  :  la  baie  de 
Baffin,  le  détroit  de  Behring  et  l'immense  ouverture  qui 
existe  entre  le  Groenland  et  la  Nouvelle-Zemble;  c'est  par 
ces  estuaires  que  les  eaux  de  la  mer  du  pôle  se  mêlent  à 
celles  de  l'Atlantique  et  de  l'océan  Pacifique.  Si  on  examine 
ensuite  la  direction  des  courants;  si  on  remonte  le  Gulf- 
Stream,  qui,  dans  sa  course  vers  le  nord,  porte  les  eaux 
chaudes  de  la  zone  tropicale  à  travers  le  vaste  espace  océa- 
nique ouvert  à  l'est  du  Spitzberg,  et  force,  en  retour,  des 
courants  d'eau  froide  à  descendre  à  l'ouest  de  ces  îles  et 
par  le  détroit  de  Davis,  on  comprendra  sans  peine  que, 
dans  ce  déplacement  continuel  des  eaux  du  pôle  par  celles 
de  l'équateur,  la  majeure  partie  des  premières  n'est  jamais 
refroidie  jusqu'au  point  de  congélation  ;  et  que  cet  océan 
étant  probablement  aussi  profond  et  presque  aussi  large 
que  l'Atlantique  entre  l'Amérique  et  l'Europe,  sa  masse 
énorme  doit  fournir  à  toute  la  région  qu'il  baigne  une  cha- 
leur plus  élevée  que  celle  qui  lui  serait  propre,  sans  ces 
causes  atténuantes.  La  Providence  met  ainsi  une  barrière 
à  l'accumulation  des  glaces,  et  affirme  une  fois  de  plus  la 
grande  loi  de  circulation  qui,  dispensant  les  pluies  à  la 
terre  altérée,  et  l'humidité  à  l'air  desséché,  modère  la  tem- 
pérature de  chaque  climat,  rafraîchit  celle  des  Tropiques 
avec  les  eaux  des  pôles,  et  réchauffe  la  zone  glaciale  avec 
celles  de  la  zone  torride. 

Partant  de  ces  faits,  on  peut  admettre  que  la  surface  seule 
de  l'eau  se  réfrigère  assez  pour  se  changer  en  glace;  et 
que   lorsqu'elle   est  agitée  par  les  vents,  les  particules 


CHAPITRE  XXXI.  365 

refroidies  au  contact  de  l'air  se  mêlent,  dans  le  roulis  des 
vagues,  avec  les  eaux  plus  chaudes  des  couches  inférieu- 
res. Aussi  la  glace  ne  se  forme-t-elle  que  dans  les  endroits 
abrités,  dans  les  baies  où  le  fond  est  assez  élevé  et  le  courant 
assez  peu  actif  pour  ne  mettre  aucun  obstacle  à  l'action  de  la 
température  extérieure,  ou  bien  encore,  lorsque  l'atmo- 
sphère est  uniformément  calme,  circonstance  assez  rare  du 
reste,  les  vents  se  déchaînant  avec  autant  de  violence  sur  la 
mer  polaire  que  dans  toute  autre  région  du  globe.  Les 
glaces  ne  peuvent  donc  couvrir  qu'une  petite  partie  de 
l'Océan  arctique  et  n'existent  que  dans  les  lieux  où  la 
terre  les  protège  et  les  entretient.  La  banquise  s'attache 
aux  côtes  de  Sibérie,  et  franchissant  le  détroit  de  Behring, 
elle  presse  les  rivages  d'Amérique,  engorge  les  canaux  étroits 
de  l'archipel  de  Parry,  par  où  les  eaux  polaires  s'écoulent 
dans  la  baie  de  Baffin,  traverse  cette  mer,  suit  les  bords  du 
Groenland,  atteint  ceux  du  Spitzberg  et  de  la  Nouvelle- 
Zemble,  investissant  ainsi  le  pôle  d'un  rempart  continu  de 
glaces  adhérentes  à  la  terre,  plus  ou  moins  disloquées  en 
hiver  comme  en  été,  et  dont  les  débris,  flottant  çà  et  là, 
sans  laisser  jamais  entre  eux  de  passes  bien  étendues,  for- 
ment une  barrière  que  n'ont  pas  encore  pu  forcer  toute 
la  science  et  l'énergie  de  l'honune. 

Si  maintenant  le  lecteur  veut  bien  poser  la  pointe  d'un 
compas,  non  loin  du  pôle  nord,  par  exemple  à  l'angle 
d'intersection  du  86"  parallèle  et  du  1 62'  méridien  à  l'ouest 
de  Paris,  puis  décrire  un  cercle  de  dix-huit  cent  cinquante 
kilomètres  de  rayon,  il  rencontrera  le  bord  moyen  des 
terres  et  de  la  ceinture  de  glaces  qui  entoure  ce  vaste  cir- 
cuit et  enceindra  un  espace  de  près  de  dix  millions  de  kilo- 
mètres carrés. 

Quoique  cette  formidable  barrière  n'ait  jamais  été  entiè- 
rement traversée,  on  y  a  pénétré  surplusieurs  points  et  on 
en  a  suivi  le  contour  extérieur,  soit  le  long  des  eaux  ac- 
cumulées près  de  la  terre,  par  les  rivières  qui  servent  de 


366  LA  MER  LIBRE. 

déversoirs  aux  lacs  septentrionaux  de  l'Asie  ou  de  l'Amé- 
rique, soit  en  se  frayant  un  chemin  au  travers  des  glaces 
plus  ou  moins  désagrégées  par  l'été.  —  Divers  navigateurs 
ont,  de  cette  manière,  tenté  le  passage  nord-ouest,  et  c'est 
en  suivant  la  ligne  des  côtes  depuis  le  détroit  de  Behring 
jusqu'à  la  terre  de  Banks,  puis  en  poussant  dans  les  glaces 
brisées,  que  Sir  Robert  Mac  Clure  a  pu  mener  à  bonne  fin 
un  voyage  si  souvent  entrepris;  non  pas  cependant  qu'il  ait 
réussi  à  faire  passer  son  navire  :  il  a  dû  franchir  à  pied 
cinq  cent  cinquante  kilomètres  sur  la  glace  d'hiver  de- 
puis la  terre  de  Banks*  jusqu'au  canal  de  Wellington, 
d'où,  parla  mer  deBaffîn,  il  est  retourné  en  Angleterre  sur 
un  bâtiment  venu  de  l'est.  —  Le  capitaine  Collinson,  navi- 
guant aussi  de  l'ouest  à  l'est,  a  presque  atteint  l'endroit  où, 
peu  auparavant,  avait  péri  Franklin,  entré  dans  les  glaces 
du  côté  opposé.  —  En  explorant  ainsi  les  côtes  de  Sibé- 
rie, les  Russes  n'ont  trouvé  que  deux  obstacles  insur- 
montables à  la  navigation  de  l'Atlantique  au  Pacifique  :  le 
cap  Yakan,  contre  lequel  les  glaces  sont  toujours  entassées 
et  que  Behring  essaya  vainement  de  franchir,  et  le  cap 
Céverro  Vostochnoï,  que  le  jeune  et  vaillant  lieutenant 
ProndtschikofT  fit  de  si  héroïques  efforts  pour  doubler. 
Déjà,  en  1598,  William  Barentz,  le  brave  nautonier  d'Am- 
sterdam, avait  tâché,  par  la  même  voie  et  la  même  mé- 
thode de  navigation,  de  s'ouvrir  un  passage  par  le  nord-est, 
vers  les  régions  du  Cathay. 

Les  tentatives  faites  contre  cette  ceinture  de  glace  dans 
l'espoir  d'atteindre  la  mer  libre  du  pôle  ont  été  fort  nom- 
breuses, et  on  a  essayè'de  toutes  les  brèches  par  lesquelles 
les  eaux  méridionales  communiquent  avec  l'océan  Glacial. 
Je  n'ai  pas  le  projet  de  raconter  ici  l'histoire  de  ces  diver- 
ses tentatives  :  ce  n'est  qu'un  long  récit  de  déceptions,  du 


1.  Il  dut  abandonner  son  vaisseau,  V Investigator ,  dans  la  baie  de  Mercy  à 
rextrémité  nord  de  la  terre  de  Banks,  après  trois  hivernages  successifs.  {Trad.) 


CHAPITRE  XXXI.  367 

•  moins  quant  à  ce  qui  regarde  la  découverte  du  pôle.  Cook 
et  ses  émules  n'ont  pas  trouvé  la  glace  suffisamment  ou- 
verte pour  naviguer  au  nord  du  détroit  de  Behring;  Hudson 
a  échoué,  de  même  que  tous  ceux  qui  l'ont  suivi  dans  les 
mers  du  Spitzberg;  les  essais  par  la  mer  de  Baffin  n'ont 
pas  mieux  réussi.  Les  efforts  les  plus  persévérants  ont  été 
tentés  à  l'ouest  du  Spitzberg,  et  c'est  par  cette  voie  que  les 
navigateurs  se  sont  approchés  du  pôle  plus  que  par  tout 
autre.  La  plus  haute  latitude  authentiquement  atteinte  avec 
un  navire  est  celle  de  81°  30',  constatée  par  l'érudit  balei- 
nier Scoresby.  Ouelques-uns  soutiennent  que  Hudson  est 
allé  plus  loin,  et  si  on  devait  croire  les  traditions  que  Daiiies 
Barrington  a  recueillies  parmi  les  pêcheurs  d'Amsterdam 
et  de  Hull,  les  anciens  mariniers  anglais  et  hollandais,  en 
cherchant  encore  plus  haut  de  nouveaux  théâtres  de  pêche, 
auraient  trouvé  partout  la  mer  libre. 

Contraints  de  renoncer  à  ouvrir  un  passage  à  leurs  na- 
vires, d'autres  explorateurs,  les  Russes  surtout,  ont  tenté 
de  franchir  les  glaces  en  traîneaux.  En  Sibérie,  de  coura- 
geux officiers  se  sont,  dès  les  premiers  jours  du  prin- 
temps, hardiment  lancés  sur  l'Océan  polaire,  au  moyen 
des  attelages  des  tribus  qui  habitent  la  côte  septentrionale. 
Le  plus  célèbre  de  tous  est  l'amiral  Wrangell,  alors  simple 
lieutenant  de  marine,  dont  les  entreprises,  poursuivies 
pendant  plusieurs  années  (1822-1824),  prouvent  qu'en 
toute  saison  la  mer  reste  ouverte  au  nord.  Lui  et  ses  compa- 
gnons furent  invariablement  arrêtés  par  les  eaux,  et  l'exis- 
tence de  la  Polynid,  ou  mer  libre,  au  nord  des  îles  de  la 
-Nouvelle-Sibérie,  est  maintenant  un  fait  aussi  bien  établi 
(jue  celui  de  la  pente  des  rivières  vers  l'Océan. 

Sir  Edward  Parry  essaya  de  la  même  méthode  au  nord 
du  Spitzberg,  mais  il  se  servit  d'hommes  au  lieu  de  chiens 
et  se  munit  de  bateaux  en  cas  de  débâcle.  Il  se  dirigea  du 
côté  du  pôle,  jusqu'à  ce  que  les  glaces,  détachées  par  la 
saison,  l'eussent  reporté  vers  le  sud  plus  vite  qu'il  ne  inar- 


368  LA  MER  LIBRE. 

chait  vers  le  nord;  elles  finirent  par  se  briser  sous  lui  et 
le  laissèrent  à  la  dérive  sur  la  mer  libre. 

Vint  ensuite  le  capitaine  Tnglefield,  qui  tenta  de  péné- 
trer dans  les  eaux  circompolaires  par  le  détroit  de  Smith; 
il  fut  suivi  par  le  docteur  Kane.  Celui-ci  ne  put  pous- 
ser son  navire  plus  loin  que  Port  van  Rensselaer,  et  comme 
les  Russes,  dut  continuer  son  œuvre  avec  des  traîneaux. 
Après  de  graves  dillicultés  et  de  nombreux  échecs  causés 
par  les  amas  de  glaces  du  détroit ,  une  de  ses  escouades 
réussit  enfin  à  atteindre  la  mer  si  souvent  annoncée,  et 
pour  citer  les  paroles  du  docteur  :  «  d'une  éminence  de 
cinq  cent  quatre-vingts  pieds,  on  voyait  les  vagues  libres 
de  glaces,  sans  limites  et  gonflées  par  un  puissant  roulis, 
venir  se  briser  eiî  écume  sur  la  côte  hérissée  de  récifs'.  » 
Cette  côte  est  celle  qu'il  a  nommée  Terre  de  Washington. 

A  mon  tour,  je  me  suis  jeté  dans  ces  aventures,  et  le 
dernier  chapitre  me  laisse  avec  mon  traîneau  sur  les  bords 
de  la  mer  décrite  par  Kane,  à  environ  cent  quatre-vingts 
kilomètres  au  nord-ouest  du  promontoire  d'où  Morton  en 
contempla  les  eaux.  Des  courts  détails  que  j'ai  déjà  donnés, 
on  peut  facilement  déduire  mon  opinion  sur  cette  mer  — 
que  Wrangell  avait  trouvée  ouverte  à  l'autre  extrémité  de 
son  grand  diamètre,  —  qu'à  ma  droite  une  des  bandes  de 
Kane  vit  onduler  libre  de  glaces,  et  que  le  voyage  de  Parry 
prouve  aussi  être  libre  au  delà  du  Spitzberg.  —  Je  me 
hâte  de  terminer  en  peu  de  mots. 

Les  limites  de  l'Océan  polaire  sont  suffisamment  con- 
nues pour  que  nous  puissions  nous  faire  quelque  idée  de 
la  configuration  des  côtes  nord  du  Groenland  et  de  la  terre 
de  Grinnell,  les  seules  parties  de  cet  immense  contour  qui 
restent  encore  inexplorées.  La  direction  de  la  ligne  sep- 
tentrionale des  rivages  du  Groenland  peut  être  présumée 

1.  D"  E.  Kane,  Arctic  explorations,  vol.  I"",  p.  307.  —  Voir  à  l'appendice 
du  présent  volume  le  rapport  de  Morton,  suivi  des  commentaires  de  Kane. 

(Trad.) 


CHAPITRE  XXXI.  369 

d'après  les  analogies  de  la  géographie  physique,  et  un  sem- 
blable mode  de  déductions  me  porte  à  conclure  que  la  terre 
de  Grinnell  ne  peut  guère  s'étendre  au  delà  des  bornes  de 
mes  recherches.  Je  suis  convaincu,  comme  Inglefield  l'a  été 
avant  moi,  que  le  détroit  de  Smith  s'épanche  dans  le  bas- 
sin polaire.  Au-dessus  du  passage  resserré  entre  le  cap 
Alexandre  et  le  cap  Isabelle,  les  eaux  s'élargissent  toujours 
jusqu'au  cap  Frazer  où  elles  se  déploient  brusquement.  Sur 
les  côtes  groënlandaises,  la  terre  s'infléchit  vers  l'est,  d'une 
manière  régulière,  jusqu'au   cap  Agassiz  où  elle  plonge 
sous  un  glacier  et  disparaît  aux  regards.  —  Dernière  saillie 
d'un  éperon  montagneux,  ce  cap  est  composé  de  roches  pri- 
mitives qui  reparaissent  sur  divers  points  du  rivage,  mais 
sont  presque  partout  recouvertes  par  des  .couches  de  grès 
et  de  trapp  qui  forment  les  falaises  de  la  ligne  des  côtes.  A 
environ  cinquante-cinq  kilomètres  dans  les  terres,  ces  mê- 
mes roches  constituent  la  chaîne  de  montagnes  qu'en  1854 
je  traversai  avec  M.  Wilson  pour  trouver  la  mer  de  glace^ 
appuyée  sur  leur  versant  intérieur.  Plus  au  nord  cette  mer 
de  glace  se  déverse  dans  l'Océan  polaire,  et  en  poussant  au 
travers  des  eaux,aGnipar  atteindre  dans  cette  direction  la 
terre  de  Washington,  tandis  que,  vers  le  sud,  elle  touche  au 
détroit  de  Smith.  J'ai  déjà  dit  que  le  front  du  glacier  de  Hum- 
boldt  doit  être  plus  reculé  à  l'orient  qu'il  ne  l'est  sur  la 
carte  de  Kane,  et  diverses  raisons  me  font  supposer  que  la 
terre  de  Washington  doit  être  aussi  reportée  plus  loin  dans 
la  même  direction.  D'après  le  rapport  de  Morton,  on  peut 
conclure  que  cette  terre  fait  partie  du  soulèvement  grani- 
tique, qui,  interrompu  brusquement  au  cap  Agassiz,  repa- 
raît au  cap  Forbes  et  forme  une  ligne  de  côtes  symétri- 
quement analogues  à  celles  du  Groenland.  11  est  probable 
qu'Ji  une  époque  reculée  c'était  une  île  partout  baignée 
par  les  eaux  du  détroit  de  Smith,  dont  le  bras  oriental  est 
maintenant  comblé  par  le  glacier  de  Humboldt,  et  dont  le 
bras  occidental  porte  le  nom  de  canal  de  Kennedy. 

24 


370  LA   MER   LIBRE. 

On  l'a  déjà  vu  :  les  eaux  chaudes  du  Gulf-Stream  se  dé- 
versent au  nord  et  empêchent  la  température  de  l'océan 
arctique  de  descendre  au  dessous  du  point  de  congélation; 
les  vents  soufflent  sous  le  ciel  polaire  comme  sous  les  tro- 
piques, et  les  courants  incessants  de  fond,  les  marées  delà 
surface,  tiennent  les  eaux  toujours  en  mouvement  et  s'op- 
posent à  ce  qu'une  partie  considérable  du  vaste  bassin  arc- 
tique soit  prise  par  la  gelée.  Sur  aucun  point  de  l'intérieur 
du  cercle  boréal ,  on  ne  trouve ,  en  hiver  comme  en  été, 
une  barrière  de  glace  qui  s'étende  à  plus  de  quatre-vingt- 
dix  ou  cent  soixante  kilomètres  de  la  terre.  Même  dans  les 
passes  qui  séparent  les  îles  de  l'archipel  Parry  de  la  baie 
de  Baffin,  dans  les  eaux  du  nord^  à  l'ouverture  du  détroit 
de  Smith,  partoul  dans  l'aire  immense  de  la  zone  polaire, 
les  eaux  ne  se  couvrent  de  glaces  que  lorsqu'elles  sont 
abritées  par  la  terre,  ou  par  quelque  banquise  accumulée 
par  une  longue  persistance  des  mêmes  vents.  Pendant  le 
dernier  hiver,  je  n'ai  certes  pas  manqué  d'occasions  de 
m'assurer  que  la  mer  ne  se  referme  que  lorsqu'elle  est  en 
repos  ;  en  tous  temps,  même  les  jours  où  la  température 
descendit  au-dessous  de  celle  de  la  congélation  du  mer- 
cure, j'entendais  le  bruit  des  vagues  du  pont  de  mon 
schooner. 

Les  faits  parlent  d'eux-mêmes,  et  il  serait  inutile  de 
fatiguer  le  lecteur  de  nouvelles  conclusions.  Il  me  suffira 
d'ajouter  que  lorsque,  te  19  mai  1861,  je  contemplais  la 
mer  lointaine  du  pôle,  il  était  impossible  à  un  homme 
ayant  quelque  expérience  de  la  glace  marine  et  du  change- 
ment des  saisons  polaires,  de  ne  pas  s'apercevoir  qu'avant 
peu  de  jours  la  mer  libre  allait  'se  frayer  sa  voie  vers  le 
détroit  de  Smith  à  travers  le  canal  de  Kennedy. 


CHAriTRE  XXXIf. 


De  nouveau  à  bord.  —  Récapitulation  du  voyage.  —  Pénible  marche 
par  la  tempête.  —  La  glace  pourrie.  —  Les  hummocks.  —  Fati- 
gue extrême  des  chiens.  —  A  la  dérive  sur  un  glaçon.  —  Arrivée 
au  schooner.  —  Ma  carte.  —  Le  nouveau  détroit.  —  Mes  décou- 
vertes. 


Port  Foulke ,  3  juin. 

Je  n'ai  pas  fait  moins  de  deux  mille  quatre  cents  kilo- 
mètres depuis  le  3  avril,  et  si  je  compte  notre  première 
course  de  mars,  ce  chiffre  s'élève  bien  à  trois  mille.  Je  suis 
quelque  peu  usé  et  abattu  par  ces  terribles  labeurs,  mais 
le  repos,  le  confort  de  la  vie  civilisée,  d'abondantes  ablu- 
tions, le  luxe  d'un  lit,  ma  table  couverte  de  brillante  vais- 
selle remplie  des  mets  les  plus  recherchés  que  mon  cuisi- 
nier suédois  puisse  s'imaginer,  tout  cela  forme  un  en- 
semble merveilleusement  rajeunissant,  et  aussi  puissant  sur 
moi  que  le  fut  la  main  d'Hébé  sur  lolas,  le  vieil  mvalide. 

Tout  a  bien  marché  à  bord  du  schooner.  Radcliffe  m'a  pré- 
senté son  rapport  et  Mac  Cormick  me  raconte  en  détail  ses 
aventures  après  qu'il  m'eut  quitté  au  milieu  du  détroit  ; 
j'en  parlerai  plus  tard;  je  veux  d'abord  transcrire  les  prin- 
cipaux incidents  de  mon  voyage  pendant  qu'ils  sont  encore 
frais  dans  ma  mémoire.  L'ofticier  me  prévient  qu'il  est 


372  LA  MER  LIBRE. 

impossible  de  réparer  le  navire  de  manière  qu'il  puisse 
affronter  de  nouveau  les  glaces,  mais  je  ne  veux  point 
accepter  cette  conclusion  sans  un  examen  que  je  ne  me 
sens  pas  encore  le  courage  de  faire.  Pour  tout  dire,  ces  der- 
nièresjournées  m'ont  terriblement  secoué,  et  quoique  l'at- 
mosphère de  ma  cabine  calfeutrée  me  paraisse  suffocante 
après  des  mois  en  plein  air,  le  docteur,  qui  me  surveille  de 
près,  m'ordonne  de  garder  mon  cadre  un  jour  ou  deux. 
Heureux  encore  qu'il  ne  me  défende  pas  d'écrire  ! 

Le  canal  de  Kennedy  estnavigable;  j'en  suis  sur  à  présent. 
Reste  à  savoir  si  le  détroit  de  Smith  voudra  bien  nous  li- 
vrer passage.  Si  j'avais  un  navire  à  vapeur,  je  ne  douterais 
pas  du  succès  ;  mais  avec  les  voiles  seulement,  je  n'ai  pas  la 
même  certitude,  qut)ique  je  sois  loin  de  désespérer  encore. 

J'ai  rapporté  de  mon  voyage  la  conviction  qu'une  route 
vers  le  pôle  s'ouvre  chaque  été  au  nord  du  cap  Frazer  ;  je  ne 
prétends  pas  qu'elle  soit  absolument  désobstruée  de  glaces, 
mais  elle  est  praticable  au  moins  pour  la  navigation  à  va- 
peur; la  vraie  difficulté  est  d'arriver  au  point  précité.  Je 
reviendrai  sur  ce  sujet  à  mesure  que  l'occasion  s'en  pré- 
sentera ;  demain  matin,  je  compte  être  assez  remis  de  mes 
fatigues  pour  commencer  la  projection  de  ma  carte  d'après 
les  matériaux  recueillis  dans  mon  voyage. 

Le  cœur  pénétré  de  gratitude  envers  Celui  qui  ne  permet 
pas  qu'un  passereau  tombe  à  terre  sans  sa  permission,  j'ai 
le  bonheur  de  dire  que,  pendant  ces  deux  mois  de  périls, 
il  nous  a  tous  garantis  d'accidents  graves  ou  d'infirmités 
permanentes. 

4  juin. 

J'ai  calculé  quel([ues-unes  de  mes  observations  et  des- 
siné une  première  esquisse  de  ma  carte.  Le  chemin  suivi 
par  nos  traîneaux  y  forme  une  ligne  assez  respectable.  De- 
puis le  commencement  de  mars,  j'ai  sillonné  tout  le  terrain 
parcouru  par  les  escouades  du  D""  Rane ,  à  l'exception  de 


CHAPITRE   XXXII.  373 

la  côte  de  Washington  seulement,  et  j'ai  considérablement 
étendu  les  explorations  vers  le  nord-est.  Mais  les  additions 
importantes  faites  à  la  géographie  de  ces  régions  sont  pour 
moi  d'un  intérêt  bien  inférieur  à  la  joie  que  j'éprouve  de 
connaître  enfin  une  route  praticable  pour  arriver  au  bassin 
polaire. 

Mon  carnet  de  poche  ne  raconte  pas  notre  retour  de  ces 
parages  lointains.  Ce  malheureux  livre,  tout  imprégné  d'hu- 
midité et  fort  peu  présentable,  est  ouvert  maintenant  de- 
vant moi,  et  j'en  copie  les  dernières  lignes  : 

«  ...Forcés  défaire  halte  contre  un  énorme  mur  de  glace 
pour  nous  abriter  d'une  tempête  qui  nous  a  assaillis  dès 
les  premiers  moments  de  notre  retour  vers  le  sud,  nous 
avons  dix-huit  kilomètres  dans  les  jambes;  il  nous  en 
faudra  encore  quatre-vingt-dix  ou  cent  avant  de  rejoindre 
Jensen.  Les  chiens  viennent  de  dévorer  leur  dernière  ra- 
tion. Il  vente  et  il  neige  horriblement...  » 

Toute  la  journée  suivante,  la  tempête  continua  avec  la 
même  furie,  la  bise  gémissait  dans  les  falaises;  j'ai  rare- 
ment vu  ou  entendu  rien  de  plus  affreux.  Ne  pouvant  plus 
supporter  le  froid  qui  régnait  dans  notre  triste  campement 
(nous  n'avions  aucun  moyen  de  nous  construire  une  hutte 
de  neige),  nous  allâmes  de  l'avant,  et  recommençâmes  à 
escalader  les  rocs  et  les  glacés  anguleuses,  qui  déjà  avaient 
tant  retardé  notre  marche  vers  le  nord.  Il  nous  fallut 
plonger  dans  de  profonds  amas  de  neige,  à  travers  lesquels 
nos  chiens  pouvaient  à  peine  se  frayer  une  route  quoique 
le  traîneau  fût  entièrement  vide.  Les  malheureuses  bétes 
étaient  tellement  exténuées,  que  nous  avions  les  plus 
grandes  difficultés  à  les  forcer  à  mettre  une  patte  devant 
l'autre;  elles  tombaient  à  plat  dès  que  le  fouet  ne  faisait 
♦pas  son  office  sans  trêve  ni  merci.  Je  ne  les  avais  jamais 
vues  dans  un  si  pitoyable  état.  Une  halte  leur  eût  fait  plus 
de  mal  que  de  bien  :  il  ne  nous  restait  pas  un  atome  de 
provisions.  Force  était  donc  de  marcher,  de  marcher  tou- 


374  LA  MER  LIBRE. 

jours  et  d'arriver  au  camp  de  Jensen ,  ou  de  périr  dans  la 
tempête;  par  bonheur  nous  avions  vent  arrière. 

Nous  continuâmes  donc  notre  course  sinueuse  à  travers 
les  trombes  de  neige  et  réussîmes  à  atteindre  la  pointe 
nord  de  la  baie  au  midi  de  laquelle  se  trouvait  le  campe- 
ment de  Jensen.  Alors  commença  la  plus  terrible  partie  de 
notre  route.  Ce  passage  du  golfe  me  revient  à  la  mémoire 
comme  le  sombre  et  confus  souvenir  d'un  affreux  cauche- 
mar ;  je  sais  à  peine  comment  nous  en  avons  pu  sortir. 
Je  me  rappelle  comme  un  songe  le  bruit  de  nos  coups 
incessants  sur  les  pauvres  chiens  qui  voulaient  se  coucher 
à  chaque  pas,  nos  plongeons  sans  fin  dans  les  amas  de  neige, 
le  grincement  monotone  de  la  croûte  vieillie  s'effondrant 
sous  nos  pieds  fatigués,  les  pénibles  ascensions  des  entas- 
sements de  glace,  nos  efforts  pour  pousser  ou  soulever  le 
traîneau.  Puis,  à  travers  la  neige  qui  nous  fouettait  le  vi- 
sage, j'ai  enfin  entrevu  la  terre ,  et  entendu  les  cris  de  la 
meute  de  Jensen;  et  nous  avons  pu  nous  traîner  jusqu'à 
sa  hutte  en  rampant  par-dessus  le  rebord  de  la  glace. 
Pendant  ces  dernières  heures,  nous  n'avions  plus  dans 
l'esprit  d'autre  sentiment  que  celui  d'un  immense  besoin 
de  nous  reposer  pour  dormir,  et  il  est  fort  heureux  que 
nous  n'ayons  pas  tout  à  fait  perdu  la  conscience  des  dan- 
gers qu'aurait  entraînés  la  satisfaction  de  ce  désir  presque 
irrésistible. 

Sans  attendre  leur  repas,  les  chiens  tombèrent  sur  la 
neige  aussitôt  qu'ils  furent  abandonnés  à  eux-mêmes ,  et 
enfournés  dans  la  hutte  que  Mac  Donald  avait  construite 
pour  son  malade ,  nous  nous  plongeâmes  bientôt  dans  un 
sommeil  léthargique.  Jensen  prit  note  du  temps.  Nous 
avions  marché  vingt-deux  heures  depuis  notre  halte  sous 
le  bloc  de  glace  de  la  veille. 

Quand  nous  rouvrîmes  les  yeux,  la  bourrasque  était 
tombée  et  le  soleil  brillait  joyeusement.  Mac  Donald  avait 
pansé  les  chiens  et  nous  préparait  un  pot  de  café  bien  chaud 


CHAPITRE  XXXII.  375 

et  un  dîner  abondant  que  trente-quatre  heures  de  jeune  nous 
firent  accueillir  avec  enthousiasme.  Convenablement  res- 
tauré, je  montai  sur  la  colline  pour  voir  encore  cette  mer 
que  nous  allions  quitter.  La  tempête  avait  fait  son  œuvre; 
le  ciel  sombre  qui  indique  la  présence  des  eaux  nous  sui- 
vait le  long  de  la  côte  ;  agrandies  par  le  vent  et  les  petites 
vagues  qui  en  rongeaient  les  bords,  les  flaques  couvraient 
un  espace  plus  étendu.  Des  flots,  des  packs,  des  icefields, 
avaient  cédé  sous  l'immense  pression  des  tempêtes,  et 
s'agitaient  sur  leur  mouillage  d'hiver,  déchirant  autour 
d'eux  les  vieilles  glaces  pourries.  Déjà  nombre  de  crevas- 
ses s'avançaient  tout  près  du  rivage,  et  la  charnière  de  la 
banquette  de  glace  se  descellait  visiblement. 

Jensen  ne  marchait  encore  qu'à  grand'peine;  assis  sur 
son  traîneau,  il  se  trouvait  cependant  assez  fort  pour  con- 
duire ses  chiens,  et  nous  transférâmes  sur  le  véhicule  de 
Knorr  tout  notre  bagage  dont,  il  est  vrai,  les  dimensions 
étaient  maintenant  fort  réduites  :  il  ne  nous  restait  plus 
que  nos  peaux  de  bison ,  une  carabine,  mes  instruments 
et  quelques  échantillons  géologiques.  Nos  vivres  étaient 
consommés  jusqu'à  la  dernière  once,  et  désormais  nous 
étions  condamnés  à  nous  coucher  sans  souper  si  nous  ne 
réussissions  pas,  dans  notre  journée,  à  atteindre  une  de 
ces  caches  où,  sous  un  monceau  de  pierres,  nous  avions 
déposé  les  provisions  nécessaires  pour  un  repas.  Res- 
tait à  savoir  encore  si  les  ours  ne  les  auraient  pas  dé- 
couvertes. 

5  juin. 

Après  seize  longues  heures  de  marche,  nous  eûmes  la 
bonne  chance  de  trouver  un  dépôt  intact.  Nous  faisions  sou- 
vent halte  pour  laisser  reposer  les  chiens,  et  j'eus  tout  le 
temps  de  recueillir  une  précieuse  collection  de  fossiles.  S'il 
n'était  hasardeux  de  se  prononcer  avant  mûr  examen,  j'af- 
firmerais qu'ils  doivent  appartenir  à  l'époque  silurienne. 


376  LA  MER  LIBRE. 

Je  pus  aussi  mesurer  quelques-uns  des  glaçons  jetés 
sur  le  rivage  par  la  pression  de  la  banquise.  En  certains 
endroits  ils  étaient  entassés  les  uns  sur  les  autres  de  ma- 
nière à  former  une  barrière  presque  infranchissable  ; 
sur  quelques  points,  ils  avaient  soulevé  ou  redressé  la 
banquette;  une  table  épaisse  de  vingt  mètres  et  longue  de 
trente- six,  forcée  de  remonter  la  berge  inclinée,  avait 
poussé  devant  elle  les  débris  accumulés  à  la  base  des  ro- 
chers, puis,  quand  la  cause  de  tout  ce  bouleversement 
avait  dérivé  plus  loin ,  cette  masse  était  restée  encastrée 
sur  le  bprd,  son  extrémité  inférieure  surplombant  le  plus 
haut  niveau  de  la  marée.  D'autres  blocs  étaient  empilés 
autour  d'elle,  et,  forcés  de  contourner  l'énorme  amon- 
cellement, nous  dûmes  grimper  assez  haut  sur  le  flanc  de 
la  colline. 

L'étape  suivante  fut  encore  plus  difficile.  Après  nous 
être  engagés  dans  de  profonds  amas  de  neige  au-dessous 
du  cap  Frazer,  nous  ne  pûmes  réussir  à  atteindre  les 
champs  de  glace,  vu  le  mauvais  état  de  la  couche  qui  lon- 
geait le  rivage.  J'essayai  par  deux  fois,  et  fus  sur  le  point  de 
payer  cher  ces  tentatives  :  un  de  nos  attelages  plongea  dans 
la  mer  et  nous  eûmes  beaucoup  de  peine  à  l'en  retirer, 
puis,  comme,  selon  mon  habitude,  je  servais  de  pilote  à 
notre  petite  bande,  le  bâton  à  glace  avec  lequel  je  sondais 
le  terrain  s'enfonça  subitement,  et  disparut  sous  la  croûte 
pourrie;  nous  ne  désirions  guère  prendre  un  bain  froid, 
et  profitant  de  cet  avertissement,  nous  retournâmes  à  la 
glace  de  terre. 

La  route  se  trouva  beaucoup  meilleure  dans  la  baie  ou 
au-dessous  du  cap  Napoléon ,  et  nous  atteignîmes  le  cap 
Hawks  en  deux  journées.  11  nous  fallait  maintenant  re- 
prendre notre  ancienne  voie  et  rentrer  dans  les  hum- 
mocks.  Nous  espérions  en  sortir  plus  aisément  que  par 
le  passé,  maintenant  que  Jensen  pouvait  marcher  et  que 
nous  avions  si  peu  de  bagages.  Mais  nos  attelages  ne  va- 


CHAPITRE  XXXII.  377 

laient  plus  grand'chose  et  la  légèreté  de  dos  traîneaux  était 
un  danger  :  ils  ne  pouvaient  plus  niveler  les  aspérités  de 
la  glace,  n'énoioussaient  pas  leurs  cassures  tranchantes  et 
rendaient  d'autant  perfide  la  croûte  de  neige  à  peine  gelée. 
La  tâche  était  pénible  et  harassante  au  plus  haut  degré; 
elle  épuisait  l'énergie  des  hommes  aussi  bien  que  les 
forces  de  nos  malheureux  chiens. 

Il  était  tombé  de  la  neige ,  mais  en  plusieurs  endroits  le 
vent  l'avait  balayée  de  dessus  les  traces  que  nous  avions 
laissées  en  allant  vers  le  nord,  et  elles  nous  permirent  de 
retrouver  facilement  les  petits  dépôts  dont  nous  les  avions 
jalonnées.  A  une  exception  près,  ils  avaient  échappé  à  l'in- 
spection des  ours,  mais  notre  première  étape ,  à  partir  du 
cap  Hawks,  ayant  été  franchie  assez  rapidement,  nous  pû- 
mes économiser  la  première  cache  que  nous  rencontrâmes, 
et  nous  faire  ainsi  une  réserve  d'un  jour  d'approvision- 
nement :  bonne  fortune  sur  laquelle  nous  n'osions  guère 
compter. 

La  côte  du  Groenland  parut  enfin  à  l'horizon;  elle  s'éleva 
peu  à  peu,  et  nous  arrivâmes  en  vue  de  Cairn-Pointe  ;  mais 
depuis  quelque  temps  l'état  du  ciel  nous  avertissait  de  la 
rapide  approche  de  la  débâcle  et  révélait  une  mer  ouverte 
s'étendant  jusqu'au  cap  vers  lequel  nous  nous  dirigions. 
Au  nord  seulement  du  promontoire,  la  glace  paraissait  so- 
lide encore ,  et  pensant  atterrir  dans  cette  direction , 
nous  nous  dirigeâmes  sur  l'ancienne  couche  raboteuse  et 
épaisse ,  en .  évitant  avec  soin  la  nouvelle ,  poreuse 
partout  et  déjà  complètement  usée  en  divers  endroits.  A 
moins  de  deux  kilomètres  de  la  terre  s'ouvrait  une  fissure 
d'un  pied  de  largeur  seulement;  nous  sautâmes  par-dessus 
et  continuâmes  notre  route;  par  malheur,  un  vent  violent 
soufflait  du  détroit,  et  tout  près  du  rivage,  l'eau  nous  barra 
le  chemin  et  nous  força  de  retourner  au  large  ;  à  notre 
stupéfaction,  à  notre  horreur,  pourrais-je  dire,  la  crevasse 
que   nous  avions   traversée   s'ouvrait  maintenant   d'une 


378  LA  MER  LIBRE. 

vingtaine  de  mètres;  nous  étions  sur  un  glaçon  qui  déri- 
vait vers  la  haute  mer. 

Son  mouvement,  du  reste,  s'opérait  avec  lenteur.  Après 
quelques  instants  d'indécision  sur  ce  que  nous  avions 
à  faire,  nous  nous  aperçûmes  que  le  bord  extérieur  de 
ce  glaçon  marchait  seul  assez  vite,  tandis  que  son  extré- 
mité opposée  était  presque  stationnaire  :  un  petit  iceberg 
échoué  sur  le  fond  et  encore  attenant  à  notre  radeau ,  for- 
mait un  pivot  autour  duquel  nous  commencions  à  tourner. 
S'il  pouvait  résister,  le  glaçon  devait  immanquablement 
frapper  la  terre,  et,  revenant  à  l'espoir,  nous  nous  dirigeâ- 
mes de  ce  côté. 

L'événement  si  ardemment  désiré  ne  se  fit  pas  attendre; 
la  marée  haute  nous  favorisait,  et  au  moment  même  de  la 
collision,  nous  nous  élançâmes  prestement  sur  la  glace  de 
terra.  Le  contact  ne  fut  pas  de  longue  durée;  la  glace  pour- 
rie se  détacha  de  l'iceberg  qui  nous  avait  donné  un  secours 
si  opportun,  et  nous  ne  fûmes  pas  fâchés  de  la  voir  s'éloi- 
gner sans  nous. 

Nos  chiens  qui  avaient  vaillamment  supporté  les  fatigues 
du  voyage  vers  le  nord,  étaient  en  ce  moment  complète- 
ment fourbus.  Les  faibles  rations  du  retour  avaient  été 
insuffisantes  pour  réparer  leurs  forces  :  en  outre  nous 
n'avions  pas  prévu  qu'il  leur  faudrait  traîner  Jensen  quel- 
ques jours  durant.  Dès  notre  première  journée  au  milieu 
des  glaces,  l'un  d'entre  eux  mourut  dans  les  convulsions  ; 
deux  autres  le  suivirent  bientôt  et  je  me  décidai  à  fusiller 
un  quatrième  qui  ne  pouvait  plus  ni  tirer,  ni  même  suivre. 
A  ma  grande  surprise,  aussitôt  que  la  balle  l'eut  atteint, 
ne  le  blessant  que  légèrement,  mais  lui  arrachant  un  cri 
terrible,  ses  camarades  lui  coururent  sus  et  le  dévorèrent 
en  un  clin  d'œil  ;  ceux  qui  furent  assez  heureux  pour  en 
happer  quelque  fragment,  déchiraient  les  derniers  lam- 
beaux de  sa  chair,  que  l'écho  de  son  hurlement  s'éteignait 
à  peine  dans  les  solitudes. 


CHAPITRE  XXXII.  379 

Au-dessus  de  Cairn-Pointe ,  la  mer  était  encombrée  de 
glaces  éparses,  évidemment  détachées  par  une  tempête 
très-récente.  En  longeant  la  terre,  nous  pûmes  descendre 
le  long  de  la  côte  et  arriver  au  cap  Hatherton ,  mais  plus 
loin,  la  banquette  elle-même  avait  disparu,  et  il  nous  fal- 
lut monter  sur  le  rivage.  Il  était  impossible  de  franchir  les 
montagnes  avec  les  traîneaux  et  nous  les  abandonnâmes 
pour  revenir  plus  tard  les  chercher  avec  une  embarcation. 

Exténués  comme  nous  l'étions ,  et  souffrant  cruellement 
des  pieds,  la  route  de  terre  nous  parut  très- longue  et  très- 
fatigante;  mais  nous  nous  en  tirâmes  encore  mieux  que 
les  chiens.  Dès  qu'ils  se  sentirent  débarrassés  de  leurs 
traîneaux ,  la  plupart  s'écartèrent  et  refusèrent  de  nous 
suivre,  nous  les  appelâmes  en  vain  et  je  ne  m'en  inquiétai 
pas  davantage,  pensant  qu'une  fois  reposés  ils  sauraient 
bien  trouver  notre  piste.  Trois  seulement  nous  restèrent 
lidèles  :  notre  brave  vieux  Ousisoak,  Arkadik,  sa  vaillante 
compagne,  et  Nenok  le  plus  beau  des  chiens  de  Kalutu- 
nuii.  Trois  autres  n'ont  pas  tardé  à  nous  rejoindre,  mais 
j'ai  envoyé  inutilement  à  la  recherche  des  quatre  derniers. 
Je  crains  qu'ils  n'aient  pas  la  force  de  se  traîner  jusqu'ici. 

Voilà  donc  mon  voyage  terminé.  S'il  a  été  semé  de  con- 
trariétés, j'y  ai  recueilli  cependant  ma  bonne  part  de 
triomphe  et  de  succès.  11  est  fort  malheureux  que  je  n'aie 
pas  transporté  mon  bateau  et  de  grandes  provisions  au 
delà  du  détroit ,  mais  puisque  nous  n'y  avons  pu  réussir, 
l'échec  de  ma  troupe  à  pied  n'a  guère  nui  au  reste  de  mon 
entreprise.  Avec  des  traîneaux  seuls,  aucune  espèce  de 
secours  ne  m'eût  permis  d'aller  plus  loin,  ou,  si  j'avais 
continué  ma  route,  ne  m'aurait  ramené  jusqu'ici. 

8  juin. 

J'ai  fini  de  dessiner  ma  carte,  et  comme  je  l'ai  déjà  re- 
marqué, je  trouve  que  la  côte,  du  cap  Sabine  au  cap  Frazer, 


380  LA  MER  LIBRE. 

diflère  quelque  peu  de  celle  qui  fut  dressée  d'après  mes  re- 
lèvements de  1854.  Je  souffrais  alors  d'une  ophthalmie  par- 
tielle, l'atmosphère  était  chargée  de  vapeurs,  et  ne  vis  pas 
le  détroit  s'ouvrant  à  l'ouest ,  au-dessus  du  cap  Sabine  et 
dont  l'existence  m'a  été  sura1jon.darament  confirmée  pen- 
dant notre  voyage  de  retour.  Mes  matériaux  coordonnés 
maintenant,  et  reproduits  sur  la  carte,  donnent  une  idée 
correcte  de  cette  côte. 

L'orée  de  ce  canal  est  un  peu  plus  large  que  celle  du 
détroit  de  Smith,  mais  elle  se  rétrécit  promptement  à  partir 
d'un  vaste  estuaire  ressemblant  à  celui  du  détroit  de  la 
Baleine.  Il  a  tout  lieu  de  croire,  bien  que  je  n'aie  pu  le  con- 
stater, qu'il  s'étend  vers  l'ouest,  parallèlement  à  ceux  de 
Jones  et  de  Lancaster,  entre  deux  grandes  îles  :  —  les  terres 
de  Grinnell  et  d'EUesmère. 

J'avais  donné  à  ce  détroit  le  nom  de  mon  navire  ;  il 
porte  aujourd'hui  le  mien.  Le  nom  de  Seward  est  attaché 
au  remarquable  promontoire  qui  apparaît  sur  la  rive  mé- 
ridionale ,  et  celui  de  cap  Viele  à  la  pointe  la  plus  éloi- 
gnée qui  soit  visible  au  delà.  Les  trois  dernières  saillies  qui 
s'avancent  sur  la  côte  du  nord  seront,  à  partir  de  l'ouest, 
les  caps  Baker,  Sawyer  et  Stetson.  Les  profondes  échan- 
crures  qui  découpent  le  rivage  entre  ces  éperons  hardis  au- 
ront pour  parrains  Joy  et  Peabody,  et  les  deux  grandes 
îles  de  la  bouche  du  détroit  gardent  leurs  appellations  de 
Bâche  et  de  Henry.  A  l'est  du  cap  Stetson,  je  distingue  les 
pointes  les  plus  proéminentes  par  des  noms  qu'il  est  inutile 
d'énumérer  ici;  on  pourra  les  voir  sur  mon  tracé.  J'ai  tâché 
autant  que  possible  de  m'en  tenir  à  ceux  que  Kane  choisit  à 
la  suite  de  ma  première  exploration,  et  quant  à  la  rive 
orientale  du  canal  Kennedy,  visitée  p^r  Morton  seul,  je  con- 
serve presque  partout  la  nomenclature  du  docteur,  sans 
trop  me  préoccuper  si,  sur  nos  deux  cartes,  elle  s'applique 
bien  exactement  aux  mêmes  points.  Je  crois  ce  système  pré- 
férable à  la  méthode  tant  soit  peu  confuse  qui  a  privé  le 


CHAPITRE  XXXII.  383 

capitaine  Inglefield  des  bénéfices  de  son  parcours  du  dé- 
troit de  Smith,  et  j'y  trouve  de  plus,  comme  Kane  avant 
moi,  la  satisfaction  de  témoigner  de  mon  respect  pour  des 
hommes  distingués,  morts  ou  vivants,  parmi  lesquels  je 
suis  heureux  d'inscrire  M.  de  la  Roquette,  vice-président 
de  la  Société  géographique  de  France,  sir  Roderick  Mur- 
chison,  président  de  la  Société  géographique  de  Londres, 
et  le  docteur  Norton  Shaw,  secrétaire  de  la  dite  association. 
La  chaîne  élevée  qui  suit  les  côtes  et  présente  un  des  traits 
les  plus  saillants  de  la  terre  de  Grinnell  continuera  à 
s'appeler  Monts  Victoria  et  Albert,  comme  depuis  l'expé- 
dition de  VAdvance. 

Le  point  le  plus  éloigné  que  j'aie  pu  atteindre,  se  nomme 
le  cap  Lieber;  le  fier  piton  qui  le  domine  sera  le  Monu- 
ment de  Church,  et  la  baie  qui  s'étend  à  ses  pieds  consa- 
crera mon  respectueux  souvenir  pour  lady  Franklin.  Le 
promontoire  hardi  que  j'essayai  en  vain  d'atteindre  le  der- 
nier jour  de  ma  course  vers  le  nord  sera  le  cap  Eugénie, 
d'après  le  nom  de  la  souveraine  d'une  nation  amie,  dont 
de  nombreux  citoyens  ont  droit  à  ma  reconnaissance  pour 
les  encouragements  donnés  à  mon  expédition  et  à  ma  per- 
sonne. La  haute  saillie  qui  s'élève  au  delà,  sera  le  cap  Fré- 
déric VU,  en  l'honneur  du  souverain  dont  les  sujets  m'ont 
comblé  au  Groenland  de  tant  de  marques  de  bienveillance, 
et  le  noble  promontoire  dont  j'ai  vu  le  contour  lointain  se 
projeter  sur  le  ciel  sombre  du  nord,  je  le  nomme  cap  de 
l'Union,  en  mémoire  de  l'acte  solennel  qui  a  fondé  une 
nation  et  assuré  la  prospérité  d'un  peuple.  La  baie  qui 
s'étend  entre  ces  deux  pointes  rappellera  le  souvenir  de 
l'amiral  Wrangell,  dont  la  renommée  comme  explorateur 
polaire  le  cède  à  peine  à  ceMe  de  sir  Edward  Parry.  Je 
partage  désormais  afec  le  dernier  de  ces  navigateurs  émi- 
nents  l'honneur  d'avoir  pénétré  le  plus  loin  dans  l'extrême 
nord;  s'il  a  déployé  sur  la  mer  le  drapeau  anglais  plus 
près  du  pôle  qu'aucun  de  ses  prédécesseurs ,  j'ai  iplanté 


384  LA  MER  LIBRE. 

l'étendard  américain  sur  la  terre  la  plus  reculée  qu'on 
connaisse.  —  L'anse  qui  s'enfonce  entre  le  cap  Frédéric  VII 
et  le  cap  Eugénie  portera  le  nom  du  savant  géographe 
allemand,  le  docteur  Auguste  Petermann,  et  les  deux  pro- 
fondes échancrures  de  la  côte  au-dessous,  ceux  de  baies 
Karl  Ritter  et  "William  Scoresby. 

En  dessinant  ma  carte,  je  suis  un  peu  embarrassé  de  la 
terre  de  Washington  du  docteur  Kane,  et  je  serais  tenté  de 
la  rejeter  trente-six  kilomètres  plus  loin;  il  n'est  pas  pos- 
sible que  le  canal  Kennedy  ait  moins  de  quatre-vingt-dix 
kilomètres  de  largeur.  Depuis  que  j'ai  l'assurance  que  les 
eaux  du  détroit  de  Smith  se  mêlent  avec  celles  du  bassin 
polaire,  je  suis  enclin,  ainsi  que  je  l'ai  déjà  dit,  à  regarder 
la  terre  en  question  comme  une  île  placée  au  centre  de 
l'ouverture  nord  de  ce  détroit,  dont  le  bras  occidental 
porte  le  nom  de  canal  Kennedy,  et  dont  le  bras  oriental 
a  été  comblé  à  une  lointaine  époque  par  le  glacier  de 
Humboldt. 


CHAPITRE  XXXIII. 


Inspection  du  navire.  —  Le  radoub.  —  Gravité  des  avaries.  —  Le 
navire  est  désormais  incapable  de  résister  aux  glaces.  —  Examen 
de  nos  ressources.  —  Nos  plans. 


Les  extraits  de  mon  journal  cités  dans  le  précédent  cha- 
pitre suffisent  pour  donner  au  lecteur  un  aperçu  du  ré- 
sultat de  mes  courses  en  traîneau.  Il  sait  que  je  les 
regardais  seulement  comme  les  préliminaires  d'une  future 
exploration.  Désormais,  je  connaissais  mieux  les  glaces  du 
détroit;  la  délimifcition  précise  de  la  ligne  de  côtes  me 
faisait  calculer  plus  correctement  l'influence  de  la  débâcle 
d'été.  Les  glaces  pourries  dans  le  canal  Kennedy  à  une  pé- 
riode aussi  peu  avancée  que  le  mois  de  mai  et  l'existence 
d'une  mer  libre  au  delà  ne  me  laissaient  aucun  doute  sur 
la  possibilité  d'y  naviguer  dans  une  saison  qui  ne  serait 
pas  exceptionnellement  défavorable. 

Tout  dépendait  maintenant  de  l'étiit  du  navire. 

Je  n'ai  mentionné  qu'en  passant  le  rapport  de  Mac  Cor- 
mick  à  ce  sujet,  mais  on  a  pu  voir  qu'il  n'était  pa^-  rassu-  !  S 
rant.  Trop  fatigué  les  premiers  jours,  je  ne  pouvais  en-   I 
treprendre  le  sérieux  examen  qui  m'était  nécessaire  pour 
me  former  une  opinion  définitive.  Mais  je  me  consolai  de 

25 


3.-. 6  LA  ^]ER  LIBRE. 

ce  retard  en  rédigeant  les  détails  de  mon  voyage  et  en 
dressant  la  carte  de  mes  observations  et  de  mes  découver- 
tes géo^Tai)lii((ues. 

Ces  devoirs  accomplis,  et  mes  forces  suifisamment  reve- 
nues pour  me  permettre  de  ([uitter  ma  chambre,  je  m'occu- 
pai de  1  inspection  approfondie  du  navire  et  des  réparations 
dont  il  avait  déjà  été  l'objet.  Elles  avaient  été  exécutées 
avec  la  plus  grande  intelligence,  et  faisaient  le  plus  grand 
honneur  à  Mac  Cormick  et  à  son  camarade  Dodge  qui  lui 
avait  prêté  un  concours  empressé. 

Ils  commencèrent  par  creuser  la  glace  tout  autour  et 
jusqu'au-dessous  de  la  quille,  mettant  ainsi  à  découvert 
l'avant  du  navire  d'une  manière  aussi  complète  (jue  dans 
un  bassin  de  carénage.  Les  avaries  étaient  encore  bien 
plus  considérables  que  nous  ne  les  avions  supposées;  il 
est  même  surprenant  que  les  bordages  et  la  membrure  de 
la  proue  ne  se  soient  pas  entr'ouverts  au  point  de  laisser 
entrer  l'eau  par  torrents  et  de  nous  faire  sombrer;  l'ex- 
trémité des  planches  se  séparait  de  l'étrave;  le  bord  exté- 
rieur était  délié  et  les  coutures  béantes;  la  cuirasse  du 
taille-mer  et  de  l'avant  était  déchirée  et  roulée  comme  des 
copeaux  de  menuisier;  l'étrave  tenait  à  peine,  et  le  taille- 
mer  lui-même  était  entièrement  enlevé? 

A  force  de  travail  et  de  peine,  de  boulons  et  de  clous,  mes 
hommes  replacèrent  le  taille-mer;  on  calfata  soigneuse- 
ment le  navire,  on  renouvela  les  plaques  de  tôle,  et  il  nous 
parut  probable  que  le  schooner  tiendrait  encore  la  mer  ; 
mais  je  fus  forcé  de  conclure,  comme  lofiicier  de  manœu- 
vres, que  la  moindre  collision  avec  les  glaces  lui  serait 
inévitablement  fatale. 

L'arrière  du  navire  fut  asséché  de  la  même  manière  que 
lavant  et  on  constata  que  le  rude  choc  que  nous  avions 
e[)rouvé  près  de  l'île  Littleton  avait  disjoint  l'étambot  au- 
quel se  trouvait  attaché  le  gouvernail.  Le  gouvernail  lui- 
même  avait  été  tordu  et  enlevé,  et  les  aiguillots  émiettés 


CHAPITRE  XXXIII.  387 

comme  de  la  terre  de  potier.  Cette  avarie  n'avait  pu  être 
évitée;  au  moment  critique,  nous  étions  dans  une  situation 
qui  ne  nous  permettait  pas  de  recourir  aux  moyens  dont 
nous  étions  pourvus  pour  ôter  le  gouvernail  à  volonté. 

Mac  Cormick  réussit  à  fabriquer  plusieurs  boulons  très- 
solides  qui  par  un  procédé  fort  ingénieux  suspendaient  le 
gouvernail  de  manière  à  nous  permettre  de  diriger  encore 
lé  bâtiment;  mais  il  lui  fut  impossible  de  l'installer  de 
manière  à  résister  à  des  collisions  nouvelles.  Les  flancs 
du  schooner  étaient  mâchés  et  usés  par  le  frottement  des 
glaces,  mais  ici  le  dommage  était  plus  apparent  que 
réel.  Quelques  chevilles  suffirent  pour  fixer  les  rivures 
disjointes,  et  un  calfatage  général  rendit  les  coutures 
étanches. 

Je  ne  puis  décrire  mon  désappointement.  L'état  déplora- 
ble du  schooner  allait  me  forcer  très-probablement  à  renon- 
cer à  gagner  avec  lui  le  canal  Kennedy  et  par  suite  la  n.er 
polaire.  Pour  les  tentatives  d'une  autre  année,  je  ne  pou- 
vais compter  sur  les  traîneaux  et  l'embarcation.  Avec  ces 
seules  ressources  je  n'avais  pu  réussir  à  transporter  mon 
bateau  par-dessus  les  terribles  glaces  du  détroit  de  Smith, 
et  je  me  trouvais  plus  pauvre  en  chiens  que  jamais.  Un 
des  six  qui  avaient  survécu  au  voyage,  était  mort  quelques 
jours  après  notre  arrivée,  d'épuisement  absolu,  et  un  autre 
avait  été  rendu  à  Ralutunah, 

Je  commençai  donc  à  réfléchir  sérieusement  s'il  ne  se- 
rait pas  plus  sage  de  retourner  en  Amérique,  d'y  radouber 
le  schooner,  d'ajouter,  —  chose  de  toute  importance  —  la 
vapeur  à  mes  ressources  et  de  revenir  immédiatement. 
Une  fois  arrivé  au  cap  Isabelle  avec  un  navire  convenable, 
j'étais  tout  à  fait  certain  de  m'ouvrir  une  route  jusqu'au 
canal  Kennedy  et  de  parvenir  enfin  au  pôle  nord  en  dépit 
des  luttes  et  des  dangers;  la  vapeur  devait  augmenter  beau- 
coup mes  chances  de  succès. 

Xu  contraire,  en  prolongeant  mon  séjour  actuel  dans  le 


388  LA  MER  LIBRE. 

détroit,  je  ne  voyais  aucune  possibilité  d'étendre  encore 
nos  découvertes  géographiques;  il  valait  donc  mieux  me  ♦ 
décider  tout  de  suite  au  retour  que  de  renvoyer  cet  iné- 
vitable résultat  à  l'année  suivante.  J'avais  assumé  sur  ma 
tête  tout  le  poids  de  l'expédition,  et  depuis  la  première 
heure  de  mon  départ  des  États-Unis  jusqu'à  celle  où  j'at- 
teindrais le  but  marqué,  j'avais  pris  à  mon  propre  compte 
la  responsabilité  des  dépenses  que  diverses  personnes  ou 
associations  avaient  auparavant  partagée  avec  moi.  Il  me 
fallait  donc  ménager  mes  ressources  et  agir  avec  prudence 
et  réflexion. 

Je  ne  veux  pas  fatiguer  le  lecteur  du  détail  de  tous  les 
plans  que  j'ébauchai  avant  d'arrêter  une  résolution  défini- 
tive. Je  dirai  sommairement  qu'après  avoir  tenu  conseil 
avec  Jensen  et  Kalutunah,  je  demeurai  convaincu  qu'en 
ramenant  deux  navires,  dont  l'un  resterait  au  PortFoulke  et 
l'autre  nous  porterait  vers  le  nord,  l'avenir  et  le  succès  de 
notre  expédition  étaient  certainement  assurés.  Je  me  pro- 
posais d'établir  une  colonie  ou  station  permanente  de  chasse 
auprès  du  lieu  de  notre  hivernage  ;  je  voulais  y  rassembler 
les  Esquimaux',  organiser  une  vigoureuse  escouade  de  chas- 
seurs et  obtenir  de  leur  industrie  tout  ce  qui  était  indis- 
pensable pour  soutenir  indéfiniment  un  système  d'explo- 
rations poursuivies  jusqu'au  pôle.  Jensen,  fort  de  son 
expérience,  acquise  au  milieu  des  colonies  groënlandaises, 
m'approuvait  d'une  manière  complète  et  il  accepta  sans 
hésitation  l'offre  que  je  lui  fis  de  le  nommer  surintendant 
de  l'établissement  projeté.  Kalutunah  se  réjouissait  de  la 
perspective  de  voir  se  rassembler  son  peuple,  et  je  n'en 
étais  pas  moins  heureux  que  lui.  Mes  rapports  avec  cette 
race  qui  s'éteint  si  rapidement  m'avaient  appris  à  sympa- 

l.  Les  Esquimaux  peuvent,  jusqu'à  un  certain  point,  être  eux-mêmes 
utilisés  pour  les  explorations;  depuis  cinq  ans  M.  G.  F.  Hall,  sans  autre 
aide  que  les  naturels,  poursuit  activement  ses  découvertes  à  l'ouest  comme 
à  l'est  de  Repulse-Bay. 


CHAPITRE  XXXIII, 


389 


tliiser  avec  la  malheureuse  condition  de  ces  pauvres  tribus, 
et  je  m'intéressais  vivement  à  leur  sort.  Les  misères  de 
leur  vie  les  assaillent  sans  relâche,  et  si  la  philanthropie 
et  la  bienfaisance  chrétienne  ne  viennent  pas  à  leur  secours, 
ces  pauvres  nomades  des  parages  glacés  seront  avant  un 
demi-siècle  avec  les  choses  du  passé. 

Inutile  de  dire  que  ces  plans  ne  furent  pas  l'œuvre  d'un 
jour  et  que  je  ne  pouvais  songer  à  les  exécuter  tant  que 
le  schooner  était  prisonnier  dans  le  port. 


CHAPITRE  XXXIV. 


Le  printemps  arctique.  —  La  neige  disparaît.  —  Les  plantes  don- 
nent signe  de  vie.' —  Retour  des  oiseaux.  —  La  mer.  —  Notre 
schooner.  —  Les  Esquimau.^i.  —  Visite  à  Kalutunah.  — Les  tradi- 
tions qu'il  nous  raconte.  —  Les  terrains  de  chasse  diminués  par 
l'accumulation  des  glaces.  —  Difficultés  de  vivre  pour  les  Esqui- 
maux. —  Leur  race  s'en  va.  —  Visite  au  glacier.  —  On  le  mesure 
de  nouveau.  —  La  chasse  de  Kalutunah.  —  Une  trombe  de  neige. 
—  Le  midi  de  l'été  polaire. 


Décidé  à  me  laisser  conduire  par  les  circonstances,  je 
n'avais  donc  plus  qu'à  attendre  la  débâcle  et  la  mise  en 
liberté  du  schooner,  événement  auquel  je  ne  pensais  pas 
sans  inquiétude  :  car  notre  mouillage  étant  tout  ouvert  au 
sud-ouest,  je  pouvais  craindre  que  la  débâcle  ne  s'accom- 
plît au  milieu  d'une  tempête  qui  nous  livrerait  à  la  merci 
de  la  banquise  flottante. 

Le  printemps  avait  déjà  commencé  quand  je  revins  du 
Nord,  et  chaque  jour,  l'eau  empiétait  davantage  sur  les 
glaces.  Un  merveilleux  changement  s'était  opéré  depuis  le 
mois  d'avril.  De  —  36"  G.  qu'il  marquait  alors,  le  thermo- 
mètre était  monté  à  -}-  3«  G.  ;  le  blanc  linceul  de  l'hiver, 
qui,  si  longtemps, avait  caché  les  vallées  et  les  montagnes, 


CHAPITRE  XXXIV.  331 

disparaissait  sous  l'influence  des  chauds  rayons  du  soleil; 
des  torrents  de  neige  fondue  s'ëlançuient  dans  les  gor.ues 
escarpées  ou  bondissaient  en  cascades  du  haut  des  falaises; 
partout  l'air  s'emplissait  du  murmure  des  eaux  courantes. 
Un  petit  lac  s'était  formé  derrière  l'observatoire  et  se  dé- 
versait dans  la  mer  par  un  ruisseau  folâtre  qui  faisait  en- 
tendre son  joyeux  gazouillis  sur  les  cailloux;  ilrongeaitpeu 
à  peu  les  glaces  de  la  berge,  et  les  bords  du  lac  et  du  ruis- 
seau, ramollis  par  le  dégel  et  débarrassés  de  leur  vêtement 
d'hiver,  laissaient  poindre  déjà  les  signes  de  la  verdure 
qui  allait  revenir;  la  sève  s'épanchait  dans  les  tiges  naines 
des  saules,  malgré  la  neige  et  les  glaces  qui  en  couvraient 
encore  les  racines;  on  voyait  germer  les  mousses,  les  pa- 
vots, les  saxifrages,  le  cochléaria  et  d'autres  robustes  plan- 
tes; partout  retentissait  le  cri  des  oiseaux  que  nous 
ramenait  l'été.  Des  myriades  de  petits  auks  (guillemots 
nains)  animaient  la  falaise,  des  bandes  d'eiders,  paraissant . 
encore  indécis  sur  le  choix  d'une  île  pour .  leur  demeure 
de  la  saison,  balayaient  le  port  dans  leur  vol  rapide,  les 
gracieuses  hirondelles  de  mer  planaient  dans  l'espaça  ou 
gazouillaient  et  se  jouaient  sur  les  eaux,  les  mouettes 
bourgmestres  et  les  gerfauts  planaient  au-dessus  de  nous 
avec  une  gravité  solennelle;  le  «  Ha-hah-wie  »  du  canard 
à  longue  queue  résonnait  souvent  sur  le  port,  i\ue  ces  oi- 
seaux traversaient  avec  la  rapidité  d'une  flèche.  Les  bé- 
casses voletaient  autour  des  flaques  d'eau  douce,  les  pas- 
sereaux pépiaient  sur  les  rocs,  de  longues  lignes  d'oies 
au  bruyant  caquet  fendaient  l'air  sur  nos  têtes,  poursui- 
vant leur  route  vers  quelque  région  encore  plus  septen- 
trionale et  la  voix  profonde  du  morse  nous  venait  des  gla- 
çons que  le  vent  poussait  sur  la  mer.  La  baie  et  le  liord 
étaient  tout  •<  tachetés  »  de  phoques  qui  s'ouvraient  un 
trou  dans  la  glace  pour  se  prélasser  au  soleil  ;  le  lieu  que 
j'avais  laissé  revêtu  de  son  froid  manteau  d'hiver,  pre- 
nait les  robes  brillantes  du  printemps;  cette  évolution  se 


392  LA  MER   LIBRE. 

faisait  avec  une  soudaineté  merveilleuse.  La  neige  se  fon- 
dait sur  les  glaces,  et  nous  pataugions  dans  la  boue  aussi- 
tôt que  nous  descendions  du  navire;  la  glace  elle-même 
se  desagrégeait  rapidement  et  celle  qui  bordait  la  mer  se 
détachait  déjà.  Délivrés  de  leurs  chaînes,  mes  deux  gémeaux 
flottaient  au  large,  et  une  foule  d'icebergs  aux  formes 
fantastiques  traversaient  le  détroit  en  majestueuse  et  so- 
lennelle procession ,  et  se  dirigeaient  vers  les  tièdes  eaux 
du  midi,  leurs  sommets  de  cristal  s'épanchant  en  fontaines 
à  mesure  qu'ils  avançaient.  J'étais  revenu  de  mon  voyage 
à  point  nommé. 

Mac  Cormick  songeait  à  l'extérieur  aussi  bien  qu'à  l'in- 
térieur du  schooner;  la  maison  de  planches  fut  enlevée  du 
tillac,  les  passavénts,  les  ponts,  les  cabines,  le  gaillard 
d'avant  furent  récurés  à  fond,  et  après  cette  toilette,  le 
petit  navire  parut  aussi  jM-opre  et  aussi  brillant  que  si  tout 
ce  long  hiver  durant  il  n'avait  pas  été  noirci  par  la  suie 
et  la  fumée  des  lampes.  On  releva  les  agrès,  on  répara  le 
beaupré,  le  bâton  de  foc  et  le  petit  mât  de  hune  ;  les  agrès 
furent  replacés,  les  mâts  raclés;  quelques  pots  de  peinture 
et  de  goudron  rendirent  à  notre  bâtiment  sa  coquetterie 
première;  les  matelots  avaient  déménagé  de  la  cale  à  leur 
gîte  naturel  dans  le  gaillard  d'avant,  et  Dodge  s'occupait 
sans  relâche  à  remettre  dans  les  soutes  le  contenu  des 
magasins,  à  l'exception  toutefois  de  la  réserve  que  je  vou- 
lais laisser  au  Port  Foulke  et  qu'on  déposa  soigneusement 
dans  une  fissure  de  rocher  recouverte  ensuite  de  lourdes 
pierres. 

Les  Esquimaux  restaient  encore  autour  de  nous;  Tchei- 
tchenguak  s'était  dressé  une  tente  sur  la  terrasse  ;  il  avait 
pour  compagnon  un  nouveau  venu  nommé  Alatak,  et  pour 
ménagère  une  femme  qui  paraissait  ne  connaître  d'autre 
profession  que  celle  d'errer  de  gîte  en  gîte,  sans  se  récla- 
mer de  personne.  Je  l'avais  déjà  vue  jadis  à  la  baie  de 
Booth,  où  mes  camarades  la  surnommaient  :  la  Veuve  sen- 


CHAPITRE  XXXIV.  305 

ti  mentale  ;  Hans  et  sa  famille  étaient  à  la  vallée  de  Ghester, 
y  capturant  Itis  guillemots  par  centaines  et  demeurant  dans 
une  tente  de  cuir  apportée  du  cap  York.  Angeit  continuait 
à  fureter  autour  de  la  cuisine  et  des  offices,  faisant  tour  à 
tour  la  joie  ou  le  désespoir  du  vieux  coq,  et  résistant  opi- 
niâtrement aux  évangeliques  efforts  du  maître  d'hôtel. 
Kalutunah,  le  jovial  vieux  chef,  habitait  toujours  Etah, 
regardant  la  cambuse  du  navire  et  ma  générosité  sans 
bornes  comme  la  source  de  tout  bonheur  terrestre;  trop 
riche  maintenant,  il  ne  savait  plus  où  mettre  ses  trésors. 
Lorsque  j'allai  le  voir,  je  le  trouvai  engraissé  par  la  pa- 
resse et  abruti  par  la  ripaille.  Nonchalamment  étendu  sur 
un  roc,  et  baigné  de  soleil,  il  me  rappelait  le  moine  que 
Walter  Scott  décrit  dans  son  Monastère  :  «  assis  au  coin  du 
feu  et  ne  pensant  à  rien  ».  Il  fut  très-heureux  de  me  revoir, 
me  fit  beaucoup  de  questions  sur  mon  voyage,  m'assura 
que  de  sa  vie  il  n'avait  été  si  content,  et,  empruntant  la 
pensée,  sinon  l'espagnol  de  l'honnête  Sancho,  il  s'écria: 
«  En  me  remplissant  le  ventre,  vous  avez  gagné  mon  cœur.  » 
.le  ne  lui  ramenais  qu'un  chien  sur  les  huit  qu'il  m'avait 
fournis,  mais  il  se  déclara  satisfait;  il  craignait  évidemment 
que  la  restitution  de  sa  bête  ne  lui  annonçât  le  terme  de 
mes  bienfaits,  et  sa  joie  fut  grande  lorsque  je  l'invitai  à 
revenir  à  bord,  chercher  autant  de  provisions  qu'il  pour- 
rait en  emporter. 

La  Nalegak  me  demanda  d'abord  si  je'n'avais  pas  trouvé  i^ 
d'Esquimaux  dans  mon  voyage.  Avant  mon  départ,  j'avais 
souvent  causé  avec  lui  de  l'extension  de  sa  race  vers  le 
Nord,  et  il  m'avait  rapporté  la  tradition  bien  établie  parmi 
ses  compatriotes,  et  d'après  laquelle  leurs  ancêtres  au- 
raient vécu  fort  loin  au  nord  aussi  bien  qu'au  midi.  A  une 
époque  assez  récente,  la  tribu  qui  habite  le  rivage,  depuis 
le  cap  York  jusqu'au  détroit  de  Smith,  a  été  séparée  des 
autres  par  l'invasion  des  glaces  venant  de  la  mer  et  du 
continent.  Il  croyait  qu'il  existe  encore  des  Esquimaux  dans 


396  LA  MER  LIBRE. 

ces  deux  directions.  Je  ne  fais  pas  de  doute  qu'autrefois  les 
naturels  de  cette  côte  ne  pussent  librement  communiquer 
avec  ceux  qui  habitaient  les  parages  d'Upernavik,  le  long 
de  la  baie  de  Melville,  etKalutunah  pense  qu'il  en  était  de 
même  dans  la  direction  opposée.  Les  glaces  se  sont  accu- 
mulées dans  le  détroit  de  Smith  comme  dans  la  baie  de 
Melville,  et  les  riches  territoires  de  chasse  qui  s'étendaient 
jusqu'au  pi«îd  du  glacier  de  Humboldt,  sont  aujourd'hui 
des  solitudes  désolées,  rarement  parcourues  par  quelque 
créature  vivante.  Sur  les  côtes,  Kane  a  reconnu  en  divers 
endroits  les  vestiges  d'anciennes  huttes,  et  plus  bas  encore, 
vers  la  bouche  du  détroit,  on  en  voit  plusieurs  de  dates 
récentes.  Près  de  Cairn-Pointe  s'en  trouve  une  abandonnée 
seulement  l'année  qui  précéda  la  visite  du  docteur  en  1853; 
elle  n'a  pas  été  occupée  depuis  ;  celles  qu'on  découvrit  à 
Port  van  Rensselaer  n'avaient  pas  servi  à  la  génération  ac- 
tuelle. 

Je  racontai  au  Nalegak  que  nous  avions  reconnu  des 
vestiges  de  son  peuple  sur  la  terre  de  Grinnell,  mais  cela 
ne  le  satisfaisait  pas  complètement;  il  avait  espéré  que  je 
ramènerais  de  mon  voyage  des  Esquimaux  vivants  ;  malgré 
cette  déception,  il  se  montra  heureux  de  voir  se  confirmer 
les  récits  de  ses  ancêtres  et  ajouta  que  si  j'avais  poussé 
plus  loin,  j'aurais  trouvé  bon  nombre  d'indigènes.  «  Il  y 
a  là-bas  de  bons  territoires  de  chasse,  beaucoup  d'oomenaks 
(bœufs  musqués)  et  partout  où  il  y  a  de  bons  territoires 
de  chasse,  on  est  sûr  de  trouver  des  Esquimaux.  » 

Kalutunah  devint  plus  triste  que  je  ne  l'avais  jamais  vu, 
quand  je  lui  parlai  de  l'avenir  de  sa  race  :  «  Hélas!  dit-il, 
nous  serons  bientôt  tous  partis!  »  Quand  il  entendit  que  je 
comptais  revenir  à  Port  Foulke,  que  des  hommes  blancs  s'é- 
tabliraient près  d'Étah  pendant  plusieurs  années,  il  ajou- 
ta vivement  :  «  Revenez  donc  bientôt,  ou  il  n'y  aura  per- 
sonne ici  pour  vous  souhaiter  la  bienvenue  !  » 

Il  est  vraiment  douloureux  de  réfléchir  sur  les  destinées 


CHAPITRE  XXXIV.  397 

de  cette  petite  tribu.  Il  y  a  beaucoup  à  admirer  dans  ces 
races  barbares  ;  elles  ne  soutiennent  leur  pauvre  existence 
qu'au  prix  des  plus  énergiques  combats  contre  des  obsta- 
cles qui  nous  décourageraient;  souvent,  des  Esquimaux 
restent  sans  nourriture  pendant  des  journées  entières  ;  ils 
ne  la  conquièrent  jamais  qu'au  prix  du  danger;  aussi 
est-il  bien  faible  le  lien  qui  les  rattache  à  la  vie  !  Ils  n'ont 
d'autre  champ  de  récolte  que  la  mer,  et  ne  possédant  pas 
de  bateaux  pour  y  suivre  leur  proie,  il  leur  faut  attendre 
que  la  marée  ou  le  changement  de  saison  ouvre  quelques 
fissures  le  long  desquelles  ils  errent  à  la  recherche  des 
phoques  ou  des  morses  qui  y  viennent  respirer.  Les  chan- 
ces incertaines  de  ces  chasses  difficiles  les  forcent  souvent 
de  s'abriter  en  hiver  sous  de  grossières  huttes  de  neige; 
en  été,  ils  n'ont  que  les  oiseaux  aquatiques  en  place  des 
animaux  marins,  qu'ils  ne  savent  guère  capturer  lorsque 
les  glaces  oot  dérivé  au  large. 

D'après  les  détails  donnés  par  Hans  et  Kalutunah,  je  ne 
crois  pas  que  la  tribu  soit  composée  aujourd'hui  de  plus  de 
cent  personnes.  Elle  aurait  aussi  bien  diminué  depuis  le 
départ  de  Rane  en  1855  *.  Hans  m'a  tracé  à  grand'  peine  une 
esquisse  de  la  côte  du  cap  York  au  détroit  de  Smith,  et  y 
a  placé  les  villages,  si  on  peut  donner  ce  nom  aux  lieux 
habités  par  les  Esquimaux.  Ils  sont  toujours  situés  sur  le 
bord  de  la  mer  et,  pour  la  plupart,  sont  composés  d'une 
seule  hutte.  La  station  la  plus  importante  en  compte  trois. 
Inutile  de  décrire  ces  demeures  ;  elles  ressemblent  toutes 
à  celle  du  Nalegak  à  Etah. 

L'attente  de  la  débâcle  prochaine  ne  me  permettant  pas 
de  m'éloigner  du  navire,  nous  utilisâmes  le  temps  aussi 


1.  Elle  aurait  encore  plus  décliné  dans  les  quarante  années  précédentes, 
si,  comme  il  est  plus  que  probable,  cette  tribu  est  la  même  que  découm- 
rent  Ross  et  Parry  en  1818,  et  sur  laquelle  la  relation  de  leur  voyage,  où 
elle  figure  sous  la  qualifisation  un  peu  ambitieuse  de  Montagnards  Arctiques , 
appela  l'attention  et  l'intérêt  de  l'Europe  savante.  (Trad.) 


398  LA  MER  LIBRE. 

bien  que  possible  autour  du  Port  Foulke.  On  renouvela  les 
expériences  faites  l'automne  précédent  au  moyen  du  pen- 
dule et  on  releva  plusieurs  séries  complètes  d'observa- 
tions pour  déterminer  la  force  magnétique.  Les  triangu- 
lations de  la  baie  et  du  port  furent  terminées,  les  ter- 
rasses mesurées  et  reliées  entre  elles;  et  nous  étudiâmes 
de  nouveau  les  angles  du  glacier.  Pour  tous  ces  travaux, 
j'ai  trouvé  en  M.  Radclilfe  un  aide  intelligent  et  laborieux. 
Il  s'est  aussi  beaucoup  occupé  de  la  photographie,  et  avec 
sa  coopération  patiente,  j'ai  pu  vers  la  fin  réunir  un  nom- 
bre présentable  d'assez  bonnes  épreuves.  MM.  Knorr  et 
Starr  m'ont  été  fort  utiles  pour  mes  échantillons  d'histoire 
naturelle;  ils  se  mirent  à  l'œuvre,  dès  que  se  formèrent  les 
premières  fissures  dans  la  glace  du  port,  et  leurs  travaux 
furent  récompensés  pax  la  plus  belle  collection  d'inverté- 
brés qu'on  ait  recueillie  dans  les  eaux  polaires'. 

Tne  nouvelle  visite  au  Frère  Jean  me  prit  une  semaine. 
Je  plantai  ma  tente  près  du  lac  Alida,  et  nous  procédâmes 
méthodiquement  à  mesurer  et  à  photographier  notre  vieille 
connnaissance  du  dernier  automne. 

Nous  arrivâmes  au  lac  au  milieu  d'une  scène  fort  ani- 
mée.,Le  blanc  tapis  était  presque  entièrement  enlevé  de  la 
vallée  et  quoique  les  fleurs  n'eussent  pas  encore  paru,  la 
verdure  couvrait  déjà  les  bords  de  l'eau,  et  sous  la  neige 
même,  poussait  fraîche  et  vivace  entre  le  gazon  gelé;  les 


1.  Le  docteur  W.  Simpson  a  bieu  voulu  examiner  soigneusement  cette 
collection  et  a  publié  le  résultat  de  ses  recherches  et  de  ses  comparaisons 
dans  les  Annales  de  l'Académie  des  Sciences  naturelles  de  Philadelphie 
(mai  1863).  «Elle  contient  peu  d'espèces  entièrenient  nouvelles,  dit-il,  mais 
CCS  échantillons  ofTrent  le  plus  grand  intérêt,  comme  ayant  été  recueillis 
dans  des  localités  plus  rapprochées  du  pôle  qu'aucur  e  autre  en:ore  explorée 
sur  la  partie  américaine  de  la  zone  glaciale.  On  y  retrouve  quelques  espèces 
jusqu'ici  connues  seulement  sur  les  côtes  d'Europe,  et  nous  croyons  que  la 
collection  rapportée  par  le  docteur  Hayes  est  plus  complète  qu'aucune  de 
celles  (]u'on  ait  précédemment  recueillies  dans  ces  mers.  Elle  comprend  : 
11  espèces  de  Crustacés;  21  de  Mollusques;  7  Echinodermes,  1  Acalèphe,  et 
de  plus  un  nombre  considérable  de  Nudibrancbes,  d'Actmies,  etc.,  dont 
les  spécimens  conservés  dans  l'alcool  n'ont  pu  être  facilement  classés.  » 


CHAPITRE  XXXIV.  ;99 

tendres  bourgeons  ouvraient  leurs  petites  feuilles,  et  les 
plantes  paraissaient  tout  aussi  heureuses  du  retour  du 
printemps  que  leurs  ambitieuses  cousines  de  nos  chaudes 
régions.  De  nombreux  troupeaux  de  rennes  descendaient 
des  montagnes  pour  paître  l'herbe  nouvelle,  des  ruisseaux 
bouillonnants  et  de  capricieuses  cascades  mêlaient  leur  ai- 
mable musique  au  gazouillement  des  oiseaux  posés  par 
myriades  sur  les  pourtours  du  lac,  perchés  sur  les  falaises 
ou  fendant  les  airs  en  troupes  si  serrées  que  parfois  elles 
semblaient  un  nuage  noir  nous  cachant  le  soleil.  C'étaient 
des  guillemots  nains',  palmipèdes  de  la  grosseur  d'une 
caille;  le  bruit  de  leurs  ailes  rapides  et  de  leurs  cris  con- 
tinuels me  rappelait  le  murmure  de  la  tempête  agitant  les 
grands  arbres  d'une  forêt.  La  vallée  étincelait  au  soleil  du 
matin  qui  rayonnait  sur  le  glacier  et  revêtait  de  magni- 
ficence les  montagnes,  les  collines  et  la  plaine. 

Hans  avait  dressé  sa  tente  à  l'extrémité  du  lac,  et  Kalu- 
tunah  était  venu  le  rejoindre  avec  Myouk  et  Alatak.  — 
Jensen  tua  un  renne,  Hans  nous  donna  quelques  guille- 
mots, et  avant  de  nous  mettre  à  l'ouvrage,  et  tout  en  écou- 
tant les  chansons  des  oiseaux  et  des  cascades,  nous  nous 
assîmes  autour  d'un  éclat  de  rocher  qui  nous  servit  de 
table  pour  faire  honneur  au  repas  substantiel  préparé  par 
Cari,  et  accompagné  de  force  rasades  de  l'eau  pure  du 
glacier. 

L'aspect  du  Frère  Jean  avait  beaucoup  changé.  D'é- 
normes blocs  détachés  gisaient  maintenant  épars  dans  la 
vallée;  le  glacier  lui-même  s'inclinait  encore  plus  sur  sa 
pente  et  refoulait  devant  lui  les  rochers,  les  neiges  et  les 
débris  de  glace  en  une  morajne  confuse  formant  comme 
une  immense  vague.  Sa  marche  vers  la  mer  était  continue 
et  irrésistible. 

1.  Little  avk  des  navigateurs  anglais.  —  Vria  minor  de  Bri  son.  —  Petit 
pingouin  de  Buffon.  —  Uria  aile  selon  Temminck.  —  Arctica  aile  selon  Ri- 
chardson.  (t/ie  ^^lar  Urgions).  {Trad.) 


4U0  ^    LA  MER  LIBRE. 

L'ascension  en  fut  beaucoup  plus  difficile  qu'à  rautomne 
précédent;  la  neige  était  déjà  presque  fondue;  les  rocs  dé- 
nudés montraient  leurs  arêtes  saillantes,  et  nous  eûmes 
as^ez  de  peine  à  franchir  la  gorge  et  à  escalader  le  Frère 
Jean  lui-même.  Sur  nos  têtes,  ainsi  que  sous  nos  pieds, 
tout  était  détrempé  d'eaux  vaseuses;  elles  découlaient  de  la 
surface  du  glacier  comme  les  gouttières  dun  toit  pendant 
un  dégel  de  février  et  formaient  de  petits  ruisseaux  qui, 
grossis  par  les  neiges  fondantes,  s'infiltraient  sous  le  gla- 
cier, pour  reparaître  en  torrents  rapides  qui  bondissaient 
dans  la  vallée,  puis  se  déversaient  dans  le  lac  et  du  lac 
dans  la  mer. 

J'eus  le  bonheur  de  trouver  tous  nos  jalons  debout,  et 
au  moyen  du  ^théodolite  je  répétai  les  angles  que  Sonntag 
et  moi  avions  mesur.és  à  l'automne.  Tous  calculs  faits,  j'ai 
pu  établir  que  le  centre  du  glacier  est  descendu  de  quatre- 
vingt-seize  pieds  vers  la  mer,  en  moins  de  six  mois. 

La  vallée  de  Chester  a  dû  être  une  station  favorite  des 
Esquimaux;  nous  y  avons  vu  d'anciennes  ruines  de  huttes, 
dont  quelques-unes  étaient  entourées  d'ossements  ne  de- 
vant pas  remonter  à  une  période  fort  reculée.  C'étaient 
pour  la  plupart  des  débris  de  morse,  de  phoque  et  d'ours  ; 
mais  j'ai  ramassé  aussi  un  fragment  de  crâne  de  bœuf 
musqué  dans  un  endroit  qui  prouvait  surabondamment 
que  l'animal  lui-même  avait  servi  de  nourriture  aux  habi- 
tants de  la  cabane.  J'en  parlai  au  Nalegak;  il  m'assura 
avoir  souvent  entendu  dire  que  les  bœufs  musqués  étaient 
autrefois  nombreux  sur  toute  la  côte  ;  on  en  rencontrait 
encore  quelques-uns,  et  pas  plus  tard  que  l'hiver  précé- 
dent, un  chasseur  du  détroit  de  Wolstenholme  en  avait 
abattu  un  sur  deux  qui  paissaient  près  d'un  lieu  appelé 
Oomeak.  —  Ce  ruminant  n'aurait  donc  pas  encore  entiè- 
rement disparu  du  Groenland  comme  le  supposent  plu- 
sieurs naturalistes. 

Je  passai  une  journée  entière  à  prendre  des  alignements 


26 


CHAPITRE  XXXIV.  403 

du  pied  du  glacier  jusqu'au  Fiord.  Je  trouvai  que  la  base 
du  Frère  Jean  repose  à  quatre-vingt-douze  pieds  au-dessus 
du  niveau  de  la  mer.  Une  autre  journée  fut  entièrement 
consacrée  à  la  chasse. 

11  serait  impossible  de  donner  une  juste  idée  du  nombre 
immense  de  guillemots  nains  qui  foisonnaient  autour  de 
nous.  La  pente  des  deux  côtés  de  la  vallée  suit  un  angle 
de  45"  environ  jusqu'à  une  hauteur  de  trois  à  cinq  cents 
pieds  où  elle  rencontre  les  falaises  à  pic  qui  se  dressent 
a  près  de  sept  cents  pieds  au-dessus.  Ces  talus  se  compo- 
sent de  débris  de  roches  que  les  gelées  ont  détachées  de 
l'immense  muraille.  Les  oiseaux  s'introduisent  entre  ces 
rocs,  y  cherchent  quelque  crevasse  tortueuse  et  étroite  où 
ils  couvent  leur  œuf  unique,  sans  crainte  de  leurs  ennemis, 
les  renards,  qui  rôdent  en  grand  nombre,  toujours  en  quête 
d'un  dîner. 

Ayant  prévenu  le  Nalegak  que  je  désirais  l'accompagner 
à  une  chasse  aux  guillemots,  ce  digne  personnage  arriva 
de  fort  bonne  heure  à  ma  tente,  tout  fier  de  la  faveur  que 
lui  faisait  le  grand  chef,  et  s'empressa  de  me  conduire  vers 
les  rochers  de  la  côte.  Les  oiseaux  étaient  encore  plus 
bruyants  que  de  coutume;  ils  revenaient  en  bandes  immen- 
ses de  la  mer  où  ils  avaient  déjeuné*.  Kalutunah  portait  au 
bout  d'un  bâton  de  dix  pieds  de  longueur  un  petit  filet  de 
légères  courroies  de  phoque  nouées  très-ingénieusement. 
Après  avoir  longtemps  trébuché  sur  les  pierres  raboteuses 
et  tranchantes,  nous  parvînmes  à  mi-chemin  de  la  base 
des  falaises:  le  Nalegak  se  tapit  derrière  un  rocher  et  m'in- 
vita à  suivre  son  exemple.  X  quelques  exceptions  près,  les 
bandes  nombreuses  qui  s'agitaient  au-dessus  de  nos  têtes 


\.  Comme  lous  les  autres  palmipèdes  arctiques,  les  guillemots  se  nour- 
rissent des  diverses  variétés  d'invenébrés  marins,  crustacés  pour  la  plupait, 
qui  pullulent  dans  les  mers  polaires.  C'est  cptte  alondance  de  la  vie  or- 
ganique dans  les  eaux  boréales  qui  y  attire  les  oiseaux  en  si  grand  nom- 
bre pendant  la  saison  des  couvées,  qui  commence  en  juin  et  finit  en  août 


404  LA  MER  LIBRE. 

n'étaient  composées  que  de  mâles.  Ils  couvraient  une  pente 
de  près  de  deux  kilomètres  de  large,  on  les  voyait  sans 
cesse  passer  à  peine  à  quelques  pieds  des  rochers,  par- 
courant dans  leur  vol  rapide  toute  l'étendue  des  falaises, 
pour  revenir  un  peu  plus  haut  dans  les  airs  et  recom- 
mencer encore  le  même  circuit.  Parfois  des  centaines  ou 
plutôt  des  milliers  de  ces  jolis  oiseaux  s'abattaient  sou- 
dain comme  à  l'ordre  de  quelque  chef,  et  en  un  clin  d'oeil, 
sur  une  superficie  de  plusieurs  toises,  les  rocs  disparais- 
saient sous  la  bande  pressée,  leur  dos  noir  et  leur  poitrine 
d'un  blanc  pur  bigarrant  fort  agréablement  la  colline. 

Je  suivais  leurs  évolutions  avec  beaucoup  d'intérêt, 
mais  Kalutunah,  tout  entier  à  sa  besogne,  me  pria  de  ne 
plus  relever  la  tête;  les  oiseaux  m'apercevaient  et  volaient 
beaucoup  trop  haut.  Je  fis  comme  le  désirait  mon  sauvage 
compagnon,  et  la  chasse  commença  bientôt;  ils  s'appro- 
chaient tellement  de  nous,  que  j'aurais  pu,  ce  me  semble, 
en  abattre  avec  mon  bonnet.  Kalutunah  s'était  préparé  sans 
bruit;  il  lança  son  filet  au  milieu  d'une  troupe  épaisse,  et 
une  demi-douzaine  d'oiseaux,  étourdis  par  le  coup,  restè- 
rent engagés  dans  les  mailles  ;  il  fit  prestement  glisser  le 
bâton,  et  comprimant  d'une  main  les  pauvres  petites  créa- 
tures, pendant  que  de  l'autre  il  les  sortait  une  à  une,  il 
écrasa  leur  tête  entre  ses  dents  et  croisa  leurs  ailes  sur 
leur  dos  pour  les  empêcher  de  voleter  plus  loin  ;  puis  le 
vieux  barbare  me  regarda  d'un  air  de  triomphe  en  cra- 
chant le  sang  et  les  plumes  qui  lui  remplissaient  la  bouche 
et  continua  à  jeter  sor  filet  et  à  le  retirer  avec  la  même 
dextérité,  jusqu'à  ce  qu'il  eût  mis  une  centaine  de  victimes 
dans  son  sac.  Nous  retournâmes  alors  au  camp,  faire  un 
excellent  repas  de  ce  gibier  ainsi  capturé  au  mépris  de 
toutes  les  règles  de  l'art.  Cari  prépara  un  immense  salmis, 
pendant  que  le  Nalegak  se  divertissait  à  déchirer  les  oi- 
seaux et  à  en  dévorer  la  chair  crue  encore  toute  chaudei. 

iNotre  séjour  dans  la  vallée  fut  brusquement  terminé 


Esquimau  chassant  aux  guillemots  (auks  ou  arctica  aile). 


CHAPITRE  XXXIV.  407 

par  une  violente  tempête  de  neige  qui  nous  força  tous  à 
chercher  au  plus  tôt  un  refuge  ailleurs.  La  trombe  venait 
de  l'ouest;  elle  arracha  la  tente  de  Hans,  la  fit  tournoyer 
comme  un  ballon  et  finit  par  la  jeter  au  milieu  du  lac.  Les 
Esquimaux  partirent  pour  Étah  sans  perdre  de  temps  à 
déplorer  leur  infortune;  comme  ils  passaient  devant  notre 
campement,  Kalutunah  mit  le  nez  à  notre  porte,  et  en  dé- 
pit de  la  terrible  rafale  et  de  la  neige  qui  le  couvrait  de  la 
tête  aux  pieds,  le  même  imperturbable  sourire  s'épanouis- 
sait encore  sur  sa  figure.  «  Si  tu  avais  vu  la  tente  de  Hans  !  > 
dit-il  en  se  tenant  les  côtes  au  souvenir  de  la  malheu- 
reuse famille  subitement  dépossédée  de  son  abri,  dont  les 
parois  de  peaux  s'envolaient  emportées  sur  les  eaux  du  lac. 
Mais  l'hilarité  du  Nalegak  ne  connut  plus  de  bornes  quand 
il  ajouta,  tout  joyeux,  que  la  tempête  augmentait  et  que 
notrer  tour  allaii  venir.  La  prédiction  du  vieux  sauvage  ne 
tarda  pas  à  se  réaliser.  Un  grand  bruit  se  fit  entendre  ;  la 
tente  sous  laquelle  était  installé  notre  appareil  photogra- 
phique venait  de  céder  sous  la  pression  du  vent,  les  in- 
struments, les  plaques  étaient  lancés  sur  les  rochers  et  les 
verres  brisés  en  mille  morceaux.  Nous  courûmes  dehors 
recueillir  les  épaves  du  naufrage  ;  >  mais  à  l'instant  même 
nos  palans  furent  arrachés,  et  notre  toile,  comme  la  tente 
de  Hans,  nous  abandonna  sans  défense  à  la  fureur  de  la- 
tempête. 

Nous  retournâmes  en  toute  hâte  au  navire  ;  il  se  trou- 
vait dans  une  situation  assez  critique  :  les  vergues  qu'on 
avait  replacées  donnaient  prise  à  la  rafale,  et  le  schooner 
étant  encore  solidement  fixé  dans  la  glace,  les  mâts  subis- 
saient une  dangereuse  tension  et  couraient  risque  de  se 
rompre  ;  je  fis  assujettir  à  leur  cime  de  forts  palans  liés  à 
des  pieux  enfoncés  dans  la  glace  du  côté  opposé  à  la  tem- 
pête. Le  vent  chassait  dans  la  baie  d'immenses  débris  for- 
més par  la  débâcle,  les  icebergs  voguaient  au  large  et  la 
mer  libre  s'avançait  à  moins  d'un  demi-kilomètre  du  navire. 


408  LA  MER   LIBRE. 

Six  mois  bien  remplis  d'aventures  s'étaient  écoulés  de- 
puis que  le  minuit  polaire  nous  avait  recouverts  de  son 
linceul  de  ténèbres  :  au  21  juin,  le  soleil  atteignit  sa  plus 
haute  déclinaison  boréale,  l'été  brillait  dans  tout  son  éclal 
et  le  midi  de  [cette  longue  journée  fut  réellement  admi- 
rable; le  thermomètre,  s'élevant  beaucoup  plus  haut  que 
précédemment,  marquait -j-  9"  ^  C.  à  l'ombre  et  -f  14"  C.  au 
soleil.  Le  baromètre  montait  aussi,  et  jamais  atmosphère 
•plus  calme  et  plus  sereine  ne  vint  adoucir  les  lignes  du 
paysage  polaire. 

Séduit  par  la  beauté  du  ciel,  j'allai  faire  un  tour  dans  la 
vallée  au-dessous  du  port;  la  neige  récente  avait  presque 
disparu.  Tachetés  encore  çà  et  là  de  blanches  traînées, 
restes  du  dernier  hiver,  le  vallon  et  la  colline  se  cou- 
vraient de  verdure,  tapis  d'émeraude  frangé  et  lamé  d'ar- 
gent et  semé  de  bouquets;  nombre  de  fleurs  étaient  main- 
tenant épanouies,  et  leurs  têtes  mignonnes  se  balançaient 
au-dessus  du  gazon.  Un  troupeau  de  rennes  paissait  l'herbe 
de  la  plaine,  quelques  lapins  blancs  sortaient  de  leur  re- 
traite pour  brouter  les  bourgeons  de  saule  qui  venaient  de 
s'ouvrir.  De  nouveaux  sujets  d'étude  m'attiraient  toujours 
plus  loin  :  ruisseaux  babillards,  collines  pierreuses,  petits 
glaciers  et  bancs  de  neige  ramollie  alternaient  avec  des 
pelouses  d'un  vert  tendre,  jusqu'à  ce  qu'enfin  je  me 
trouvai  à  la  base  d'une  montagne  sur  le  sommet  de  la- 
quelle se  dressait  une  imposante  muraille  qui  domine  la 
mer  et  ressemble  à  un  vaste  château  crénelé  défendant 
l'entrée  du  vallon.  Je  lui  donnai  le  nom  de  monument  de 
Sonntag,  en  souvenir  de  mon  pauvre  ami.  Plus  loin,  je 
grimpai  sur  un  large  plateau  de  cinq  cents  pieds  de  hau- 
teur environ,  et  marchant  dans  la  direction  du  cap  Alexan- 
dre, j'arrivai  sur  le  bord  d'une  gorge,  au  fond  de  laquelle 
coulait  un  torrent  de  dix  mètres  de  large,  issu  des  neiges 
des  montagnes  et  de  la  mer  de  glace.  Je  longeai  le  ravin, 
et  j'en  suivis  les  berges  escarpées  jusqu'à  la  falaise  de  la 


CHAPITRE  XXXIV.  455 

cote;  rea„  l.ondissait  avec  fureur  par-dessus  cet  escarpe- 
ment   et  se  jetait  dans  un  profond  et  pittoresque  dénîé 
quelle  remplissait  d'un  nuage  décume :  c'est  le  lieu  qui 
dans  mon  journal  et  sur  ma  carte,  s'appelle  le  vallon  e'ia 
cascade  de  la  petite  .Iulia.  'on  ei  la 


CHAPITRE    XXXV. 


L'été  polaire.  —  La  flore.  —  Dissolution  des  glaces.  —  Une  tempête 
de  pluie,  de  neige  et  de  grêle.  —  Les  terrasses.  —  L'action  des 
glaces.  —  Soulèvement  de  la  côte.  —  Intérêt  que  les  icebergs  et 
la  glace  de  terre  ont  pour  le  géologue.  —  Une  chasse  aux  morses. 
—  Le  k  juillet.  —  Visite  'à  l'île  Littleton."  —  Immense  quantité 
d'eiders  et  de  mouettes.  —  La  débâcle.  —  Position  critique  du 
navire.  —  îsous  prenons  congé  des  Esquimaux.  —  Adieux  à  Port 
Foulke. 


Le  lecteur  aura  remarqué  la  transformation  merveilleuse 
accomplie  dans  la  nature  depuis  que  les  ombres  de  la 
nuit  ont  fui  loin  de  nous.  Se  rappelant  les  chapitres  qui 
racontent  l'obscurité  et  le  silence  de  l'hiver  polaire,  la 
tranquillité  de  mort  qui  règne  dans  les  ténèbres  sans  fin , 
la  disparition  de  toute  créature  vivante  qui  enlèverait  ses 
terreurs  à  la  solitude,  il  voit  peut-être  avec  surprise  le 
même  paysage  inondé  maintenant  de  l'éblouissante  lumière 
du  jour,  le  désert  se  couvrir  de  verdure  et  se  parer  de 
fleurs,  et  l'esprit  trouver  partout  des  récréations  nouvelles. 
Le  passage  de  l'hiver  à  l'été  est,  sous  ces  latitudes,  une  vé- 
ritable résurrection;  la  voix  qui  parle  aux  vents  et  au  so- 
leil et  nous  ramène  la  joyeuse  clarté  est  la  même  qui  di- 
sait de  la  fille  de  Jaïre  : 

«  Elle  n'est  pas  morte,  mais  elle  dort.  » 


CHAPITRE  XXXV.  411 

C'est  le  même  souffle  qui  fécondait  de  nouvelles  pulsa- 
tions dans  le  cœur  muet,  et  ranimait  les  couleurs  de  la  vie 
sur  les  joues  pâles  de  l'enfant. 

L'été  polaire  possède  vraiment  un  charme  magique  :  on 
aime  à  le  voir  émergeant  peu  à  peu  du  sein  des  ténèbres, 
à  suivre  les  développements  de  la  chaleur  toujours  crois- 
sante jusqu'à  ce  que  les  neiges  aient  disparu  des  collines. 
Les  fontaines  jaillissent,  les  faibles  plantes  naissent  à  la  vie, 
les  oiseaux  reviennent  avec  leurs  douces  chansons  ;  puis, 
de  nouveau,  il  s'ensevelit  sous  les  ombres  noires  d'un  fir- 
mament sans  soleil,  les  sources  se  referment,  les  monta- 
gnes et  la  vallée  reprennent  leur  robe  blanche  et  retom- 
bent dans  le  silence  de  l'hiver,  les  oiseaux  et  le  jour  s'en- 
fuient en  même  temps,  le  manteau  des  ténèbres  redescend 
sur  les  hauts  sommets  et  recouvre  l'espace! 

Il  serait  trop  long  de  décrire  ces  contrastes  bien  plus 
frappants  dans  les  régions  boréales  qu'en  tout  autre  lieu 
du  globe,  et  je  me  contenterai  de  choisir  dans  mon  journal 
les  passages  qui  se  rapportent  à  la  marche  de  la  saison  et 
aux  occupations  relatives  au  but  de  notre  entreprise. 

22  juin. 

Il  y  a  juste  six  mois  que  j'écrivais  :  le  soleil  a  atteint 
aujourd'hui  sa  plus  grande  déclinaison  australe,  et  nous 
avons  passé  le  minuit  de  l'hiver.  C'est  tout  le  contraire 
mainterant;  la  lumière  continuelle  a  succédé  aux  constan- 
tes ténèbres,  et  un  monde  d'activité  joyeuse  remplace  notre 
pénible  solitude  d'autrefois. 

«  L'hiver  est  passé,  les  fleurs  vont  émailler  la  terre,  le 
temps  des  oiseaux  et  des  chants  est  revenu.  » 

Et  cette  longue  nuit  d'où  nous  sortons  nous  semble 
maintenant  un  rêve  étrange. 

23  juin. 

Journée  magnifique.  A'ent  léger  du  sud ,  thermomètre  à . 


412  LA  MER   LIBRF. 

-|-  8°  C.  Avec  mes  jeunes  amis,  je  suis  allé  recueillir  des 
plantes  et  des  lichens  :  ces  derniers  tapissent  presque  en- 
tièrement les  rocs;  une  variété  surtout,  de  couleur  orangée 
et  qui  s'étend  en  immense  et  grossier  tissu,  communique 
aux  falaises  une  teinte  assez  agréable,  tandis  qu'une  autre, 
la  tripe  de  roche  fort  abondante  aussi,  donne  un  aspect  lu- 
gubre aux  pentes  pierreuses  qu'elle  recouvre.  J'ai  rapporté 
une  belle  collection  de  fleurs;  c'est  maintenant,  je  crois, 
qu'elles  s'épanouissent  en  plus  grand  nombre  :  elles  se 
sont  ouvertes  ioi  plusieurs  jours  plus  tôt  qu'à  Port  van 
Rensselaer  en  1854,  J'ai  dans  ma  cabine  un  joli  bouquet, 
que  je  renouvelle  à  volonté  sur  le  rivage  du  petit  lac,  der- 
rière l'observatoire  K 

25  juin. 

Voici  du  nouveau  :  la  pluie  tombe  à  grand  bruit  sur  le 

1.  Ne  voulant  pas  interrompre  mon  récit  par  des  détails  qui  auraient 
peu  d'intérêt  pour  la  majorité  des  lecteurs,  je  renferme'  dans  cette  noie  la 
flore  complète  (au  moins  celle  que  mes  persévérants  efforts  ont  pu  cataloguer) 
des  régions  au  nord  du  détroit  de  la  Baleine.  La  plupart  de  ces  plantes  ont 
été  trouvées  à  Port  Foulke.  Mes  collections  contenaient  plusieurs  milliers 
d'échantillons  que  mon  ami  M.  Elle  Durand  de  Philadelphie  a  bien  voulu 
ro'aider  à  classer  ;  il  en  a  rédigé  ensuite  un  compte  rendu  pour  les  Annales 
de  l'Académie  des  Sciences  natunlles  de  cette  même  villej  j'y  copie  la  liste 
suivante  : 

1  Ranunculus  nivalis. —  2  Papaver  nudicaule.  —  3.  Hesperis  Pallasii.  — 
4  Di'aba  alpina.  —  5  Draba  corymbosa.  —  6  Draba  hirta.  —  7  Draba  gla- 
cialis,  —  8  Draba  rupestris.  —  9  Cochlearia  officinalis.  —  10  Vesicaria 
arctica.  —  11  Arenaria  arctica.  —  12  Stellaria  humifusa.  —  13  Stellaria 
stricta.  —  14  Cerastium  alpinum.  —  l.î  Silène  acaulis.  —  16  Lycbnis  ape- 
tala.  —  17  Lychnis  pauciflora.  —  18  Dryas  inlegrifolia.  —  19  Dryas  octope- 
tala.  —  20  Polentilia  pulchella.  —  21  P^tentilla  nivalis.  —  22  Aichemilla 
vulgaris. —  23  Saxifraga  oppositifolia. —  24  Saxifraga  flagellaris. —  25  Saxi- 
fraga  cœspitosa.  —  26  Saxifraga  rivularis.  —  27  Saxifraga  iricuspidata.  — 
28  Saxifraga  cornua.  —  29  Saxifraga  nivalis,  —  30  Leontodon  palustre.  — 
31  Campanula  linifolia.  —  32  Vacciniura  nliginosnm.  —  33  Andrcmcda 
tetragona.  —  34  Pyrola  chlorantha.  —  35  Bartsia  Alpina.  —  36  Pedicularis 
Kanei.  —  37  ArmericaLabradorica. —  38  Polygonum  viviparum. —  39  Oxyria 
didyma.  —  40  Empetium  nigrum.  —  4i  Betula  nana.  —  42  Salix  arctica. — 
43  Salix  herbacea.  —  44  Luzula  (trop  jeune).  —  4.5  Carex  rigida.  —  46  Erio- 
phorum  vaginatum.  —  47  Alopecurus  alpinus.  —  48  Glyceria  arctica.  — 
49  Poa  arctica.  —  50  Poa  alpina.  —  51  Hieroclea  alpina.  —  .52  Festuca 
'  ovina.  —  b'S  Lycopodiura  annotinum. 


CHAPITRE   XXXV.  413 

pont:  nous  en  avons  déjà  un  pouce.  Je  recueillais  quel- 
([ues  échantillons  géologiques  dans  la  montagne,  lorsque 
l'averse  a  commencé;  elle  m'a  trempé  jusqu'aux  os,  et  bien 
plus,  j'ai  failli  périr  en  traversant  un  petit  glacier  situé 
sur  le  talus  de  la  colline  et  que  l'eau  rendait  plus  dangereux 
que  de  coutume;  le  pied  me  manqua,  je  glissai  sur  la 
pente  à  travers  les  pierres  qui  en  hérissaient  la  surface  et 
je  vins  échouer,  avec  force  contusions  et  très-peu  de  vête- 
ments, sur  les  roches  qui  la  terminent. 

Le  thermomètre  est  à  +  9*  C,  et  la  persistance  de  la 
chaleur  depuis  une  semaine,  jointe  à  «  la  douce  pluie  qui 
descend  des  cieux  »,  aide  beaucoup  à  la  dissolution  des 
glaces.  Elles  sont  très-pourries  et  la  mer  libre  les  ronge 
rapidement.  La  charnière  qui  fixe  la  banquette  au  rivage 
tombe  en  morceaux,  et  il  est  assez  difticile  d'atteindre  la 
terre. 

26  et  27  juin. 

L'été  naissant  a  changé  de  face;  la  douce  pluie  s'est  trans- 
formée en  averses  de  grêle  et  de  neige,  aussi  intempestives 
que  désagréables.  Les  blanches  tramées  dont  les  rafales 
émaillent  les  rochers,  donnent  un  air  assez  étrange  à  notre 
paysage  de  juin.  Le  vent  souffle  du  sud  et  les  vagues,  par- 
courant la  baie  sans  rencontrer  d'autre  obstacle  que  quel- 
ques icebergs,  commencent  à  secouer  terriblement  la  cein- 
ture de  glace  de  notre  schooner  ;  nous  pouvons  compter  les 
pulsations  de  la  mer  dans  notre  trou  à  feu.  Je  n'aimerais 
guère  voir  le  navire  délivré  de  sa  prison  au  milieu  d'une 
semblable  tempête. 

Le  lendemain  l'ouragan  continua  avec  des  averses  de 
pluie  mêlées  de  beaucoup  de  grêle.  Au  loin ,  vers  la  mer, 
la  scène  paraissait  si  sauvage,  que  je  n'ai  pu  résister  à  la 
tentation  de  la  contempler  de  plus  près  sur  l'île  la  moins 
éloignée  de  nous  (la  seule  des  trois  qui  ne  soit  pas  encore 
tout  entourée  d'eau).  Je  marchais  vent  debout,  la  grêle  me 


414  LA  MER  LIBRE. 

coupait  la  ligure  et  je  faillis  être  précipité  dans  la  baie. 
Les  petites  fleurs  qui  la  semaine  dernière  avaient  entr'ou- 
vert  leur  modeste  corolle  aux  chauds  rayons  du  soleil,  la 
refermaient  frileusement  d'un  air  découragé. 

Je  fus  bien  payé  de  mes  peines  par  le  spectacle  que  j'ai 
tâché  d'imprimer  dans  ma  mémoire  et  que  je  vais  repro- 
duire sur  une  feuille  de  papier  qui  sèche  sur  le  cadre  à  des- 
sin que  je  dois  à  l'industrie  de  Mac  Cormick.  Jamais  je  n'ai 
vu  de  tempête  aussi  terrible  si  ce  n'est  l'automne  dernier, 
pendant  que  j'essayais  de  me  frayer  un  passage  à  travers  le 
détroit  de  Smith.  Comme  alors,  le  vent  semblait  enlever 
toute  la  surface  des  eaux  pour  la  lancer  dans  les  airs,  jus- 
qu'à ce  que  ses  forces  parussent  épuisées  ;  puis,  je  voyais 
au  loin ,  sous  un  nuage  sombre,  d'immenses  barres  cou- 
vertes de  taches  blanches,  sortir  des  ténèbres  et  s'avancer 
en  phalanges  pressées,  s'accroître  à  mesure  qu'elles  s'ap- 
prochaient, et  chargeant  avec  fureur  les  icebergs,  siffler  au- 
dessus  de  leurs  sommets,  se  briser  sur  les  îles  et  assouvir 
leur  colère  sur  les  glaces  du  port  au  milieu  desquelles 
elles  ouvraient  plus  d'une  brèche  béante. 

28  juin. 

La  tempête  s'étant  calmée  ce  matin,  quelques-uns  de  nos 
gens  ont  transporté  un  canot  par-dessus  les  glaces  et  ramé 
jusqu'à  l'île  la  plus  éloignée  ;  ils  nous  ont  rapporté  les  pre- 
miers œufs  frais  de  la  saison.  Je  n'en  connais  pas  de  plus 
délicieux  que  ceux  de  la  petite  hirondelle  de  mer.  Les  œufs 
de  l'eider,  comme  ceux  des  autres  canards  maritimes,  sont 
beaucoup  moins  agréables.  Knorr  a  découvert  des  toufles 
de  cochléaria  qui  venaient  de  pousser  autour  des  nids  de 
l'année  précédente,  et  jamais  cœur  de  laitue  ne  fut  mieux 
apprécié  que  la  salade  qu'on  m'a  servie  aujourd'hui.  Les 
îles  nous  fourniront  les  œufs,  et  nous  n'aurons  pas  plus  de 
peine  aies  ramasser  que  la  ménagère  qui  les  envoie  prendre 


CHAPITRE   XXXV.  415 

dans  la  basse-cour.  Les  eiders  ont  déposé  dans  leurs  nids 
une  première  couche  de  duvet,  mais  ces  pauvres  oiseaux  se 
sont  dépouillés  en  vain  et  il  leur  faudra  recommencer.  Jen- 
sen  m'a  porté  un  plein  sac  de  ces  plumes  précieuses.  Il 
me  raconte  que  près  d'Upernavik,  sur  les  îles  où  il  allait 
en  recueillir,  le  mâle  est  parfois  obligé  de  s'arracher  sa 
magnifique  livrée  pour  venir  en  aide  à  sa  malheureuse 
compagne ,  si  souvent  pillée  qu'il  ne  lui  reste  plus  sur  sa 
poitrine  nue  de  quoi  couvrir  encore  ses  œufs. 

2  juillet. 

Après  de  nouvelles  averses,  j'ai  passé  ces  deux  dernières 
journées  à  prendre  des  alignements  de  notre  petite  anse 
jusqu'au  Fiord  et  à  lever  le  plan  des  terrasses.  J'en  ai 
compté  vingt-trois  qui  s'élèvent  très-régulièrement  jusqu'à 
une  altitude  de  trente-sept  mètres  au-dessus  de  la  hauteur 
moyenne  des  marées.  La  plus  basse  en  est  à  onze  mètres, 
et  à  partir  de  ce  point,  elles  s'étagent  avec  la  plus  grande 
sjinétrie;  elles  se  composent  de  galets  arrondis  par  l'action 
des  eaux. 

Ces  terrasses,  dont  j'ai  constaté  l'existence  dans  plusieurs 
localités  analogues,  sont  des  monuments  géologiques  et 
pleins  d'intérêt  du  soulèvement  graduel  des  terres  groën- 
landaises  au  nord  du  soixante-seizième  degré  de  latitude.  A 
partir  du  cap  York,  au  contraire,  le  sud  du  même  pays  s'en- 
fonce sous  les  eaux;  les  preuves  de  cet  affaissement  qui  s'est 
encore  produit  depuis  l'occupation  européenne,  sont  trop 
bien  établies  pour  que  je  m'y  arrête  en  ce  moment;  je  ne 
veux  m'occuper  ici  que  des  régions  plus  septentrionales. 
Autour  des  saillies  très-proéminentes,  dans  les  lieux  où  le 
courant  est  rapide  et  la  glace  poussée  avec  force  contre  la 
terre,  les  rocs,  usés  par  le  frottement,  deviennent  polis 
comme  la  surface  d'une  table  :  on  peut  s'en  assurer  sans 
peine  lorsque  l'eau  est  suffisamment  claire.  Il  en  est  de 


416  LA  MER  LIBRE. 

même  bien  au-dessus  du  niveau  de  la  mer,  jusqu'à  une  élé- 
vation que  je  n'ai  pu  nulle  part  déterminer  avec  exactitude, 
mais  qui  correspond  généralement  à  l'altitude  des  terrasses 
de  Port  Foulke,  dont  la  plus  haute,  je  l'ai  dit,  est  à  trente-sept 
mètres  du  niveau  moyen  des  marées.  A  Cairn-Pointe,  les 
phénomènes  d'érosion  sont  très-marqués  et  la  ligne  de  dé- 
marcation, séparant  le  roc  de  syénite  poli  par  les  eaux  de 
celui  qui  est  encore  brut  et  raboteux ,  est  parfaitement 
tranchée.  La  même  chose  a  lieu  à  l'île  Littleton  (ou  plutôt 
à  l'îlot  Mac  Gary  situé  immédiatement  au  large),  et  se  re- 
trouve sur  la  côte  opposée,  à  la  terre  de  Grinnell,  où  les 
berges  en  gradins  portent  témoignage  de  ces  soulèvements 
successifs. 

Il  est  curieux  d'observer  ainsi,  s'accomplissant  sous  nos 
regards,  les  événements  géologiques  ({ui  dans  les  latitudes 
plus  méridionales  se  sont  passés  pendant  l'époque  glaciaire, 
et  qui  se  manifestent,  non-seulement  par  l'érosion  des  rocs 
de  Cairn-Pointe  et  d'autres  promontoires,  mais  aussi  par  les 
transformations  opérées  dans  la  profonde  mer.  C'est  ici  que 
la  banquette  de  glace  a  une  influence  considérable.  Cette  ban- 
quette est  tout  simplement  la  glace  tabulaire,  collée  pour 
ainsi  dire  contre  le  rivage,  —  la  ceinture  d'hiver  des 
côtes  polaires.  Elle  est  large  ou  étroite  suivant  que  la  berge 
sincline  en  pente  douce  vers  la  mer  où  y  plonge  brusque- 
ment. Se  disloquant  presque  toujours  à  la  fin  de  l'été,  et 
emportant  sur  les  eaux  les  masses  des  rochers  écroulés  des 
falaises,  elle  les  laisse  tomber  à  mesure  qu'elle  se  dissout 
elle-même.  La  quantité  de  débris  ainsi  charriés  au  large  est 
immense,  et  pourtant  presque  infime  en  comparaison  de 
ceux  que  fournissent  les  icebergs;  le  poids  des  roches  et  du 
sable  qui  se  mêlent  à  ces  derniers  pendant  qu'ils  sont  en- 
core attachés  au  glacier,  est  parfois  suffisant  pour  ne  lais- 
ser immerger  hors  de  l'eau  qu'une  très-petite  partie  de 
leur  volume.  La  montagne  de  glace  se  désagrège  peu  à 
peu,  les  matières  plus  lourdes  coulent  au  fond  de  l'Océan 


CHAPITRE  XXXV.  417 

et  si  les  lieux  où  elles  reposent  s'élèvent  un  jour  au-dessus 
du  niveau  de  la  mer,  quelque  géologue  des  siècles  futurs 
sera  peut-être  aussi  embarrassé  de  dire  comment  elles  se 
trouvent  là,  que  ceux  de  notre  génération  le  sont  pour 
expliquer  l'origine  des  blocs  erratiques  de  la  vallée  du 
Connecticut. 

3  juillet. 

Cette  journée  a  été  marquée  par  une  chasse  aux  morses, 
qui  peut  compter  dans  la  vie  d'un  chasseur.  BeauccTUp  de 
glace  brisée  nous  arrivait  du  détroit  dans  ces  derniers 
temps,  et  par  ce  brillant  soleil ,  ces  animaux  aiment  à  sor- 
tir de  la  mer  pour  dormir  et  se  prélasser  sur  les  glaçons. 

Ce  matin,  j'étais  sur  la  colline,  occupé  à  choisir  l'emplace- 
ment d'un  cairn,  lorsque  mon  oreille  a  été  frappée  de  rau- 
ques  beuglements,  et  en  me  tournant  vers  le  large,  j'ai  vu 
la  banquise  poussée  par  la  marée  en  travers  de  l'ouverture 
de  notre  petit  golfe,  et  toute  couverte  de  morses  remplis- 
sant l'air  de  leurs  cris  bizarres.  Ils  faisaient  songer  aux 
troupeaux  du  vieux  Protée;  les  glaçons  en  étaient  chargés 
aussi  loin  que  l'œil  pouvait  s'étendre.  On  les  aurait  comptés 
par  centaines  et  par  milliers. 

Je  me  hâtai  de  revenir  à  bord  et  de  faire  appel  aux  gens 
de  bonne  volonté.  Bientôt  une  baleinière  portant  trois 
carabines,  un  harpon  et  des  rouleaux  de  lignes,  fut  traînée 
sur  la  glace  et  lancée  rapidement  à  la  mer.  Il  nous  fallut 
ramer  pendant  quatre  kilomètres  avant  d'atteindre  le  bord 
de  la  banquise.  Deux  ou  trois  douzaines  de  morses  étaient 
couchés  sur  le  glaçon  sur  lequel  nous  avions  mis  le  cap  ; 
ils  le  couvraient  presque  en  entier.  Pêle-mêle  les  uns  contre 
les  autres,  étendus  au  soleil ,  ou  s'étirant  et  se  roulant 
paresseusement,  comme  pour  exposer  à  ses  rayons  toutes 
les  parties  de  leur  lourde  masse ,  ils  ressemblaient  à  des 
pourceaux  gigantesques,  se  vautrant  avec  délices  :  évidem- 
ment, ils  ne  soupçonnaient  pas  le  danger;  du  reste,  nous 

27 


418  LA  MER  LIBRE. 

nous  approchions  lentement,  ayant  mis  des  sourdines  à 
nos  avirons. 

A  mesure  que  diminuait  la  distance  entre  nous  et  notre 
gibier,  nous  commencions  à  comprendre  que  nous  aurions 
affaire  à  de  formidables  adversaires.  Leur  aspect  était 
effrayant  au  possible  et  nos  sensations  peuvent  se  compa- 
rer à  celles  du  conscrit  entendant  pour  la  première  fois 
l'ordre  de  charger  l'ennemi.  Si  la  honte  de  l'aveu  ne  nous 
.  eût  retenus,  nous  aurions  tous,  je  crois,  préféré  battre  en 
retraiCe.  Leur  peau  rude  et  presque  sans  poil,  épaisse 
d'un  pouce  me  rappelait  singulièrement  la  cuirasse  d'un 
vaisseau  blindé,  pendant  que  les  énormes  défenses  qu'ils 
brandissaient  avec  une  vigueur  que  leur  gaucherie  ne  di- 
minuait en  rien,  «lenaçaient  de  terribles  accrocs  les  bor- 
dages  de  l'embarcation  et  les  côtes  du  malheureux  qui 
aurait  la  mauvaise  chance  de  tomber  à  la  mer  au  milieu  de 
ces  brutes.  Pour  compléter  la  laideur  de  leur  expression 
faciale  que  les  défenses  rendaient  déjà  assez  formidable,  la 
nature  leur  a  donné  un  large  museau  épaté  dont  la  partie 
inférieure  est  toute  parsemée  de  rudes  moustaches  sem- 
blables aux  dards  du  porc-épic  et  remontant  jusqu'au  bord 
de  narines  très-ouvertes.  L'usage  qu'ils  font  de  ces  piquants 
est  aussi  problématique  que  celui  de  leurs  défenses;  je  sup- 
pose que  ces  dernières  leur  servent  à  la  fois  d'armes  de  com- 
bat, et  de  dragues  pour  détacher  du  fond  de  la  mer  les 
mollusques  qui  forment  leur  principale  nourriture.  Deux 
vieux  mâles  du  troupeau  partageaient  leur  loisir  entre 
le  sommeil  et  les  querelles  ;  de  temps  à  autre,  ils  s'accro- 
chaient par  leurs  défenses,  comme  pour  s'entamer  la  face, 
quoique  du  reste  ils  parussent  traiter  la  chose  avec  assez 
d'indifférence;  leurs  dents  ne  faisant  point  brèche  dans 
leur  derme  épais.  Ces  dignes  personnages,  qui  devaient 
avoir  au  moins  seize  pieds  de  longueur,  et  dont  la  circon- 
férence égalait  celle  d'un  muid,  relevèrent  la  tète  à  notre 
approche,  et  après  nous  avoir  considérés  à  leur  aise ,  pa- 


CHAPITRE  XXXV.  419 

Furent  trouver  que  nous  ne  méritions  pas  une  plus  longue 
attention;  ils  essayèrent  encore  de  se  transpercer  mutuelle- 
ment, puis  retombèrent  endormis  sur  la  glace.  Cette  calme 
indifférence  était  bien  un  peu  alarmante  pour  nous.  S'ils 
avaient  montré  le  moindre  signe  de  crainte,  nous  aurions 
pu  y  puiser  quelque  encouragement,  mais  ils  semblaient 
faire  si  peu  de  cas  de  nos  personnes,  qu'il  ne  nous  fut  pas 
très-facile  de  conserver  le  front  d'airain  avec  lequel  nous 
nous  étions  jetés  dans  l'aventure.  Cependant  il  était  trop 
tard  pour  reculer,  nous  avançâmes  donc,  tout  en  nous  pré- 
parant au  combat. 

Outre  les  deux  mâles,  le  groupe  contenait  plusieurs  fe- 
melles et  des  jeunes  de  tailles  diverses,  quelques-uns  en- 
core à  la  mamelle,  des  veaux  d'une  année,  d'autres  parve- 
nus déjà  aux  trois  quarts  de  leur  croissance  ;  les  premiers 
n'avaient  pas  encore  de  dents  ;  elles  commençaient  à  poin- 
dre chez  les  autres,  celles  des  plus  âgés  étaient  de  toutes 
les  grandeurs;  les  défenses  des  deux  taureaux,  cônes  so- 
lides d'ivoire  recourbé,  avaient  près  de  trois  pieds.  Il  est 
probable  qu'aucun  d'eux  n'avaient  vu  de  bateau,  et  quand 
nous  fûmes  arrivés  à  trois  longueurs  d'embarcation  de  leur 
radeau  de  glace,  la  bande  entière  prit  l'a'larme,  mais  nous 
étions  prêts  pour  l'attaque.  Le  morse  enfonce  toujours  dès 
qu'il  est  mort,  à  moins  qu'on  ne  le  retienne  au  moyen 
d'une  forte  ligne,  et  nous  n'avions  que  deux  chances  de 
nous  rendre  maîtres  de  notre  gibier  :  il  fallait,  ou  bien 
le  harponner  solidement,  ou  bien  le  tuer  sur  le  glaçon 
même,  chose  assez  difficile,  car  l'épaisseur  de  leur  derme 
détruit  la  force  du  plomb  avant  qu'il  ait  pu  atteindre  quel- 
que partie  vitale  ;  souvent  même  il  s'aplatit  sur  la  surface  ; 
le  crâne  est  si  dur  qu'une  balle  ne  peut  guère  y  pénétrer 
qu'à  travers  l'orbite  de  l'œil. 

Miller,  froid  et  courageux  marin,  qui  avait  poursuivi  les 
baleines  dans  les  parages  du  nord  ouest,  prit  le  harpon  et 
se  tint  à  l'avant,  pendant  que  Knorr,  Jensen  et  moi,  nous 


420  LA  MER  LIBRE. 

étions  à  l'arrière,  nos  carabines  en  main.  Chacun  choisit 
son  but  et  nous  tirâmes  ensemble  par-dessus  les  têtes  des 
rameurs.  Aussitôt  que  les  armes  furent  déchargées,  j'or- 
donnai de  laisser  porter  et  le  canot  fila  comme  une  flèche 
au  milieu  des  animaux  effrayés  qui  se  précipitaient  pêle- 
mêle  dans  la  mer.  .Tensen  avait  atteint  un  des  taureaux  au 
cou ,  et  Knorr  tué  un  des  jeunes  qui  fut  entraîné  à  l'eau 
dans  le  tumulte  général  et  coula  immédiatement.  Ma  balle 
pénétra  quelque  part  dans  la  tête  de  l'autre  vieux  mâle  et 
lui  arracha  un  beuglement  terrible,  plus  fort,  j'ose  le  dire, 
que  celui  du  taureau  sauvage  des  Prairies.  Pendant  qu'il 
roulait  dans  la  mer,  soulevant  des  flots  d'écume  qui  nous 
couvraient  de  leurs  fusées,  il  faillit  atteindre  la  proue  du 
canot,  et  Miller,  en  habile  chasseur,  profita  de  cet  instant 
pour  lancer  son  harpon. 

Le  troupeau  tout  entier  plongea  dans  la  profondeur  des 
eaux  et  la  ligne  se  déroula  sous  le  plat  bord  avec  une  vi- 
tesse alarmante;  mais  nous  en  avions  une  bonne  provision 
et  elle  n'était  pas  encore  au  bout  de  son  rouleau,  qu'elle 
commençait  à  se  détendre  :  les  animaux  remontaient.  Nous 
ramenâmes  la  ligne  à  nous  en  nous  tenant  prêts  pour  ce 
qui  allait  suivre.  En  ce  moment  la  ligne  vint  à  s'emmêler 
autour  d'une  des  pointes  des  glaces  qui  flottaient  autour 
de  nous,  et  nous  aurions  couru  un  fort  grand  péril,  si  un 
des  matelots  n'eût  lestement  sauté  parmi  les  glaçons  et  dé- 
gagé la  ligne  et  la  baleinière. 

Quelques  minutes  après,  le  troupeau  reparaissait  à  la 
surface  de  la  mer  à  environ  cinquante  mètres  de  nous,  et 
entourant  encore  l'animal  blessé.  Miller  tirait  vigoureuse- 
ment sur  le  harpon  et  la  bande  entière  s'élança  vers  notre 
canot.  Alors  commença  une  scène  impossible  à  décrire. 
Tous  poussaient  avec  ensemble  le  même  cri  sauvage,  la- 
mentable appel  d'une  créature  aux  abois;  l'air  retentissait 
des  voix  rauques  qui  se  répondaient.  Le  heuk,  heuk,  heuk, 
des  taureaux  atteints  semblait  trouver  partout  des  échos  et 


CHAPITRE  XXXV.  423 

passait  de  glaces  en  glacesr  comme  le  clairon  des  batailles 
se  répétant  d'escadron  en  escadron.  De  chaque  radeau  flot- 
tant, les  bêtes  efîarouchées  se  précipitaient  dans  les  ondes, 
comme  le  matelot  se  jette  à  bas  de  son  cadre  au  bruit  du 
branle-bas.  Leur  tète  monstrueuse  au-dessus  des  eaux, 
leur  bouche  grande  ouverte,  vomissant  sans  relâche  leur 
lugubre  clameur,  ils  s'avançaient  vers  nous  de  toute  la 
vitesse  de  leurs  nageoires. 

En  peu  de  minutes,  nous  fûmes  entièrement  cernés;  leur 
nombre  se  multipliait  avec  une  rapidité  merveilleuse,  la 
surface  de  la  mer  en  était  toute  noire. 

Ils  paraissaient  d'abord  timides  et  irrésolus,  et  nous  ne 
pensions  guère  qu'ils  méditassent  un  mauvais  coup,  mais 
notre  illusion  fut  bientôt  dissipée  et  nous  vîmes  qu'il  fal- 
lait veiller  soigneusement  à  notre  salut. 

Il  n'y  avait  plus  à  en  douter;  ils  se  préparaient  à  une 
attaque,  et  il  était  bien  tard  pour  fuir  le  dangereux  guê- 
pier où  nous  venions  de  nous  fourrer  si  imprudemment. 
Miller  n'avait  pas  lâché  prise  et  le  morse  blessé,  devenu 
le  point  central  d'un  millier  de  gueules  béantes  et  mugis- 
santes, nageait  maintenant  à  notre  poursuite. 

Évidemment  ces  animaux  voulaient  percer  de  leurs  dé- 
fenses le  plat  bord  de  l'embarcation,  et,  si  nous  leur  lais- 
sions le  temps  de  l'atteindre,  le  canot  serait  mis  en  pièces 
et  les  hommes  lancés  à  la  mer  :  nous  n'avions  pas  une 
seconde  à  perdre.  Miller  saisit  sa  lance  et  en  porta  aux 
assaillants  plus  d'une  terrible  blessure  ;  les  matelots  fai- 
saient force  dé  rames  et  nous  chargions  et  déchargions  nos 
carabines  avec  toute  la  célérité  possible.  Un  coup  de  gaffe, 
une  balle  ou  la  lance  du  harponneur  venait  à  la  res- 
cousse à  l'instant  du  péril;  une  ou  deux  fois  cependant, 
chacun  de  nous  put  croire  sa  dernière  heure  arrivée.  Un 
morse  énorme,  à  la  physionomie  brutale  et  féroce,  s'é- 
lançait contre  nous  et  allait  aborder  le  canot;  je  venais 
de  tirer,  il  ne  me  restait  plus  le  temps  de  recharger  mon 


424  LA  MER  LIBRE. 

tusil  et  je  me  préparais  à  le  lui  plonger  dans  la  gorge, 
lorsque  M.  Knorr  l'arrêta  soudain  par  une  balle  dans  le 
crâne.  Une  autre  bête  monstrueuse,  la  plus  grosse  que  j'aie 
jamais  vue  et  dont  les  défenses  avaient  un  mètre  de  lon- 
gueur au  moins,  traversait  le  troupeau  et  nageait  sur  nous, 
la  gueule  béante  et  mugissant  avec  furie.  Je  rechargeais 
encore  mon  arme,  Knorr  et  Jensen  venaient  de  tirer  et  les 
hommes  étaient  aux  avirons.  Ma  carabine  fut  prête  au  mo- 
ment critique;  l'énorme  animal  élevant  sa  tête  au-dessus 
du  canot,  allait  s'abattre  sur  le  plat  bord,  quand  j'épaulai 
mon  fusil  et  le  déchargeai  dans  la  gueule  du  monstre  ;  il  fut 
tué  sur  le  coup  et  coula  immédiatement  comme  une  pierre. 

Ce  fut  la  fin  de  la  bataille.  Je  ne  saurais  dire  ce  qui  leur 
donna  subitement  l'alarme,  mais  les  morses  plongèrent 
soudain  en  faisant  rejaillir  à  grand  bruit  les  eaux  tout  au- 
tour d'eux.  Quand  ils  remontèrent ,  ils  beuglaient  encore, 
mais  ils  étaient  à  quelque  distance  de  nous,  et  leurs  têtes 
tournées  vers  la  haute  mer,  ils  détalaient  aussi  vite  que 
possible,  leurs  cris  s'affaiblissant  à  mesure  que  s'accrois- 
sait la  distance  qui  nous  séparait. 

Nous  avons  dû  en  tuer  ou  en  blesser  deux  douzaines  au 
moins;  en  certains  endroits,  l'eau  était  toute  rouge  de  sang 
et  plusieurs  animaux  flottaient  autour  de  nous  dans  les 
dernières  convulsions  de  l'agonie. 

Le  taureau  harponné  essaya  de  s'enfuir  avec  ses  cama- 
rades, mais  ses  forces  l'abandonnèrent;  nous  le  sentions 
faiblir  et  tirions  sur  la  ligne,  et  nous  le  ramenâmes  bientôt 
assez  près  de  nous  pour  que  nos  balles  pussent  le  blesser 
dangereusement.  La  lance  de  Miller  lui  donna  le  coup  de 
grâce,  puis  nous  le  halâmes  sur  un  glaçon  et  j'eus  bientôt 
un  magnifique  spécimen  à  ajouter  à  ma  collection  d'Histoire 
naturelle.  Nous  ne  réussîmes  à  en  capturer  qu'un  second  ; 
tous  les  autres  avaient  coulé  avant  que  nous  eussions  le 
loisir  d'en  approcher. 

Jusqu'alors,  je  n'avais  pas  regardé  le  morse  comme  un 


CHAPITRE  XXXV.  425 

animal  redoutable,  mais  ce  combat  me  prouve  que  je  ne 
rendais  pas  justice  à  son  courage.  Ce  sont  des  êtres  fort  ba- 
tailleurs, et  sans  notre  sang-froid  et  notre  activité,  le 
canot  aurait  été  mis  en  pièces  et  nous-mêmes  noyés  ou 
déchirés.  On  peut  à  peine  rêver  d'ennemi  plus  effrayant 
que  ces  monstres  énormes,  aux  gorges  mugissantes,  aux 
défenses  formidables.  A  la  prochaine  rencontre,  je  veux 
armer  de  lances  tout  l'équipage  :  la  carabine  n'est  pas  tou- 
jours suffisante  en  pareil  cas,  et  sans  un  emploi  énergique 
de  nos  gaffes  et  de  nos  avirons,  nous  aurions  été  infailli- 
blement atteints  et  coulés. 

4  juillet. 

L'anniversaire  de  la  déclaration  de  l'indépendance  nous 
fait  une  triste  visite  :  la  neige,  la  pluie  et  la  grêle  ne  sont 
pas  d'ordinaire  compris  dans  le  programme  de  notre  fête 
nationale;  le  thermomètre  est  presque  redescendu  au  point 
de  congélation  ,  mais  en  dépit  de  tout,  nous  avons  tiré  le 
canon  et  hissé  toutes  nos  flammes.  Grâce  aux  chasseurs, 
le  festin  traditionnel,  terminé  par  une  salade  de  cochléa- 
ria,  ne  manquait  ni  de  venaison  ni  de  gibier  à  plumes,  et 
si  le  discours  accoutumé  n'est  pas  venu  le  clore,  nous  n'en 
avons  pas  moins  pensé  à  la  chère  contrée  où  tout  est  si 
joyeux  à  pareil  jour,  où  chacun  oublie  les  disputes  de  parti 
pour  se  presser  sous  la  vaste  bannière  d'un  grand  peuple 
et  boire  à  l'union  fraternelle....  Dieu  bénisse  ce  jour! 

7  juillet. 

Je  suis  resté  trois  jours  à  l'île  Littleton  pour  chasser  et 
observer  l'état  des  glaces.  Nous  avons  pris  un  autre  morse, 
mais  cette  fois-ci  nos  adversaires  étaient  beaucoup  moins 
nombreux  et  ne  nous  ont'  pas  donné  grand'peine. 

Les  îles  Littleton  et  Mac  Gary  sont  littéralement  couver- 
tes d'oiseaux ,  d'eiders  et  de  bourgmestres  surtout.  Nous 


426.  LA  MER  LIBRE. 

en  aurions  pu  tuer  des  masses.  Leurs  œufs  sont  presque 
tous  sur  le  point  d'éclore;  heureusement  pour  notre  cui- 
sine, nous  en  avons  déjà  recueilli  une  bonne  provision 
sur  les  îlots  de  Port  Foulke.  Je  n'ai  pas  vu  de  mouettes 
blanches  {larus  eburneus) ^  les  bourgmestres  sont  ici  les 
seuls  représentants  de  la  famille  des  mouettes.  Il  est  pro- 
bable que  les  autres  variétés  ne  remontent  pas  autant  vers 
le  nord. 

L'eau  s'avance  toujours;  les  îles  sont  complètement  dé- 
gagées et  quelques  toises  seulement  séparent  le  navire  de 
la  mer.  En  dépit  de  tous  nos  efîorts  pour  l'enlever,  la 
glace  tient  encore  ferme  autour  du  schooner  et  en  prévi- 
sion d'une  débâcle  soudaine  causée  par  un  flot  venant  du 
sud,  j'ai  employé  nos  hommes  à  scier  au  travers  du  port 
un  chenal  ayant  pour  largeur  la  longueur  exacte  du  navire. 
La  glace  n'a  plus  que  quatre  pieds  et  demi  d'épaisseur. 

Toutes  les  voiles  sont  ferlées,  les  aussières  à  bord,  notre 
dépôt  sur  le  rivage  est  soigneusement  refermé,  et  nous 
sommes  prêts  à  partir,  si  le  vent  nous  pousse  avec  les 
glaces  vers  la  haute  mer. 

Au  nord  de  notre  petite  anse,  nous  avons  construit  sur 
la  colline  un  cairn  dans  lequel  j'ai  déposé  un  court  récit 
de  mon  voyage.  Je  ne  détruis  pas  l'observatoire ,  le  Na- 
legak  me  promet  que  les  Esquimaux  n'y  toucheront  pas 
pendant  mon  absence.  J'ai  comblé  de  cadeaux  tous  ceux 
qui  sont  venus  ici,  et  je  compte  sur  leur  bonne  foi.  Pour- 
tant, le  bois  leur  est  bien  précieux,  et  ces  pauvres  sauva- 
ges ne  sont  pas  les  seuls  fils  d'Adam  qui  trouvent  difficile 
de  résister  à  la  tentation  ! 

9  juillet. 

J'ai  fait  une  dernière  visite  à  la  vallée  de  Ghester  et  dit 
adieu  au  Frère  Jean.  Si  ce  derhier  continue  à  s'étendre 
jusqu'à  ce  que  je  revienne,  les  jalons  que  nous  lui  avons 
plantés  sur  le  dos  seront  intéressants  à  relever. 


CHAPITRE  XXXV.  .  427 

Le  vallon  se  revêtait  de  sa  parure  d'été,  les  verts  talus 
étaient  émaillés  de  fleurs  et  la  glace  avait  entièrement  dis- 
paru du  lac  Alida.  Jensen  a  tué  quelques  oiseaux  et  fait  de 
grands  efforts  pour  capturer  un  renne  ;  de  mon  côté,  j'ai 
conquis  un  papillon  aux  ailes  jaunes,  et,  le  croirait-on  ?... 
un  moustique.  Je  les  ajoute  triomphalement  à  ma  collection 
d'entomologie  qui  contient  déjà  :  dix  lépidoptères,  trois 
araignées,  deux  bourdons  et  deux  mouches,  —  assez  nom- 
breux représentants  du  genre  Insectes  sous  le  78»  17'  de 
latitude  nord. 

10  juillet. 

Une  puissante  houle  nous  arrive  du  sud-ouest  du  port  ; 
elle  est  causée  sans  doute  par  une  forte  brise  qui  doit 
souffler  en  pleine  mer  quoique  nous  ne  nous  en  aperce- 
vions guère  ici.  La  glace  se  brise  de  tous  côtés,  et  des  fis- 
sures nombreuses  s'ouvrent  autour  de  nous.  Si  cet  état  de 
choses  continue  douze  heures  encore,  nous  serons  délivrés, 
la  crise  pourra  être  dangereuse,  les  craquements  sont 
effroyables,  mais  le  schooner  est  encore  solidement  fixé 
dans  son  berceau. 

11  juillet. 

Journée  d'émotions  qui  ne  sont  pas  encore  à  leur  terme  ; 
la  houle  se  maintient,  les  crevasses  s'étendent,  l'eau  a  tou- 
ché le  navire.  Assez  tard  dans  l'après-midi,  au  bout  de 
trente-six  heures  d'anxieuse  attente,  la  glace  s'est  ouverte 
tout  auprès  de  nous  et  quelques  minutes  après,,  une  fente 
se  formait  diagonalement  au  schooner.  L'avant  s'est  assez 
vite  dégagé,  mais  l'arrière  tenait  encore,  et  les  secousses 
imprimées  au  navire  faisaient  craquer  toutes  les  pièces  de 
la  membrure;  à  la  fin,  la  passe  que  nous  avions  sciée  en 
prévision  de  ces  accidents  s'est  un  peu  élargie  ;  un  roulis 
sur  bâbord  a  détaché  la  glace  de  dessous  la  poupe  du  na- 
vire et  nous  sommes  tout  à  fait  à  flot,  mais  non  sans  avoir 
subi  bien  des  dégâts  dans  nos  œuvres  vives. 


428  .  LA    MER  LIBRE. 

12  juillet. 

La  houle  s'est  calmée,  les  nuages  se  dissipent,  et  la  ma- 
rée disperse  les  glaces  au  large.  Nous  sommes  vraiment  à 
flot  et  ne  pouvons  plus  quitter  le  navire  sans  une  embar- 
cation. Il  y  ajuste  dix  mois  que  nous  étions  emprisonnés 
et  que  notre  petit  navire  faisait  l'office  d'une  maison.  Je 
suis  heureux  de  sentir  encore  le  balancement  de  la  mer,  et 
cette  phrase  :  «  Armez  le  canot!  »  quand  je  veux  aller  à 
terre,  a  pour  moi  tout  le  charme  de  la  nouveauté.  Nous 
n'attendons  qu'un  vent  favorable  pour  lever  l'ancre. 

13  juillet. 

Je  viens  de  prendre  congé  de  mes  amis  les  Esquimaux.  Ils 
ont  planté  leur  tente  tout  près  de  nous  et  je  suis  réellement 
triste  de  quitter  ces  pauvres  gens.  Chacun  d'eux  m'a  rendu, 
à  sa  manière,  des  services  plus  ou  moins  importants,  et  leur 
empressement  à  mettre  leurs  attelages  à  ma  disposition  (et 
sans  cela  je  n'aurais  absolument  pu  rien  faire)  est  la  meil- 
leure preuve  qu'ils  pouvaient  me  donner  de  leur  dévoue- 
ment et  de  leur  affection.  Leurs  chiens  sont  leurs  plus  pré- 
cieux trésors;  seuls,  ils  empêchent  la  femme,  les  enfants, 
l'Esquimau  lui-même  de  mourir  de  fahn,  et  rien  ne  les  peut 
remplacer.  J'ai  fait  tout  mon  possible  pour  venir  en  aide 
à  la  tribu,  j'ai  donné  à  mes  voisins  une  foule  de  choses 
qui  leur  seront  utiles,  mais  je  n'ai  pu  leur  rendre  que  deux 
bêtes  de  trait,  les  seules  qui  eussent  survécu  de  toutes 
celles  qu'ils  m'avaient  fournies.  Je  leur  promets  de  revenir 
bientôt,  et  cet  espoir  paraît  les  consoler  un  peu. 

Il  est  triste  de  penser  à  l'avenir  de  ces  pauvres  gens,  et 
cependant  ils  contemplent  leur  future  destinée,  qu'ils  jugent 
inévitable,  avec  un  air  d'indifférence,  difficile  à  compren- 
dre.  Kalutunah,  seul,  paraît  sérieusement  affecté  devant 


CHAPITRE  XXXV.  429 

la  perspective  de  la  désolation  qui  s'étendra  avant  long- 
temps sur  leurs  pauvres  habitations.  Cet  être  singu- 
lier, mélange  de  gravité,  de  bonhomie  et  d'intelligence, 
s'enorgueillit  des  traditions  de  sa  race,  et  semble  être 
réellement  affligé  de  la  voir  peu  à  peu  disparaître.  Aujour- 
d'hui, quand  je  lui  ai  pris  les  mains  pour  lui  dire  que 
c'était  la  dernière  fois  que  je  descendais  à  terre,  des  larmes 
ont  brillé  dans  ses  yeux,  et  il  m'a  profondément  touché 
en  me  disant  d'une  voix  suppliante  :  «  Reviens,  pour  nous 
sauver!  «•  Ah!  certes,  si  je  le  puis,  je  reviendrai  et  je  les 
sauverai,  car,  j'en  suis  sûr,  aucun  être  de  ce  vaste  monde 
ne  mérite  plus  que  ceux-là  la  sympathie  et  le  dévouement 
des  chrétiens. 

14  juillet. 

Un  léger  vent  d'est  gonfle  nos  voiles  vers  la  mer.  Nous 
marchons  lentement,  mais  sans  temps  d'arrêt,  à  travers  la 
glace  disloquée.  Des  boîtes  vides,  des  chiens  morts,  des,  tas 
de  cendres  et  autres  débris  de  l'hiver  voguent  autour  de 
nous  sur  les  glaçons;  reliques  éphémères  de  nos  dix  mois 
d'hivernage.  Les  Esquimaux ,  debout  sur  la  berge ,  nous 
regardent  encore;  le  petit  observatoire  blanc  s'évanouit 
dans  le  lointain,  et  je  descends  du  pont  avec  un  mélanco- 
lique :  «  adieu,  Port  Foulke!  »  sur  mes  lèvres  et  dans  mon 
cœur. 


CHAPITRE  XXXVl. 


Au  large.  —  Efforts  pour  atteindre  le  cap  Isabelle.  —  Rencontre  du 
pack.  —  Nous  mouillons  à  l'île  Littleton.  —  Abondance  de  morses 
et  d'oiseaux  à  Cairn-Pointe.  —  ^■ous  atteignons  la  côte  occiden- 
tale. —  Le  cap  Isabelle.  —  Plans  pour  l'avenir.  —  Résultats 
obtenus.  —  Les  glaciers  de  la  terre  d'EUesmère. 


Le  schooner  glissait  doucement  vers  le  large,  mais  le  vent 
nous  quitta  bientôt  et  le  courant  seul  nous  porta  jusqu'à 
la  rade  extérieure  où  nous  nous  amarrâmes  à  un  iceberg. 
Je  descendis  à  terre,  et  je  réussis  à  obtenir  de  bonnes 
épreuves  photographiques  du  vallon  et  de  la  cascade  de  la 
petite  Julia,  du  monument  de  Sonntag,  du  glacier  du  Pa- 
lais de  Cristal  et  du  cap  Alexandre. 

Je  ne  voulais  pas  quitter  le  champ  de  bataille  sans  es- 
sayer encore  d'atteindre  le  cap  Isabelle  et  d'y  faire  des  ob- 
servations utiles  pour  l'avenir.  Un  vague  espoir  me  restaft 
que,  même  avec  mon  navire  avarié,  quelque  bonne  chance 
justifierait  un  plus  long  séjour  dans  ces  mers.  Aussitôt 
donc  que  le  vent  s'éleva,  nous  abandonnâmes  l'iceberg  et 
cinglâmes  vers  le  cap  Isabelle.  La  brise  fraîchissait  à  me- 
sure que  nous  nous  éloignions  des  terres,  et  le  schooner, 
tout  joyeux  de   sa  liberté,  volait  comme  autrefois  sur  la 


CHAPITRE  XXXVI.  433 

surface  des  eaui.  Malheureusement,  un  épais  champ  de 
glace  vint  nous  barrer  la  route;  j'aurais,  sansaucun.doute, 
pu  m'y  frayer  une  voie  si  le  navire  eût  été  plus  solide  : 
mais  impossible  maintenant  de  songer  à  la  lutte;  le  pack 
n'était  pas  à  dix-huit  kilomètres  du  rivage  groënlandais,  et 
je  retournai  à  l'île  Littleton,  d'où  je  pouvais  au  moins  sur- 
veiller le  mouvement  des  glaces. 

Nous  trouvâmes  un  bon  mouillage  entre  les  îles  Little- 
ton et  Mac  Gary  et  nous  étions  à  peine  ancrés  qu'une 
tempête,  accompagnée  d'épaisses  ondées  de  neige  et  que 
l'état  du  ciel  nous  avait  fait  prévoir,  se  déchaîna  avec  vio- 
lence et  nous  retint  à  l'ancre  pendant  plusieurs  jours;  nos 
gens  trouvèrent  quelques  distractions  dans  la  chasse.  Un 
troupeau  de  rennes  campait  dans  l'île,  et  les  morses  étaient 
fort  nombreux  dans  les  eaux  environnantes. 

Hans  en  captura  quatre,  sans  embarcation ,  et  à  la  vraie 
manière  esquimaude.  Ces  amphibies  couvraient  au  loin  la 
berge  sur  laquelle  ils  prenaient  le  soleil  ;  Hans  s'approcha 
à  pas  de  loup,  et  accrocha  l'une  après  l'autre  ses  victimes 
avec  son  harpon.  La  ligne  fut  fixée  à  un  roc  et  filée  jusqu'à 
ce  que  les  animaux  fussent  épuisés  de  fatigue  ;  on  les  ra- 
mena alors,  et  les  carabines  les  achevèrent  promptement. 
Je  désirais  avoir  un  jeune  morse  pour  ma  collection;  je 
choisis  sur  la  plage  celui  qui  me  convenait  et  le  tuai  du 
premier  coup.  Toute  la  bande  s'empressa  de  disparaître 
sous  les  eaux;,  mais  la  mère  ne  parut  quitter  le  bord 
qu'avec  la  plus  grande  répugnance,  et  quand,  revenue  à 
la  surface  et  se  tournant  vers  la  terre,  elle  vit  son  petit 
gisant  encore  sur  le  rocher,  quand  elle  s'aperçut  qu'il  ne 
répondait  pas  à  ses  cris  d'appel ,  elle  s'élança  frénétique- 
ment au-devant  du  danger,  et  en  face  même  de  la  cause 
de  ses  maux  (car  j'avais  eu  le  temps  d'accourir)  elle  se 
traîna  hors  de  l'eau,  et  tout  en  gémissant  douloureuse- 
ment, elle  rampa  autour  du  corps  de.  ma  victime  et  le 
poussa  vers  la  mer.  J'essayai  d'abord  de  l'ellrayer,  et  dans 

28 


434  LA  MER  LIBRE. 

mon  zèle  de  naturaliste,  je  tirai  même  sur  elle,  mais,  quoi- 
que grièvement  blessée,  elle  réussit  à  cacher  son  petit  sous 
sa  poitrine  et  plongea  avec  lui  dans  les  flots.  Je  n'avais 
jamais  vu  chez  aucun  animal  d'exemple  aussi  touchant  de 
dévouement  maternel,  et  j'étais  loin  de  m'attendre  à  le 
trouver  chez  les  morses. 

La  tempête  de  neige  nous  faisant  des  loisirs,  j'allai  à 
Cairn-Pointe  examiner  encore  le  détroit  de  Smith.  Je  dus  y 
attendre  un  jour  avant  que  l'atmosphère  s'éclaircît  assez 
pour  me  laisser  voir  distinctement  le  cap  Isabelle.  La  ligne 
des  glaces  solides  partait  de  ce  promontoire,  et  venait 
aboutir  à  quelques  kilomètres  au-dessus  de  notre  pointe 
en  formant  une  vaste  courbe  irrêgulière. 

Du  côté  du  sud,  et  jusqu'aux  Eaux  du  Nord,  la  mer  était 
remplie  par  un  pack  très-disloqué. 

Nous  levâmes  l'ancre  le  lendemain  de  notre  retour;  l'ou- 
ragan avait  disséminé  les  glaces  et  nous  pûmes  les  tra- 
verser sans  encombre  et  atteindre  en  deux  jours  la  côte 
opposée,  près  de  la  pointe  de  Gale,  à  dix-huit  kilomètres 
environ  du  cap  Isabelle.  Je  remontai  en  baleinière  jusqu'à 
ce  promontoire,  mais  il  me  fut  impossible  de  le  doubler; 
nous  nous  halàmes  dans  une  crique  et  je  grimpai  sur  la 
colline. 

Le  spectacle  que  j'avais  sous  les  yeux  acheva  de  me 
convaincre  de  la  folie  d'essayer  de  pousser  plus  loin 
avec  le  navire.  Je  n'hésitai  plus,  même  en  pensée,  et  voici 
mon  opinion,  telle  que  je  la  résumai  alors  : 

Il  ne  me  reste  plus  le  moindre  doute  sur  le  parti  à 
prendre,  il  nous  faut  retourner  en  Amérique,  et  revenir 
l'année  prochaine,  ravitaillés,  radoubés  et  renforcés  d'une 
machine  à  vapeur.  Mon  désir  me  pousserait  encore  à  af- 
fronter les  glaces,  mais  la  raison  me  dit  que  ce  serait  une 
imprudence  inexcusable.  Aussi  bien,  pour  pénétrer  dans 
ce  terrible  détroit  de  Smith,  autant  vaudrait  prendre  en 
guise  de  béliers  les  légers  steamers  de  la  rivière  Hudson 


CHAPITRE  XXXVl.  435 

que  nous  servir  de  notre  pauvre  schooner  avec  sa  proue 
en  si  mauvais  état! 

Voici  les  résultats  que  j'ai  obtenus,  et  dont  je  suis,  par 
force,  obligé  de  me  contenter  aujourd'hui. 

1»  En  ramenant  mon  équipage  en  bonne  santé  je  démon- 
tre ainsi  que  l'hiver  arctique  n'engendre  pas  nécessaire- 
ment le  scorbut  et  le  mécontentement. 

2»  On  peut  vivre  dans  le  détroit  de  Smith,  même  sans  le 
secours  de  la  mère  patrie. 

3°  Une  station  se  suffisant  à  elle-même  peut  être  établie 
au  PortFoulke  et  y  devenir  la  base  d'explorations  étendues. 

4»  Du  Port  Foulke,  il  est  possible  d'explorer  la  région 
tout  entière;  c'est  de  ce  point  que,  sans  aucune  autre 
troupe  pour  coopérer  avec  moi,  et  dans  les  circonstances 
les  plus  défavorables,  j'ai  pu  pousser  mes  découvertes  au 
delà  de  toutes  celles  de  mes  prédécesseurs. 

5"  Je  suis  porté  à  croire,  et  par  de  bonnes  raisons, 
qu'avec  un  fort  navire  on  peut  traverser  le  détroit  de 
Smith  et  déboucher  directement  dans  la  mer  polaire. 

6"  La  mer  libre  du  pôle  existe. 

Et  maintenant,  je  vais  retourner  à  Boston,  réparer  le 
schooner,  me  procurer  un  petit  navire  à  vapeur,  et  revenir 
ici,  autant  que  possible  vers  les  premiers  jours  du  prin- 
temps. J'installerai  le  schooner  au  Port  Foulke  et  n'y  de- 
meurant juste  que  le  nombre  de  jours  nécessaires  pour 
organiser  les  chasses,  rassembler  les  Esquimaux  et  établir 
la  discipline  de  la  colonie,  j'atteindrai  le  cap  Isabelle  avec 
mon  navire  à  vapeur,  et  de  là,  je  marcherai  vers  le  nord 
par  la  route  désignée.  Je  ne  réussirai  peut-être  pas  à 
atteindre  mon  but  en  une  seule  saison,  mais  je  recommen- 
cerai l'année  suivante  :  dans  tous  les  cas,  j'aurai  au  Port 
Foulke  d'abondantes  ressources  en  vivres  et  en  fourrures, 
et  un  bâtiment  pour  les  transporter  au  cap  Isabelle,  si  je 
suis  obligé  d'y  retourner;  de  plus,  on  m'élèvera  à  la  station 
tous  les  chiens  dont  je  puis  avoir  besoin.  Enfin,  dans  le  cas 


436  LA  MER   LIBRE.      • 

où  mon  entreprise  éprouverait  une  insuffisance  de  tonds  et 
serait  abandonnée  à  ses  propres  forces,  nous  pourrions 
retirer  du  commerce  des  huiles,  des  pelleteries,  de  l'ivoire 
de  morse,  du  duvet  d'eider,  assez  de  profit  pour  faire  vivre 
notre  colonie  et  payer  au  moins  une  grande  partie  du  sa- 
laire des  employés.  Les  environs  du  Port  Foulke  abon- 
dent en  gibier  et  un  chasseur  peut  nourrir  une  vingtaine 
de  bouches  :  l'hiver  et  l'été  derniers  m'ont  suffisamment 
démontré  la  justesse  de  cette  opinion;  la  mer  est  riche  en 
phoques,  morses,  narvals  et  baleines  blanches,  comme 
les  vallées  en  rennes  et  en  renards  ;  pendant  la  belle  sai- 
son, les  îles  et  les  rochers  se  couvrent  d'oiseaux  ;  les  glaces 
sont  les  domaines  des  ours. 

Voilà  pour  l'avenir,  revenons  au  présent. 

La  carte  d'Inglefield  reproduit  avec  une  grande  exacti- 
tude les  lignes  évasées  du  détroit  de  Smith,  ainsi  que  j'ai 
pu  le  constater,  soit  en  allant  au  cap  Isabelle,  soit  en  re- 
tournant au  rivage  opposé.  11  a  placé  quelques  promon- 
toires trop  au  nord,  par  suite  d'une  légère  erreur  dans  l'axe 
du  détroit.  Sa  pointe  Victoria  est  l'extrémité  orientale  de 
mon  île  Uache  et  son  cap  Albert  est  le  cap  Est  de  mon  île 
Henry. 

Du  haut  du  cap  Isabelle,  l'aspect  du  détroit  est  vraiment 
magnifique.  La  noire  falaise  des  côtes,  rendue  plus  sombre 
encore  par  son  contraste  avec  l'immense  manteau  blanc 
qui  couvre  les  terres,  est  coupée  en  maints  endroits  par 
des  glaciers  nombreux  que  les  vallées  versent  à  l'Océan. 
La  mer  de  glace  est  fort  étendue  ;  la  surface  en  est  très- 
tourmentée,  les  pentes  très-rapides,  et  elle  donne  à  cette 
côte  une  apparence  grandiose  et  pittoresque  qui  manque  à 
celles  du  Groenland.  Les  montagnes,  très-élevées,  sont 
partout  cachées  sous  les  glaces  et  les  neiges,  et  les  larges 
nappes  de  cristal  qui  en  descendent,  font  penser  à  un  vaste 
lac  qui  en  occuperait  le  sommet  et  inonderait  les  vallons 
de  ses  eaux  subitement  congelées. 


CHAPITRE   XXXVI.  437 

Au  large  du  cap  Sabine,  se  trouvent  deux  îles  que  j'ai 
nommées  Brevoort  et  Stalicnecht;  je  b.jptise  Leconte  celle 
qu'on  voit  entre  elles  et  la  pointe  Wade.  Entre  cette  pointe 
et  le  cap  Isabelle  s'ouvre  un  golfe  étroit  et  profond,  pa- 
rallèle au  Cadogen  Inletdu  capitaine  Inglefield;  il  est  frangé, 
sur  tout  son  pourtour,  de  glaciers  encadrés  dans  des  ro- 
ches noires  comme  des  diamants  dans  du  jais.  N'ayant  pas 
sous  les  yeux  la  carte  officielle  du  navigateur  anglais,  je 
remets  à  plus  tard  de  donner  un  nom  à  cette  baie  si  le 
capitaine  Inglefield  ne  l'a  fait  déjà. 

Le  cap  Isabelle,  masse  déchirée  de  roches  plutoniennes, 
semble  s'être  élancé  informe  encore  du  laboratoire  de  la 
nature  et  avoir  surgi,  tout  embrasé,  du  sein  de  la  mer, 
pour  craquer  et  se  fendre  dans  l'atmosphère  glacée.  La  su- 
perficie en  est  dénudée  au  plus  haut  point  :  d'immenses 
crevasses  ou  «  canons  »  s'étoilent  dans  tous  les  sens;  dans 
ces  fissures  profondes,  je  n'ai  pu  voir  la  moindre  trace  de 
végétation;  béantes  coupures,  aux  bords  érodés  et  aux 
croulantes  parois,  où,  comme  dans  les  antres  de  l'Âverne 
cimmérien,  le  soleil  ne  pénétra  jamais  ! 

Lassé  de  cette  stérilité  sans  bornes,  de  cette  mort  au 
milieu  même  de  la  saison  de  la  vie  polaire,  j'escaladais 
péniblement  ces  roches  nues,  les  unes  après  les  autres, 
lorsque  par  un  contraste  soudain  s'ouvrit  sous  mes  pieds 
une  charmante  vallée  en  forme  de  coupe,  que  la  nature  ca- 
pricieuse a  façonnée  comme  un  nid  souriant,  au  milieu 
même  de  ces  escarpements  désolés.  Balboa  ne  dut  pas  être 
plus  surpris  lorsque ,  des  hauteurs  de  Darien ,  il  vit  à  ses 
pieds  s'étendre  l'immense  océan  Pacifique.  C'était  un  «  vrai 
diamant  du  désert  »  et  le  petit  ermitage  des  solitudes  d'En- 
gaddi  fut  moins  doux  aux  yeux  de  sir  Kennett,  le  Cheva- 
lier du  Léopard. 

Les  quelques  robustes  plantes  que  j'avais  observées  dans 
d'autres  localités  arctiques  n'avaient  pu  trouver  place  pour 
leurs  racines  sur  les  pentes  abruptes  de  cet  âpre  promon- 


438  LA  MER  LIBRE. 

toire,  et  les  rochers  se  dressaient  dans  leur  morose  ari- 
dité ,  sans  le  petit  ourlet  de  verdure  qui  partout  ailleurs 
en  entoure  le  piédestal  ;  mais  en  bas,  dans  ce  délicieux 
vallon,  les  semences  de  vie  avaient  pu  germer;  l'herbe  et 
la  mousse  le  couvraient  et  les  pavots  et  les  renoncules  y 
entr'ouvraient  leur  corolle  dorée.  Au  centre,  comme  un  so- 
litaire enchâssé  dans  l'émeraude,  reposait  une  nappe  d'eau 
étincelante,  petite  mer  enchantée,  fantastique  et  merveil- 
leuse, comme  celles  des  légendes  du  Nord. 

Lac  limpide  et  dormant,  comme  un  morceau  tombé 
De  la  voûte  des  cieux,  dans  la  nuit  dérobé. 

Lamartine,  Jocelyn. 

De  l'extrémité  de  ce  lac  un  torrent  se  précipitait  dans 
une  gorge  profonde  par  une  suite  de  cascades  hardies;  des 
myriades  de  petits  ruisseaux  gazouillaient  sur  les  pierres 
de  la  vallée  et  serpentaient  bordés  de  lits  de  mousse.  J'en 
suivis  un  jusqu'à  sa  source,  et  arrivai  à  un  val  resserré, 
et  fermé  brusquement  par  un  glacier,  qui  de  loin  ressem 
blait  à  un  rideau  de  satin  blanc,  baissé  sur  l'étroit  passage, 
comme  pour  dérober  la  vue  de  quelque  mystérieuse  re- 
traite perdue  au  milieu  des  montagnes.  A  mesure  que  j'en 
approchais,  le  front  du  glacier  prenait  une  apparence  plus 
solide,  et  je  le  vis  bientôt  tout  ruisselant  de  cascatelles 
brillantes.  A  sa  base,  un  étroit  portail  gothique  conduisait 
dans  une  grotte  spacieuse  remplie  d'une  douce  lumière 
azurée,  et  dont  la  voûte  était  festonnée  de  stalactites  d'une 
diaphanéité  parfaite  et  de  formes  fantastiques;  elles  se  ré- 
fléchissaient sur  le  miroir  argenté  d'un  bassin  limpide, 
d'où  le  ruisseau  s'échappait  scintillant  et  clair,  comme  la 
source  ombragée  de  cyprès  où  la  céleste  chasseresse  bai- 
gnait son  corps  virginal. 

Je  regardais  avec  l'intérêt  le  plus  vif  les  vastes  recoins 
de  cette  grotte  merveilleuse,  chaste  et  pure  retraite  dont 
la  solitude  silencieuse  n'était  troublée  que  par  la  douce 


CHAPITRE  XXXVI.  441 

musique  des  eaux,  mais  je  m'aperçus  soudain  que,  comme 
Actéon,  je  m'étais  laissé  entraîner  au  milieu  du  péril  :  un 
bloc  de  glace  se  détachant  de  la  voûte  du  glacier,  et  se  bri- 
sant en  fragments  nombreux,  vint  rebondir  avec  fracas 
autour  de  moi,  sur  les  rochers  et  sur  l'étang;  je  m'enfuis 
au  plus  vite  avant  d'avoir  satisfait  ma  curiosité. 

Je  retournai  au  lac,  j'en  suivis  les  verts  contours, 
et  cueillis  en  passant  un  bouquet  de  fleurs  brillantes  ; 
celles-ci  ne  trouveront  point  leur  place  dans  mon  herbier, 
mais  parmi  d'autres  souvenirs  plus  aimés,  sinon  aussi  pré- 
cieux que  mes  collections  scientifiques.  Elles  revenaient  de 
droit  aux  mains  délicates  qui  avaient  brodé  de  riantes  de- 
vises pour  les  sombres  parois  démon  austère  cabine....  Et 
le  vallon  où  je  les  ai  cueillies,  son  lac  argenté,  ses  ruis- 
seaux et  ses  cascatelles,  son  glacier  caverneux  et  sa  grotte 
d'azur  ont  décuplé  de  prix  à  mes  yeux  depuis  qu'en  les 
baptisant  d'un  nom  chéri,  je  les  ai  reliées  dans  mon  sou- 
venir à  la  plus  gracieuse  image  qu'un  voyageur  ait  jamais 
pu  invoquer  à  l'heure  des  périls  et  des  tempêtes. 

Près  de  la  pointe  de  Gale,  nous  découvrîmes  des  vestiges 
d'Esquimaux  beaucoup  plus  récents  que  ceux  que  j'avais 
trouvés  à  la  baie  de  Gould  et  autres  lieux  de  la  terre  de 
Grinnell;  les  traces  étaient  même  de  nature  à  faire  supposer 
que  les  Esquimaux  y  reviennent  encore.  Les  rochers  sont 
de  ce  grès  foncé  qui,  au  nord  de  la  pointe,  s'interrompt 
brusquement  pour  livrer  passage  à  une  vaste  plaine  qui 
s  incline  doucement  vers  la  mer.  Elle  a  environ  neuf  kilo- 
mètres de  large,  et  au  nord  comme  au  sud,  se  termine  par 
de  hautes  falaises  (jui  s'élèvent  au-dessus  du  roc  primitif, 
en  arrière  du  cap  Isabelle.  Cette  plaine  est  jonchée  de  ga- 
lets parsemés  en  divers  endroits  de  pelouses  vertes  au  tra- 
vers desquelles  coulent  de  larges  ruisseaux.  Ils  s'échappent 
d'un  glacier,  qui  du  vaste  réservoir  qui  le  domine,  descend 
dans  la  vallée  et  n'est  plus  qu'à  sept  kilomètres  de  la 
berge;  à  l'ouest  il  circonscrit  la  vaste  plaine  de  son  énorme 


442 


LA  MER  LIBRE. 


muraille  blanche  au-dessus  de  laquelle  l'œil  pouvait  suivre 
le  rapide  talus  de  la  «  mer  de  glace,  »  jusqu'aux  chauves 
sommets  des  montagnes  lointaines.  — Le  vaste  fleuve  de 
cristal  qui  bondissait  dans  la  large  vallée,  me  semblait  un 
Niagara  gigantesque,  subitement  congelé  dans  sa  chute,  et 
dont  le  lit  inférieur,  presque  desséché  maintenant,  se  re- 
cou\Tait  çà  et  là  de  verdure  et  de  fleurs.  —  Mon  journal  le 
compare  à  un  immense  drap  blanc  tendu  sur  une  corde 
d'une  falaise  à  l'autre. 


CHAPITRR  XXXVil, 


Départ  du  détroit  de  Smith.  —  Traversée  des  eaux  du  nord.  — 
Une  scène  animée.  —  Un  mirage.  —  Le  détroit  de  la  Baleine.  — 
Les  Esquimaux  d'Iteplik.  —  Leurs  mœurs  et  coutumes.  —  Déca- 
dence de  la  tribu.  —  La  baie  de  Barden.  —  Le  glacier  de  Tyndall. 


Le  vent  d'est  poussait  la  banquise  sur  nous,  et  comme 
nous  ne  pouvions  trouver  de  port  (Cadogen  Inlet  étant 
complètement  envahi  par  les  glaces),  il  nous  fallut  pousser 
vers  le  sud;  nous  levâmes  l'ancre  juste  au  moment  favo- 
rable :  les  glaçons  affluaient  vers  le  rivage  en  masses  pres- 
sées, et  si  nous  avions  attendu  plus  longtemps,  l'irrésisti- 
ble pack  nous  eût  jetés  à  la  côte. 

La  brise  nous  aida  à  descendre  le  long  des  terres  jusqu'à 
Talbot  Inlet,  où  d'épais  champs  de  glace  nous  barrèrent  la 
route;  je  fis  alors  mettre  le  cap  sur  le  Whale  Sound  (détroit 
de  la  Baleine),  que  je  désirais  explorer.  En  suivant  les  ri- 
vages, j'avais  eu  l'occasion  de  rectifier  la  carte,  surtout  en 
ce  qui  concerne  les  golfes  de  Cadogen  et  de  Talbot,  dont 
j'ai  pu  dresser  le  pourtour  complet  ;  partout  les  côtes  sont 
hérissées  de  glaciers.  On  n'avait  pas  encore  relevé  en 
avant  de  la  dernière  des  deux  baies,  une  grande  île  mas- 
quée par  l'île  Mittie  du  capitaine  Inglefield. 


^44  LA  MER  LIBRE. 

Longeant  les  rives  septentrionales  de  la  banquise,  nous 
nous  dirigeâmes  vers  le  nord  est,  au  travers  des  Eaux  du 
Nord ,  par  une  des  plus  charmantes  journées  que  j'aie 
vues  sous  le  ciel  polaire.  Un  faible  zéphyr  ridait  à  peine  la 
surface  de  la  mer,  et  sous  un  soleil  éblouissant,  nous  glis- 
sions sur  les  flots  paisibles,  semés  partout  d'icebergs  étin- 
celants  et  de  débris  de  vieux  champs  de  glace  ;  çà  et  là 
brillait  quelque  étroite  bande  de  cristal  détachée  de  la  ban- 
quise. Les  animaux  marins  et  les  oiseaux  des  cieux  s'as- 
semblaient autour  de  nous  et  animaient  les  eaux  calmes  et 
l'atmosphère  tranquille  ;  les  morses  s'ébrouaient  et  mugis- 
saient en  nous  regardant  ;  sur  notre  passage  les  phoques 
levaient  leurs  têtes  intelligentes,  les  narvals,  en  troupes 
nombreuses  et  soufflant  paresseusement,  émergeaient  leur 
longue  corne  hors  de  l'eau,  et  leurs  corps  mouchetés 
dessinaient  leur  courbe  gracieuse  au-dessus  de  la  mer, 
comme  pour  jouir  du  soleil,  eux  aussi;  des  multitudes  de 
baleines  blanches  fendaient  les  ondes  ;  l'air  et  les  monta- 
gnes de  glaces  foisonnaient  de  mouettes,  et  des  bandes  de 
canards  et  de  petits  pingouins  volaient  sans  cesse  au-dessus 
de  nous.  Assis  sur  le  pont,  je  passai  de  longues  heures  à 
essayer,  sans  beaucoup  de  succès,  de  rendre  sur  mon  pa- 
pier les  splendides  teintes  vertes  des  icebergs  qui  voguaient 
près  du  navire,  et  à  contempler  un  si  merveilleux  spectacle. 
Les  cieux  polaires  sont  de  grands  artistes  en  fantasmagorie 
magique.  L'atmosphère  était  d'une  rare  douceur,  et  nous 
fûmes  témoins  d'un  très-remarquable  mirage,  phénomène 
assez  fréquent  du  reste,  pendant  les  beaux  jours  de  l'été 
boréal.  L'horizon  tout  entier  s'élevait  et  se  doublait,  pour 
ainsi  dire;  les  objets  situés  à  une  très-grande  distance  au 
delà  montaient  vers  nous  comme  appelés  par  la  baguette 
d'un  enchanteur,  et,  suspendus  dans  les  airs,  changeaient 
de  forme  à  chaque  instant.  Icebergs,  banquises  flottantes, 
lignes  de  côtes,  montagnes  éloignées  apparaissaient  sou- 
dain, gardaient  parfois  leur  contour  naturel  pendant  quel- 


CHAPITRE  XXXVII.  *       445 

ques  minutes,  puis  s'étendaient  en  long  ou  en  large,  s'éle- 
vaient ou  s'abaissaient,  selon  que  le  vent  agitait  l'atmo- 
sphère ou  retombait  paisible  sur  la  surface  des  eaux. 
Presque  toujours,  ces  évolutions  étaient  aussi  rapides  que 
celles  d'un  kaléidoscope,  toutes  les  figures  que  l'imagina- 
tion peut  concevoir,  se  projetaient  tour  à  tour  sur  le  fir- 
mament. Un  clocher  aigu,  image  allongée  de  quelque  pic 
lointain,  s'élançait  dans  les  airs,  il  se  changeait  en  croix, 
en  glaive,  il  prenait  une  forme  humaine,  puis  sévanouis- 
sait  pour  être  remplacé  par  la  silhouette  d'un  iceberg  se 
dressant  comme  une  forteresse  sur  le  sommet  d'une  col- 
line. Les  champs  de  glace  qui  le  flanquaient  prenaient  peu 
à  peu  l'aspect  d'une  plaine  parsemée  d'arbres  et  d'animaux, 
puis  des  montagnes  déchiquetées,  et  se  dissolvant  rapide- 
ment, nous  laissaient  voir  une  longue  suite  d'ôurs,  de 
chiens,  d'oiseaux,  d'hommes  dansant  dans  les  airs,  et  sau- 
tant de  la  mer  vers  les  cieux.  Impossible  de  peindre  cet 
étrange  spectacle.  Fantôme  après  fantôme  venait  prendre 
sa  place  dans  le  branle  magique  pour  disparaître  aussi  sou- 
dainement qu'il  s'était  montré. 

Cette  merveilleuse  féerie  se  prolongea  durant  une  grande 
partie  de  la  journée,  puis  la  brise  du  nord  vint  soulever  les 
eaux,  et  la  scène  entière  s'évanouit  à  son  premier  souffle, 
sans  laisser  plus  de  traces  que  la  vision  fantastique  de 
Prospéro.  Deux  heures  après,  au  milieu  d'une  terrible  tem- 
pête de  grêle  et  de  pluie,  nous  luttions  contre  le  vent,  toutes 
les  voiles  serrées. 

Avant  de  pouvoir  atteindre  le  détroit  de  la  Baleine,  le 
schooner  essuya  (|uelques  mauvais  coups  impossibles  à 
éviter  par  cette  atmosphère  ténébreuse.  Une  banquise 
épaisse,  qui  s'appuyait  sans  doute  sur  les  îles  Carey,  nous 
chassa  bien  loin  des  Eaux  du  Nord,  et  pour  arriver  à  no- 
tre destination,  nous  dûmes  gouverner  sur  l'il^  Hakluyt. 
Le  vent  était  complètement  tombé,  et  je  pris  terre  dans 
un  canot.  A  peine  m'éloignai-je  du  rivage  pour  retour- 


446       •  LA  MER  LIBRE. 

ner  à  bord,  que  nous  fûmes  enveloppés  d'une  brume  très- 
dense  :  je  l'avais  vue  s'approcher,  et  nous  faisions  force  de 
rames  pour  rejoindre  le  navire  avant  que  le  rideau  sombre 
tombât  sur  nous;  mais  le  brouillard  nous  couvrit  lorsque 
nous  étions  encore  à  près  de  deux  kilomètres  de  notre  but. 
Nous  n'avions  pas  de  boussole,  et  en  quelques  minutes  je 
ne  savais  plus  de  quel  côté  gouverner;  le  son  de  la  cloche 
du  navire  et  les  décharges  d'armes  à  feu  par  lesquelles  on 
essayait  de  nous  indiquer  la  route  arrivaient  bien  jusqu'à 
nous,  mais  l'oreille  est  un  guide  si  trompeur  lorsque  l'œil 
n'est  pas  là  pour  en  rectifler  le  jugement»  qu'aucun  d'en- 
tre nous  n'entendait  le  bruit  dans  la  même  direction;  je 
fis  serrer  les  avirons,  et  nous  nous  abandonnâmes  à  la  for- 
tune. Quelques  instants  après,  un  vent  léger  s'éleva,  le 
navire  laissa  porter;  par  le  plus  grand  des  hasards,  il  ve- 
nait droit  sur  nous,  et  émergea  si  subitement  de  la  lourde 
masse  de  vapeur,  que  nous  faillîmes  être  coulés  avant  e 
pouvoir  l'accoster  convenablement. 

Les  brouillards,  les  courants,  les  icebergs  nous  causè- 
rent assez  d'embarras  pendant  cette  traversée,  mais  à  force 
de  persévérance  nous  atteignîmes  la  baie  de  Barden,  et 
mouillâmes  par  le  travers  de  la  station  esquimaude  de 
Netlik. 

Elle  était  abandonnée,  mais  la  brume,  s'élevant  le  lende- 
main, nous  montra  d'immenses  quantités  de  glaces  au  mi- 
lieu desquelles  il  eût  été  dangereux  d'aventurer  le  navire; 
je  pris  donc  une  baleinière  pour  visiter  le  fiord. 

Il  se  resserre  rapidement  jusqu'à  quelques  kilomètres  au 
delà  de  la  baie  de  Barden;  puis  les  deux  côtes  courent  en 
lignes  parallèles  et  se  terminent  par  un  golfe  profond  au- 
((uel  j'ai  donné  le  nom  d'Inglelield,  le  navigateur  intrépide 
qui,  le  premier,  en  a  reconnu  l'entrée.  La  rive  septentrio- 
nale est  beaucoup  plus  au  sud  qu'on  ne  le  marquait  dans 
les  anciennes  cartes;  on  y  voit  deux  caps  proéminents 
qu'Inglefield  avait  pris  pour  des  îles  et  qui  conserveront 


CHAPITRE  XXXVII.  447 

l'appellation  qu'il  leur  imposa.  Un  petit  archipel  placé  à 
l'extrémité  du  golfe  portera  le  nom  de  Harvard,  en  sou- 
venir de  l'université  américaine  de  Cambridge  dont  plu- 
sieurs membres  m'ont  comblé  de  prévenances  pendant  les 
préparatifs  de  notre  armement  à  Boston  ;  et  la  chaîne  de 
nobles  sommets  qui  s'élèvent  au  fond  de  la  baie  et 
dominent  avec  une  majesté  grandiose  la  mer  de  glace 
intérieure ,  s'appellera  désormais  les  montagnes  de  Cam- 
bridge. 

Sur  la  rive  sud,  vers  lesquelles  les  îles  Harvard  parais- 
sent s'infléchir,  on  distingue  deux  saillies  remarquables, 
le  cap  Banks  et  le  cap  Lincoln';  deux  profondes  échan- 
crures  indiquent  la  baie  Cope  et  la  baie  Harisson  ;  une 
troisième,  au  nord,  s'appellera  baie  Armsby. 

Je  regrettai  beaucoup  de  ne  pas  atteindre  l'autre  ex- 
trémité du  golfe,  mais,  sur  une  étendue  de  trente-cinq 
kilomètres  au  loin,  la  glace  paraissait  solide  et  impéné- 
trable, et  je  dus  me  retirer  en  suivant  la  côte  méridionale; 
nous  abordâmes  à  Iteplik ,  alors  occupé  par  une  trentaine 
de  naturels,  habitant  trois  tentes  de  peaux  et  qui  furent 
enchantés  de  nous  voir.  Comme  auprès  du  Port  Foulke, 
on  trouve  dans  les  environs  une  colonie  de  guillemots 
nains;  et  ces  oiseaux,  ainsi  que  les  phoques  et  morses  qui 
paraissent  abonder  dans  toutes  les  parties  du  détroit, 
fournissaient  à  la  station  d'amples  moyens  de  subsistance. 
J'ai  compté  neuf  ménages  en  tout;  aucun  d"entre  eux  ne 
se  compose  de  plus  de  quatre  individus  :  le  père,  la  mère 
et  deux  enfants.  La  famille  esquimaude  la  plus  nombreuse 
que  j'aie  vue  est  celle  de  Kalutunah.  Hans  m'en  a  cité  quel- 
ques autres  qui  ont  trois  héritiers,  et  Tattarat,  veuf  main- 
tenant, habite  l'île  Northumberland  avec  trois  orphelins. 
Sa  femme  avait  bien  mis  au  monde  un  quatrième  enfant, 


1.  En  rhoaneur  de  N.  P^  Banks,  gouverneur  du  Massachusetts,  et  de  F. 
W.  Lincoln,  maire  de  Boston  au  moment  de  mon  départ,  en  1860. 


448  LA  MER  LIBRE. 

mais,  après  la  mort  de  sa  mère,  qui  le  nourrissait  encore, 
il  disparut  de  quelque  mystérieuse  façon*. 

Avec  l'aicie  de  Hans,  j'essayai  d'arriver  au  recensement 
de  la  tribu  tout  entière,  et,  commençant  au  cap  York,  j'in- 
scrivis les  noms  qu'il  me  fut  possible  de  recueillir.  Il  ne 
peut  guère  y  avoir  de  secrets  dans  une  communauté  aussi 
restreinte;  chacun  connaît  les  faits  et  gestes  de  ses  voisins, 
sait  où  ils  se  sont  rendus  pendant  l'été  et  ce  qu'ils  ont 
trouvé  dans  leurs  chasses  ;  tous  causent  et  bavardent  les 
uns  sur  les  autres  avec  autant  de  verve  que  les  êtres  civi- 
lisés déchirant  à  belles  dents  les  noms  les  plus  respectables 
Hans,  fatigué  sans  doute  de  mes  questions  minutieuses, 
a  arrêté  son  chiffre  à  soixante-douze,  mais  je  suppose 
qu'on  peut  le  porter  à  une  centaine.  J'ai  réussi  à  dresser 
une  liste  complète  des  décès  survenus  depuis  le  départ  de 
Kane  en  1855.  Il  y  en  a  trente -quatre,  et  dix-neuf  nais- 
sances seulement. 

La  nécessité  oblige  ces  sauvages,  à  ne  contracter  guère 
que  ce  qu'on  appelle 'chez  nous  des  mariages  de  conve- 
nances; les  coutumes  de  leur  race  permettent  la  polygamie, 
mais,  parmi  eux,  les  femmes  fussent-elles  assez  nombreu- 
ses, aucun  chasseur  ne  pourrait  nourrir  deux  familles. 
Les  mariages  sont  arrangés  par  les  parents,  et  on  tâche, 
autant  que  possible,  d'assortir  l'âge  des  conjoints;  les  no- 
ces ont  lieu  sans  grande  cérémonie  ;  la  seule  chose  requise 
est  que  le  jeune  homme  enlève  de  vive  force  sa  fiancée 
dans  ses  bras.  Même  chez  ces  peuples  mangeurs  d'huile, 
la  femme  sent  le  besoin  d'abriter  sa  modestie  derrière  une 
feinte  résistance  ;  elle  sait ,  dès  ses  premières  années ,  que 
sa  destinée  est  de  devenir  l'épouse  d'un  ravisseur,  mais 
l'inexorable  coutume  l'oblige  à  le  fuir,  à  se  défendre  des 


1 .  Les  peuplades  restées  aux  plus  bas  échelons  de  l'état  social  n'hésitent 
Ruère,  en  cas  de  décès  d'une  jeune  mère,  à  enterrer  avec  elle  son  nourris- 
son tout  vivant.  Celte  coutume  paraît  généralement  adoptée  parmi  les  Esqui- 
maux. (Trad.) 


CHAPITRE  XXXVII.  449 

pieds  et  des  mains,  à  crier  à  tue-tête,  jusqu'à  ce  que  son 
maître  et  seigneur  soit  parvenu  à  la  porter  dans  sa  liutte 
où  elle  abandonne  le  combat  pour  prendre  joyeusement 
possession  de  sa  nouvelle  demeure.  Les  fiançailles  datent 
souvent  de  leur  enfance,  et  au  milieu  d'une  population 
aussi  clair-semée,  il  est  parfois  très-difficile  que  les  âges 
puissent  se  convenir.  Ainsi  Arko,  celui  qui  sait  jeter  la 
lance^  assez  beau  garçon  de  douze  ans,  tout  au  plus,  était 
fiancé  à  Hartak,  la  fille  aux  larges  seins^  âgée  de  vingt  ans, 
tout  au  moins.  «  Pourquoi  cela?  demandai-je.  —  C'est  qu'il 
n'y  en  a  pas  d'autre!  »  Le  jeune  homme  ne  me  parut  guère 
impatient  de  réaliser  ces  projets  matrimoniaux  quand  je  le 
questionnai  sur  l'époque  où  il  comptait  enlever  sa  belle  aux 
puissantes  formes.  Deux  enfants  de  dix  ans  devaient  être 
mariés  aussitôt  que  l'amoureux  aurait  pris  son  premier 
phoque  :  manière  dont  les  Esquimaux  revêtent  la  robe  virile. 

Je  causai  de  l'avenir  de  la  tribu  avec  Kesarsoak,  un  vieux 
patriarche,  celui  des  cheveux  blancs,  et  le  plus  ancien  chas- 
seur de  la  région.  11  me  fit  la  même  réponse  que  Kalutu- 
nah  :  «  Notre  peuple  n'a  plus  que  quelques  soleils  à  vivre  ! 
—  Viendraient-ils  tous  à  Étah,  si  j'y  retournais,  si  je  rame- 
nais avec  moi  des  tireurs  et  des  fusils  ?  —  Oh ,  certaine- 
ment! «Comme  le  Nalegak,  il  m'assura  qu'Étah  était  le 
meilleur  territoire  de  chasses  de  la  contrée.,  seulement  les 
glaces  s'y  brisaient  trop  tôt  et  étaient  toujours  dangereuses, 
tandis  qu'au  Whale  Sound  la  mer  ne  dégelait  presque  pas 
de  toute  l'année  et  leur  offrait  une  plus  grande  sécurité. 

Après  mon  retour  au  schooner,  je  visitai  en  canot  la  baie 
de  Barden;  j'emportais  les  instruments  magnétiques,  ceux 
qui  servent  à  l'arpentage,  les  objets  nécessaires  pour  com- 
pléter mes  collections  et  photographier  divers  points  de 
vue.  Je  pris  terre  au  nord  de  la  baie  :  le  talus  des  collines 
était  couvert  en  maints  endroits  de  la  plus  riche  verdure 
que  j'eusse  vue  au  nord  d'Upernavik ,  si  ce  n'est,  à  mon 
premier  voyage,  sur  l'île  Northumberland.  Ces  pentes  sont 

29 


45a  LA  MER  LIBRE. 

couronnées  des  mêmes  hautes  falaises  qu'on  retrouve  par- 
tout sur  ces  côtes  et  sur  les  parois  desquelles  les  neiges 
fondues  par  l'été  se  précipitaient  pour  courir  ensuite  sur 
les  flancs  des  collines.  L'air  était  calme,  le  soleil  presque 
sans  nuages  ;  le  soleil  nous  inondait  de  flammes  et  le  ther- 
momètre marquait  +  10"  1/2  C.  De  nombreuses  troupes  de 
baleines  et  de  morses  et  quelques  phoques  isolés  se  jouaient 
sur  les  flots;  des  bandes  de  palmipèdes  tournoyaient  au- 
tour des  icebergs  ou  passaient  au-dessus  de  nos  têtes  ;  des 
myriades  de  papillons  voltigeaient  de  fleur  en  fleur.  Un 
immense  glacier  qui  gardera  le  nom  du  professeur  John 
Tyndall,  et  dont  le  front  est  presque  enseveli  sous  les 
eaux ,  attirait  nos  regards  du  côté  opposé  de  la  baie.  Au 
delà  du  large  et  sinueux  vallon  où  il  est  venu  reposer  après 
avoir  descendu  les  marches  élevées  d'un  gigantesque  esca- 
lier, il  s'étage  en  vastes  plateaux  d'une  blancheur  uni- 
forme, entoure  la  base  des  collines,  perce  les  nuages  pour 
reparaître  encore  au-dessus  des  traînées  de  vapeurs  et  se 
perdre  enfin  sous  le  dôme  azuré  des  cieux. 

Ce  large  fleuve  de  glace,  à  la  surface  irrégulière  et  tour- 
mentée, s'est  ouvert  un  lit  au  milieu  des  eaux;  il  se  fait  à 
lui-même  une  ligne  de  côtes  de  près  de  quatre  kilomètres 
de  développement;  à  notre  droite,  nous  en  voyions  un 
beaucoup  plus  petit,  touchant  à  peine  la  mer,  et  suspendu 
sur  une  déclivité  rapide,  comme  s'il  hésitait  à  avancer;  un 
autre,  au  fond  de  la  baie,  est  encore  assez  loin  des  eaux. 

Tout  le  système  glaciaire  du  Groenland  se  présentait  de- 
vant moi,  bien  que  sur  une  échelle  réduite;  un  rempart 
de  hautes  montagnes,  semblables  au  dos  d'une  monstrueuse 
baleine,  endigue  l'immense  mer  de  glace,  mais  à  travers 
une  large  coupure,  le  glacier  de  Tyndall  se  précipite,  comme 
une  cataracte  par-dessus  la  digue  d'un  lac  élevé.  Deux 
chaînons  rocheux  courent  parallèlement  à  gauche  du  gla- 
cier et  rehaussent  le  pittoresque  de  cette  scène;  ce  sont 
des  dykes  de  trapp,  dont  les  crêtes  se  dressent  de  cinquante 


«  J 


CHAPITRE  XXXVII.  4h3 

pieds  au-dessus  du  talus  des  collines,  et  qui  restent  isolés 
depuis  la  lente  érosion  des  grès  au  milieu  desquels  ils  se 
sont  frayé  un  passage  lors  de  quelque  ancien  bouleverse- 
ment de  la  nature. 

Le  lendemain,  nous  visitâmes  le  glacier  lui-même  et  je 
l'explorai  soigneusement.  Il  serait  difficile  d'imaginer  un 
spectacle  qui  étonne  l'esprit  et  stimule  la  fantaisie  autant  que 
l'aspect  de  ces  côtes  de  glaces  que  nous  longions  en  canot 
à  quelques  mètres  de  distance  seulement.  Elles  offraient 
toutes  les  formes  possibles  et  ne  présentaient  rien  de  cette 
uniformité  habituelle  aux  parois  antérieures  d'un  glacier. 

C'était  quelque  chose  de  dévasté,  comme  le  portique 
croulant  d'un  temple  étrange  et  gigantesque.  Ici,  le  comble 
saillant  d'une  cathédrale  gothique;  là,  une  fenêtre  en 
ogive;  plus  loin,  un  porche  normand  à  la  baie  profonde; 
puis  des  colonnes  unies  ou  cannelées,  des  pendentifs 
distillant  des  gouttes  de  cristal  de  la  plus  belle  eau  :  tout 
cela  se  baignant  dans  une  douce  atmosphère  d'azur.  Au- 
dessus  de  ces  arches  merveilleuses,  de  ces  galeries  pleines 
d'ombre,  de  hauts  clochers,  des  tours  à  créneaux  se  dres- 
saient sur  l'immense  façade  et  se  multipliaient  en  arrière. 
Les  teintes  admirables  de  la  mer  et  des  glaces,  les  jeux  de 
la  lumière  me  rappelaient  cette  splendide  soirée  au  milieu 
des  icebergs  que  j'ai  décrite  plus  haut.  Nulle  part,  rien  ne 
rappelait  à  l'esprit  l'idée  du  froid  et  de  la  désolation  :  la 
glace  elle-même  semblait  pénétrée  de  la  tiède  haleine  de 
l'air.  Je  me  sentais  un  ardent  désir  de  m' enfoncer  bien  loin 
dans  les  grottes  fantastiques,  et  de  ramer  sous  les  colon- 
nades mystérieuses,  mais  la  chute  fréquente  de  ces  glaces 
vieillies  eût  rendu  cette  excursion  beaucoup  trop  dangereuse. 

Je  quittai  l'embarcation  à  l'ouest  du  glacier,  et  je  dus 
me  hisser  le  long  d'un  talus  rapide,  par  des  amas  de  boue 
et  de  pierres  que  les  glaces  avaient  poussées  hors  de  leur 
lit  et  qui  se  dérobaient  sans  cesse  sous  mes  pieds.  Parvenu 
au  sommet,  je  ne  vis  plus  qu'une  forêt  de  flèches  et  de  py- 


454  LA  MER  LIBRE. 

ramides,  parmi  lesquelles  il  n'était  pas  facile  de  monter 
à  l'assaut  du  glacier  lui-même;  j'en  étais,  du  reste,  encore 
séparé  par  un  torrent  d'eau  sale  qui,  se  précipitant  avec 
furie  entre  les  boues  et  les  rochers  d'une  de  ses  rives  et  les 
glaces  qu'il  usait  dans  sa  course,  me  laissait  admirer  la 
structure  stratifiée  de  la  base  du  glacier.  En  le  remontant 
toujours,  j'arrivai  à  un  lieu  où  le  principal  affluent  du  pe- 
tit fleuve  vient  le  rejoindre  à  angle  droit,  et  je  n'eus  pas 
de  peine  à  découvrir  un  gué  au-dessus.  Je  suivis  la  bran- 
che orientale  qui  bondissait  de  cascade  en  cascade  en  s'ou- 
vrant  une  route  au  travers  de  couches  de  glaces  inclijiées 
sur  un  angle  de  35  degrés  et  je  parvins  à  un  point  où  le 
glacier  formait  un  rempart  très-ébréché,  très-ruiné,  mais 
dominant  à  pic  de  cent  cinquante  pieds  environ  la  plaine 
où  je  me  trouvais  ;  de  dessous  cette  paroi,  et  par  un  tun- 
nel gigantesque  auprès  duquel  l'aqueduc  de  Croton'  ne 
serait  qu'un  pygmée,  s'élançait  le  torrent  sauvage,  sifflant 
et  écumant,  et  roulant  des  flots  de  vase.  Du  cœur  même 
de  la  glace  si  pure  et  si  translucide,  s'épanchait  ce  fleuve 
de  fange  qui  me  rappela  la  description  que  Virgile  fait  du 
Tibre,  alors  que  le  pieux  Énée  en  vit  pour  la  première  fois 
les  ondes  troubles  et  jaunâtres  à  travers  le  brillant  feuil- 
lage qui  l'ombrageait. 

L'ouverture  du  tunnel  avait  environ  dix  mètres  de  haut 
et  autant  de  large,  et  les  voûtes  en  étaient  composées  d'ar 
ceaux  gothiques  de  toutes  formes,  ciselées  et  cannelées 
avec  l'art  le  plus  merveilleux,  et  taillées  dans  un  albâtre 
sans  tache  ;  et  cependant,  en  s'enfonçant  sous  ces  arches, 
on  les  voyait  presque  aussitôt  s'assombrir  en  reflétant  le 
noir  torrent  qui  coulait  au-dessous  : 

«  Flot  bourbeux  atteignant  à  la  voûte  du  cintre,  » 
si  je  puis  ainsi  paraphraser  un  vers  de  Dryden. 

1.  Aqueduc  qui  porte  les  eaux  à  New-York  en  traversant  par  un  pont  su- 
perbe le  fleuve  fludson.  (Trad.) 


CHAPITRE  XXXVII.  455 

En  suivant  une  banquette  glissante  au-dessus  des  eaux 
furieuses,  je  m'avançai  sous  cette  voûte  jusqu'à  ce  que  la 
lumière  eût  presque  disparu  derrière  moi,  et  assez  loin 
pour  rencontrer  à  ma  droite  plusieurs  autres  tunnels  qui 
venaient  se  joindre  à  celui  que  je  parcourais  comme  les 
petits  conduits  qui  aboutissent  à  l'égout  collecteur  d'une 
grande  ville. 

Retourné  en  plein  air,  je  continuai  à  remonter  le  glacier 
pendant  près  de  quatre  kilomètres,  et  découvris  que  le  tor- 
rent prenait  sa  source  dans  la  montagne  à  ma  droite  où  les 
neiges  fondues  se  précipitaient  sur  les  pentes  rocheuses  par 
un  canal  nouvellement  formé  (car  les  eaux  roulaient  au 
milieu  de  mousses  et  de  dépôts  de  sable  et  de  vase),  et 
bondissaient  comme  une  avalanche  d'une  hauteur  de  plu- 
sieurs centaines  de  pieds,  pour  s'engouffrer  dans  un  abîme 
béant  qui  s'étend  sans  aucun  doute  sous  la  base  du  gla- 
cier. Là  les  eaux,  après  avoir  serpenté  sur  les  rocs  qu'il 
recouvre,  se  sont  ouvert  une  route  jusqu'aux  fissures  for- 
mées par  les  glaces  dans  leur  descente  sur  la  rude  et 
abrupte  déclivité,  puis  se  sont  lentement  creusé  les  pas- 
sages que  je  viens  de  décrire. 

J'étais  maintenant  parvenu  à  la  gorge  par  laquelle  le 
glacier  se  déverse  dans  la  vallée.  La  vue  que  l'œil  embrasse 
de  ce  point  doit  ressembler  à  celle  qu'on  aurait  de  la  mer 
de  glace  à  Trélaporte  dans  les  Alpes,  si  la  Grande  Jorasse, 
le  Tacul  et  les  autres  montagnes  qui  forment  le  bassin  du 
glacier  de  Léchaud  et  de  celui  du  Géant  étaient  toutes  nive- 
lées. Au  lieu  de  la  variété  que  présentent  les  amas  de 
glaces  des  Alpes,  il  n'y  a  ici  .qu'une  nappe  immense,  un 
unique  courant,  qui,  en  arrivant  à  la  brèche,  se  resserre 
jusqu'à  n'avoir  plus  que  trois  kilomètres  et  demi,  puis, 
descendant  vers  la  mer,  se  disloque  et  se  brise  sur  les  an- 
fractuosités  d'une  pente  rapide. 

Je  n'avais  pas  encore  vu  de  spectacle  dévoilant  aussi 
clairement  la  marche  des  glaciers  ou  qui  démontre  mieux 


456  LA  MER   LIBRE. 

la  parfaite  similitude  des  fleuves  d'eau  courante  et  des 
fleuves  d'eau  congelée.  Je  ne  pouvais  escalader  cette  masse, 
mais  mon  œil  en  suivait  les  degrés  gigantesques,  fran- 
chissait la  passe  rocailleuse,  montait  toujours  plus  haut, 
vers  le  sommet  vertigineux,  et  de  ce  faîte  de  glace  reve- 
nait errer  sur  la  mer  et  les  montagnes.  Jamais  la  grandeur 
et  la  puissance  de  Dieu  ne  m'avaient  paru  plus  imposantes! 
Jamais  aussi  plus  évidents  le  néant  de  l'homme  et  la  vanité 
de  ses  œuvres.  Je  descendis  en  répétant  les  vers  de  13yron, 
promenant  son  imagination  de  poète  sur  les  flancs  ceints 
de  glace  et  les  sommets  neigeux  de  Alpes  : 

»  Voici  les  palais  de  la  nature,  dont  les  vastes  murailles  élèvent 
jusqu'aux  nues  leur  faite  couronné  de  neiges.  Là  se  forme  l'ava- 
lanche ;  là,  calme  et  froide,  sur  un  trône  d'azur  siège  l'Éternité!  » 
{Childe-Harol4,  ch.  iii,  st.  k2.] 


GHAriTRE  XXXVIII. 


En  route  vers  l'Amérique.  —  La  baie  de  Melville.  —  Un  ours.  — 
—  La  banquise.  —  Les  eaux  du  Sud.  —  Upernavik.  —  Les  nou- 
velles. —  Goodhaven.  —  Libéralité  du  gouvernement  danois  et 
des  fonctionnaires  groénlandais.  —  Chassés  du  droit  chemin  par 
la  tempête.  —  Forcés  de  nous  réfugier  à  Halifax .  —  Hospitalité 
des  Anglo-Américains.  —  Arrivée  à  Boston.  —  Conclusion. 


Mon  récit  sera  bientôt  terminé.  Après  l'exploration  du 
détroit  de  la  Baleine,  nous  levâmes  l'ancre  et  fîmes  voile 
vers  le  sud.  Le  ciel  était  radieux,  et  l'atmosphère  pénétrée 
par  la  douce  chaleur  d'un  beau  jour  d'été;  nous  glissions 
sur  des  eaux  calmes,  étincelantes  d'icebergs;  nous  voyions 
les  lieux  témoins  de  nos  aventures  s'abaisser  lentement 
derrière  nous  sous  les  rouges  lueurs  du  soleil  de  mi- 
nuit ,  et  il  nous  semblait  que  la  mer  paisible  et  les  vents 
favorables  étaient  réellement  venus  à  notre  rencontre  pour 
nous  ramener  dans  la  patrie. 

Mais  cette  fête  ne  fut  pas  de  longue  durée  :  un  sombre 
voile  tomba  sur  les  collines  qui  déjà  allaient  diminuant 
derrière  nous,  et  salua  notre  départ  d'une  tempête  de  neige 
et  de  vent  qui  nous  força  à  serrer  une  partie  de  la  toile  et 
à  veiller  soigneusement  sur  le  navire.  Mon  dessein  était  de 


458  LA  MER  LIBRE. 

chercher  les  Eaux  de  r Ouest  comme  si  j'eusse  voulu  at- 
teindre la  baie  du  Pond  ;  de  contourner  ensuite  la  «  glace 
moyenne  »  et  de  marcher  vers  le  sud ,  pour  mettre  enfin 
le  cap  sur  les  côtes  du  Groenland. 

L'atmosphère  s'éclaircit  un  peu,  mais  le  vent  ne  s'arrêta 
pas  ;  il  soufflait  nord-nord-est,  et  me  semblait  devoir  fa- 
voriser plutôt  la  route  vers  le  Groenland  que  vers  le  ri- 
vage de  l'ouest.  Aussi,  un  peu  au-dessous  de  la  latitude 
du  cap  York,  et  par  73o  40'  de  long.  0.,  n'ayant  pas  encore 
vu  de  signes  de  glace,  je  changeai  la  direction  du  schooner, 
et  nous  gouvernâmes  sur  Upernavik ,  au  travers  de  la  baie 
de  Melville.  En  vingt-quatre  heures,  nous  courûmes  en- 
viron deux  degrés  de  latitude  et  près  de  sept  de  longitude. 
Le  10  aoùti  à  midi,  nous  nous  trouvions  par  74°  19  lat.  et 
66°  longit.  sans  avoir  encore  eu  de  démêlé  sérieux  avec 
les  glaces  nos  ennemies.  Le  ciel  était  clair  encore,  et  nous 
pouvions  facilement  éviter  les  icebergs  ;  mais  peu  à  peu 
la  mer  devint  très-houleuse,  et  je  me  sentis  presque  aussi 
inquiet  que  l'année  précédente  lorsque  je  parcourais  la 
même  baie  au  milieu  du  brouillard. 

Pendant  que  nous  roulions  entre  les  flots  en  faisant  dix 
nœuds  à  l'iieure,  nous  faillîmes  couler  un  ours  polaire 
énorme  qui  soutenait  en  pleine  mer  une  lutte  terrible  avec 
les  vagues  -,  évidemment  fatigué,  il  se  dirigeait  vers  le  na- 
vire, sans  doute  dans  le  vague  espoir  d'y  trouver  un  refuge. 
Quelque  glaçon  l'avait  porté  au  large  et  s'était  ensuite 
brisé  sous  les  coups  de  la  mer;  les  ours  blancs  sont  des 
nageurs  intrépides,  mg-is  je  ne  voyais  nulle  part  de  glace 
où  celui-ci  pût  chercher  un  asile,  et  je  crains  bien  que  les" 
eaux  n'aient  fini  par  avoir  raison  de  ce  pauvre  animal.  Nous 
passâmes  tellement  près  de  lui  fju'il  toucha  le  schooner; 
j'arrêtai  la  main  de  Jensen ,  qui  se  préparait  à  mettre  fin 
à  sa  destinée  avec  sa  carabine.  Cette  malheureuse  bête 
combattait  si  bravement  (|ue  je  ne  voulus  pas  la  voir  tuer, 
et  du  reste,  les  vagues  étaient  si  hautes  que,  pour  recueil- 


CHAPITRE  XXX VIII.  459 

lir  son  cadavre,  on  n'eût  pas  mis  un  canot  à  la  mer  sans 
courir  un  danger  que  certes  l'occasion  ne  justifiait  pas. 

La  présence  de  cet  ours  m'avertissait  que  la  banquise 
ne  pouvait  être  bien  éloignée,  aussi  je  diminuai  la  voilure 
et  je  repris  mon  ancien  poste  sur  la  vergue  de  misaine. 
La  banquise  était  bien  là  !  La  réverbération  sur  le  ciel  ne 
laissait  pas  de  doute,  et  nous  arrivâmes  en  peu  de  temps 
tout  près  de  la  formidable  barrière.  Aidés  par  lèvent,  nous 
en  longeâmes  les  bords  sans  en  trouver  la  fin,  mais  comme 
les  glaces  paraissaient  pourries  et  clair-semées,  nous  reprî- 
mes notre  course  vers  le  sud  et  je  m'empressai  de  profiter 
de  la  première  passe  favorable.  Le  schooner  n'aurait  guère 
pu  soutenir  de  chocs  dangereux,  mais  les  glaces  diffé- 
raient beaucoup  de  celles  du  détroit  de  Smith  ;  en  outre  le 
vent  était  bon,  et  le  navire  obéissant  au  gouvernail,  nous 
pûmes  louvoyer,  pendant  une  douzaine  d'heures,  sans 
éprouver  d'autre  accident  que  quelques  collisions  de  peu 
d'importance.  Tout  d'un  coup,  la  brise  se  calma,  la  tem- 
pérature descendit  peu  à  peu  à  plusieurs  degrés  au-dessous 
du  point  de  congélation,  et  une  couche  de  glace  épaisse 
de  plus  d'un  demi-pouce  recouvrit  bientôt  la  surface  de 
la  mer. 

Un  vent  léger  nous  permit  encore  de  continuer  notre 
route,  en  nous  ouvrant  un  passage  à  travers  cette  feuille 
de  cristal,  au  grand  dommage  de  nos  bossoirs  qui  n'a- 
vaient plus  leur  doublure  de  tôle;  il  nous  arriva  même 
plus  d'une  fois  d'être  arrêtés  courL  Enfin,  le  vent  fraîchit, 
brisa  les  glaces  et  nous  porta  dans  les  Eaux  de  l'Est.  Nous 
aperçûmes  la  terre  dans  la  matinée  du  12,  c'était  le  Horse's 
Head  (Tète  de  Cheval).  Nous  laissions  la  banquise  bien 
loin  derrière  nous,  et  cette  seconde  traversée  de  la  baie  de 
Melville  nous  avait  pris  cinq  heures  de  moins  que  celle  de 
l'année  précédente. 

A  partir  de  ce  promontoire,  nous  entrâmes  dans  une 
brume  éi)aisse,  accompagnée  de  temps  à  autre  de  lourdes 


460  LA  MER  LIBRE. 

ondées  de  neige,  et  de  bouffées  de  vent  soufflant  de  divers 
côtés;  au  bout  de  trois  jours  de  tâtonnements,  nous  jetions 
l'ancre  dans  le  port  d'Upernavik. 

Le  cliquetis  de  la  chaîne  dans  les  écubiers  se  faisait  en- 
core entendre,  qu'un  vieux  Danois,  habillé  de  peaux  de 
phoque,  possédant  un  fort  petit  bagage  de  mauvais  anglais 
et  une  pacotille  bien  fournie  d'articles  de  commerce,  nous 
abordait  avec  ses  rameurs  esquimaux  et,  sans  cérémonie 
aucune,  grimpait  par-dessus  les  passavants.  Knorr  alla  à 
sa  rencontre,  et  sans  plus  se  gêner  que  lui,  s'informa  de 
ce  qu'il  avait  à  nous  dire  de  neuf. 

«  Oh!  beaucoup,  beaucoup  de  nouvelles! 

—  Lesquelles?  Dites-les  vite  ! 

—  Oh  !  lefe  États  du  Sud  contre  les  États  du  Nord,...  et  il 
y  a  des  combats  partout  !  » 

J'entendais  cette  réponse,  et  me  demandant  par  quelle 
étrange  complication  de  politique  européenne  une  nou- 
velle guerre  continentale  s'était  allumée,  je  fis  appeler  à 
l'arrière  le  Protée  arctique.  Savait-il  quelque  chose  sur 
notre  pays? 

«  Oh!  mais  c'est  de  l'Amérique,  je  vous  dis!  Les  États 
du  Sud,  vous  voyez!  contre  les  États  du  Nord,  vous  voyez! 
et  querelles  et  combats  partout  !  » 

Eh  oui,  je  voyais!  mais  je  ne  pouvais  croire  que  ce  fût 
la  vérité  et  j'attendis  les  lettres  qui  avaient  dû  nous  arri- 
ver par  le  navire  du  Danemark,  et  que  j'envoyai  chercher 
sans  retard  à  la  Maison  du  Gouvernement.  Mais  le  mes- 
sager avait  à  peine  touché  le  rivage,  que  notre  ancien 
ami  le  docteur  Rudolph,  de  retour  de  Copenhague  depuis 
quelques  semaines,  montait  lui-même  à  bord  et  nous  re- 
mettait le  courrier. 

Nos  correspondances,  quelques  séries  de  journaux  et  la 
mémoire^du  docteur  nous  mirent  au  fait  des  événements 
qui  s'étaient  passés  jusqu'à  la  fin  de  mars  1861  :  l'élection 
du  président,  et  les  orages  qui  la  suivirent.  Les  nouvelles 


CHAPITRE  XXXVIII.  461 

s'arrêtaient  là  :  nous  ignorions  encore  que  la  guerre  fût 
déclarée,  nous  apprenions  seulement  les  intrigues  pour  la 
séparation  des  États  et  les  actes  qui  la  préparaient.  Le 
soupçon  d'un  côté,  la  trahison  de  l'autre  étaient  à  Tordre 
du  jour;  les  menaces  de  violence  et  l'irrésolution  des  hom- 
mes d'État  avaient  jeté  la  société  en  fermentation  et  mis 
en  danger  le  salut  du  peuple;  détails  assez  incjuiétants, 
mais  qui  étaient  loin  de  nous  faire  prévoir  la  reddition  du 
fort  Sumter,  la  plaie  sanglante  de  Bull's  Run,  la  vaste 
armée  qui  s'organisait  sur  les  bords  du  Potomac,  pour 
la  défense  du  gouvernement  et  la  protection  de  la  ca- 
pitale. Nous  ne  pensions  guère  que  dans  chaque  cité, 
chaque  ville,  chaque  hameau,  les  occupations  de  la  paix 
faisaient  place  aux  excitations  passionnées  de  la  guerre  ci- 
vile, qu'un  cri  de  colère  et  d'indignation  courait  dans  tout 
le  pays,  contre  ceux  qui,  oubliant  leur  serment  de  protéger 
le  nom  et  le  drapeau  de  la  nation,  arboraient  hardiment 
la  bannière  du  droit  des  États  et  déclaraient  leur  résolu- 
tion de  rompre  le  pacte  fédéral.  —  Il  nous  eût  été  bien 
difticile  de  comprendre  dès  l'abord  que,  dans  le  cours  d'une 
seule  année,  la  folie  et  l'iniquité  eussent  si  complètement 
vaincu  la  raison  et  la  justice  ! 

Je  profitai  de  notre  séjour  à  Upernavik  pour  aller  visiter 
un  magnifique  glacier,  de  seize  kilomètres  de  large,  qui  se 
divise  dans  le  fiord  d'Aukpadlatok,  à  soixante-dix  kilomètres 
nord  de  la  ville.  Tout  auprès  de  ce  tiord,  un  établissement  du 
même  nom  est  administré  par  le  Danois  Philip,  qui,  dans 
ce  recoin  isolé,  jouit  de  la  paix  et  de  l'abondance  avec  son 
épouse  esquimaude  et  ses  nombreux  enfants  métis,  parmi 
lesquels  je  remarquai  quatre  jeunes  gens  aux  vêtements 
de  peaux,  les  meilleurs  chasseurs  qu'on  puisse  trouver  au 
nord  de  Prôven.  Mes  études  me  retinrent  plusieurs  jours 
à  la  hutte  de  Philip,  et  je  ne  la  quittai  pas  sans  avoir  con- 
clu avec  toute  la  famille  divers  arrangements  en  vue  de 
mon  retour  l'année  suivante;  je  leur  laissai  des  matériaux 


462  LA  MER  LIBRE. 

abondants  pour  me  construire  des  traîneaux,  je  leur  remis 
des  fourrures,  des  courroies,  et  les  engageai  à  m'élever  et 
à  m'acheter  autant  de  chiens  que  possible. 

Après  notre  départ  d'Upernavik,  des  vents  légers  et  ca- 
pricieux nous  forcèrent  à  reprendre  pendant  quatre  jours 
notre  ancien  mode  de  louvoyer  au  milieu  des  icebergs, 
puis  nous  jetâmes  l'ancre  à  Goodhaven  où  je  profitai  large- 
ment de  la  bonne  et  cordiale  hospitalité  de  mon  vieil  ami 
l'inspecteur  Olrick.  Goodhaven  est  situé  sur  la  partie  sud  de 
l'île  Disco  et  doit  son  nom  (bon  port)  à  l'excellence  de 
son  petit  havre  complètement  abrité  par  les  terres  ;  c'est  la 
principale  colonie  du  Groenland  septentrional,  et  le  séjour 
de  l'inspecteur  général  ou  vice-roi  lui  donne  une  impor- 
tance que  n'ont  pas  les  autres  stations. 

M.  Olrick  me  montra  des  ordres  du  gouvernement  qui 
enjoignaient  à  tous  fonctionnaires  danois  de  me  prêter  leur 
assistance  ;  il  m'offrait  en  outre  son  plus  bienveillant  con- 
cours. Pour  le  moment,  je  n'en  avais  nul  besoin,  mais  je 
confiai  à  l'inspecteur  mes  plans  d'avenir  et  mon  intention 
d'user  l'année  suivante  de  tous  ces  privilèges  si  gracieuse- 
ment concédés.  Je  suis  heureux  de  trouver  cette  occasion 
d'exprimer  ma  reconnaissance  pour  la  conduite  du  gou- 
vernement danois  envers  toutes  les  expéditions  polaires  à 
quelque  nationalité  qu'elles  appartiennent,  et  personnelle- 
ment j'en  ai  d'autant  plus  de  gratitude  que  je  ne  pouvais 
appuyer  mes  demandes  d'aucune  commission  officielle. 

Le  chef  du  Comptoir,  M.  Anderson,  se  joignit  à  l'inspec- 
teur pour  m'aider  à  enrichir  mes  collections  et  à  compléter 
ma  série  d'épreuves  photographiques;  je  trouvais  si  bien  à 
m'occuper  que  je  répugnais  presque  à  quitter  Goodhaven, 
mais  les  nuits  devenaient  sombres,  et  il  ne  fallait  pas  pen- 
ser à  se  lancer  dans  les  ténèbres  au  milieu  des  icebergs.  — 
Au  premier  vent  favorable,  mes  collections  furent  rappor- 
tées pêlermèle  sur  le  navire,  je  fis  mes  adieux  à  nos  amis, 
saluai  l'étendard  danois;  et  —  pour  la  douzième  fois  au 


CHAPITRE  XXXVIIl.  463 

moins,  nous  replongions  dans  un  affreux  brouillard  sous 
lequel  soufflait  une  véritable  tempête  d'équinoxe  qui  nous 
poussait  vers  l'Amérique  plus  rapidement  que  je  ne  l'aurais 
voulu.  —  Elle  lâcha  à  peine  prise  depuis  l'ile  Disco  jusqu'au 
sud  de  Terre-Neuve,  et  nous  fûmes  chassés  du  détroit  de 
Davis  encore  plus  vite  que  nous  n'y  étions  entrés.  —  C'est 
miracle  que  notre  pauvre  petit  schooner  ait  pu  résister  à 
l'ouragan.  Ulysse  ne  dut  pas  être  plus  secoué  quand  ses 
mariniers  stupides  ouvrirent  les  outres  où  le  bon  Éole 
avait  renfermé  ses  fils.  Toute  la  toile  fut  emportée,  à  l'ex- 
ception d'un  lambeau  de  hunier  sous  lequel,  pendant 
quatre  jours,  le  navire  dut  fuir  vent  arrière,  faisant  400  ki- 
lomètres en  vingt-quatre  heures.  Les  lames  qui  couraient 
sur  nous,  toujours  prêtes  à  s'abattre  sur  notre  poupe,  étaient 
effrayantes  à  voir  ;  à  chaque  instant,  notre  petit  bout  de 
toile  menaçait  de  céder,  les  eaux  mugissaient  sous  notre 
carène  lorsque  plongeait  l'arrière  et  que  l'avant  se  dressait 
dans  les  airs.  La  mer  en  furie  déferlait  derrière  nous  en 
cataracte  immense,  et  comme  exaspérée  de  n'avoir  pu  nous 
engloutir,  renouvelait  incessamment  ses  menaçants  efforts  ; 
mais  le  schooner  se  faufilait  à  travers  les  dangers,  et  tout 
aussi  gracieux,  sinon  aussi  rapide  que  «  l'aigle  qui  fend  les 
espaces,  »  il  passait  triomphant,  laissant  la  vague  qu'il  ve- 
nait de  couper,  écumer  et  faire  rage  derrière  lui. 

Au  large  du  Labrador,  le  vent  sautant  subitement  à  l'ouest 
nous  força  d'abandonner  notre  route  et  de  nous  tenir  au 
plus  près.  Mac  Cormick  avait  réussi  à  rapetasser  la  misaine, 
il  en  coupa  un  morceau  triangulaire  qu'on  installa  en  voile 
de  cap.  Nous  n'osions  guère  compter  sur  le  succès  de 
cette  manœuvre,  mais  nous  ne  pouvions  faire  autre  chose, 
et  bien  nous  prit  de  nous  être  promptement  décidés.  A  peine 
la  voile  était-elle  placée,  que  nous  embarquâmes  une  ter- 
rible lame  sur  l'arrière.  La  goélette  roula  sur  bâbord,  puis 
se  redressa  si  brusquement  que  le  petit  hunier  qui  nous 
avait  rendu  tant  de  bons  services  se  déchira  en  loques,  le 


464  LA  MER  LIBRE. 

chouquet  du  mât  de  hune  fut  emporté  et  le  bout  de  bas  du 
foc  le  suivit  bientôt.  «  La  barre  dessous,  toute!.,..  »  était 
un  ordre  assez  triste  à  donner  dans  la  circonstance.  Comme 
on  pouvait  s'y  attendre,  quand  la  barre  fut  rendue,  le 
schooner  se  précipita  dans  le  creux  de  la  plus  affreuse  lame 
qu'il  m'ait  été  donné  de  voir;  elle  vint  frapper  la  partie 
moyenne  du  bâtiment  et  tomba  sur  nous  comme  la  foudre, 
défonçant  les  passavants,  balayant  le  pont  de  la  proue  à  la 
poupe,  et  jetant  à  la  mer  tout  ce  qu'elle  rencontrait,  même 
nos  pièces  d'eau.  Le  schooner  vibra  dans  chacune  de  ses 
membrures;  pendant  un  instant,  je  le  crus  couché  et  per- 
du, mais  cette  petite  coquille  avait  en  elle  encore  plus  de 
vie  qu'un  chat  II  se  redressa  soudain,  secoua  l'eau  qui 
le  couvrait,  jjrit  la  lame  suivante  par  l'avant,  s'éleva  vail- 
lamment sur  la  crête  de  la  vague,  et  fila  au  travers  de  la 
brise.  —  Bravo  !  mon  petit  bonhomme  !  —  fut  la  joyeuse  et 
caressante  exclamation  de  Mac  Cormick. 

Nous  restâmes  à  la  cape  pendant  trois  jours,  au  bout 
desquels  nous  étions  de  trois  cent  soixante  kilomètres  en 
dehors  de  notre  route.  Nos  hommes  s'alarmaient  fort  de  la 
perte  de  nos  pièces  d'eau.  Il  y  en  avait  bien  une  barrique 
ou  deux  dans  la  cale,  mais  nous  n'y  pouvions  toucher  sans 
enlever  la  grande  écoutille,  chose  impossible  à  faire  avec 
nos  ponts  inondés  sans  cesse;  le  navire  eût  sombré  infail- 
liblement. Je  me  mis  donc  à  l'œuvre  pour  remédier  au  mal; 
une  bouillotte  à  thé  me  servit  de  cornue,  un  baril  de  con- 
densateur; et  trois  heures  après  le  désastre,  les  inquié- 
tudes se  calmèrent  lorsqu'on  apprit  que  l'appareil  nouveau, 
installé  dans  la  chambre  des  officiers,  réussissait  à  mer- 
veille et  pouvait  donner  par  jour  quatre-vingts  litres  d'eau 
suffisamment  pure. 

Les  avaries  du  schooner  nous  forçaient  à  chercher  le 
plus  tôt  possible  un  refuge  dans  quelque  port  de  la  Nou- 
velle-Ecosse, et  nous  jetâmes  l'ancre  dans  celui  d'Halifax. 
Les  citoyens  de  cette  ville,  célèbre  pour  son  hospitalité, 


CHAPITRE  XXXVIII.  465 

nous  lirent  la  réception  la  plus  flatteuse  et  nous  fûmes 
presque  tentés  de  rendre  grâce  aux  mauvais  temps  qui 
nous  l'avaient  procurée.  L'amiral  de  la  flotte  britannique 
nous  permit  généreusement  de  prendre  dans  les  arsenaux 
tout  ce  qu'il  nous  fallait  pour  réparer  'le  navire.  Les  offi- 
ciers des  services  civils  et  militaires,  le  maire  de  la  ville, 
plusieurs  citoyens,  la  société  médicale  surtout,  nous  en- 
tourèrent de  prévenances  qui  ne  témoignaient  pas  moins 
de  leur  politesse  amicale  envers  nous  que  de  leur  respect 
pour  notre  pavillon. 

En  arrivant  à  Halifax,  nous  ne  savions  pas  autre  chose 
que  les  nouvelles  recueillies  à  Upernavik.  A  peine  avions- 
nous  jeté  l'ancre,  que  deux  messieurs,  qui  ne  sont  pas  restés 
longtemps  des  étrangers  pour  moi,  se  hâtaient  de  nous  sou- 
haiter la  bienvenue  et  de  nous  porter  les  journaux  de  New- 
York.  La  terrible  lutte  avait  commencé  et  se  poursuivait 
depuis  plusieurs  mois  !  Nous  n'en  pouvions  être  très-surpris 
après  ce  que  nous  avions  appris  d'Upernavik,  et  cependant 
j'avais  espéré  que  les  hostilités  seraient  évitées  par  la  sa- 
gesse et  la  prudence  de  nos  hommes  d'État.  Notre  émotion 
fut  telle  que  ne  la  sauraient  conofprendre  ceux  qui,  jour  par 
jour,  ont  suivi  la  marche  des  événements.  Nous  apprîmes 
coup  sur  coup  la  désastreuse  bataille  de  Bull  Run,  le  siège 
du  fort  Sumter,  les  émeutes  de  Baltimore,  la  destruction  de 
l'arsenal  maritime  de  Norfolk,  la  perte  de  Harper  Ferry, 
puis  la  prise  d'armes  générale  et  l'élan  des  volontaires. 

Nous  quittâmes  Halifax  aussitôt  que  le  navire  fut  un  peu 
réparé,  et  quatre  jours  après  nous  distinguions  dans  la 
brume  la  faible  lueur  des  phares  de  Boston.  Nous  prîmes 
un  pilote  par  le  plus  épais  brouillard  que  j'aie  vu  au  midi 
du  cercle  polaire  ;  un  vent  léger  nous  poussait  vers  le  port, 
mais  quelques  heures  avant  l'aube  le  vent  tomba  tout  à 
tait,  la  brume  devint  encore  plus  lourde,  et  nous  déri- 
vâmes pesamment  dans  la  morte  eau  jusqu'à  l'ancrage.  La 
nuit  était  d'une  tristesse   navrante.   Nous  marchions  au 

ou 


466  LA  MER  LIBRE. 

milieu  du  silence,  les  fanaux*  suspendus  aux  mâts  des  bâ- 
timents immobiles  sur  leurs  ancres  ressemblaient  aux 
flammes  livides  de  cierges  brûlant  dans  un  charnier,  les 
navires  eux-mêmes  nous  faisaient  l'effet  de  vaisseaux  fan- 
tômes flottant  dans  l'air  ténébreux.  Jamais,  dans  nos  plus 
grands  dangers ,  l'équipage  n'avait  paru  si  abattu ,  si  à 
bout  de  courage  et  de  vie. 

Le  soleil  commençait  à  verser  dans  l'atmosphère  ses 
clartés  indécises,  lorsque  notre  çincre  mordit  le  fond  du 
port,  mais  il  ne  nous  semblait  pas  que  nous  fussions  arri- 
vés, et  qu'une  grande  ville  se  trouvât  tout  près  de  nous. 
Nul  n'était  impatient  de  toucher  la  terre  ;  chacun  parais- 
sait craindre  quelque  mauvaise  nouvelle,  et  désirer  en  re- 
tiirder  l'émotion  le  plus  possible.  —  Je  descendis  sur  le 
(|uai  Long  et  entrai  dans  State-Street.  Deux  ou  trois  per- 
sonnes passaient  dans  la  brume  épaisse  et  le  bruit  de  leurs 
pas  interrompait  seul  un  silence  pire  que  celui  des  soli- 
tudes arctiques.  Entré  dans  la  rue  Washington ,  je  me 
dirigeai  anxieusement  vers  l'ouest.  Je  croisai  un  mar- 
chand de  journaux.  Je  saisis  une  feuille,  et  la  première 
chose  qui  frappa  mes  regards  fut  le  récit  de  la  bataille  de 
Ball's  Bluff"  où  venaient  de  tomber  tant  de  nobles  fils  de 
Boston!  L'atmosphère  semblait  s'être  revêtue  de  ténèbres 
en  signe  de  douleur,  et  mener  le  deuil  sur  les  morts  de 
la  cité  ! 

Je  me  dirigeais  vers  la  maison  d'un  ami,  quand  tout  à 
coup  je  m'arrêtai,  pensant  que  lui  aussi  devait  être  là-bas. 
Au  milieu  de  cette  ville  que  je  connaissais  si  bien,  je  me 
sentais  étranger  comme  un  voyageur  errant  dans  une 
contrée  lointaine.  Amis,  nation,  tout  me  semblait  englouti 
dans  quelque  immense  calamité;  triste  et  découragé,  je 
retournai  à  bord  enveloppé  du  morne  brouillard. 

La  réalité  terrible  commençait  à  se  faire  jour  dans  mon 
imagination  :  la  patrie  que  j'avais  laissée  heureuse  et  pai- 
sible était  maintenant  arrosée  de  sang  humain  ;  une  vio- 


CHAPITRE  XXXVIII.  467 

lente  convulsion  ébranlait  les  bases  de  l'union  nationale, 
et  le  pays' que  j'avais  connu  ne  pouvait  plus  être  jamais  ce 
qu'il  était  autrefois.  Puis  j'en  vins  à  penser  à  ma  propre 
carrière.  En  marchant  par  ces  rues  désertes,  le  récit  de 
la  bataille  meurtrière  dans  les  mains,  je  compris,  pour 
la  première  fois,  qu'il  me  fallait  désormais  abandonner 
une  tâche  qui  m'avait  déjà  coûté  tant  de  peines  et  d'efforts, 
laisser  avorter  en  sa  fleur  une  œuvTe  à  laquelle  j'avais 
donné  toute  mon  énergie  et  sacrifié  les  meilleures  années 
de  ma  vie  d'homme;  qu'il  fallait  me  dépouiller  de  toutes 
les  espérances  qui  m'avaient  bercé,  de  toutes  les  ambitions 
qui  m'avaient  soutenu  à  travers  les  fatigues  et  les  périls, 
et  cessant  de  poursuivre  cette  renommée  attachée  à  l'heu- 
reuse conclusion  de  toute  grande  entreprise ,  renoncer  à 
me  faire  une  place  honorable  parmi  ceux  qui  ont  illustré 
l'histoire  de  leur  pays  et  rehaussé  l'éclat  de  son  drapeau. 
En  face  des  nouvelles  qui ,  depuis  Halifax ,  ne  cessaient  de 
nous  arriver,  de  plus  en  plus  désastreuses,  en  face  du 
devoir  imposé  à  chacun  par  la  patrie  en  danger,  hésiter 
n'était  plus  possible. 

Avant  de  redescendre  dans  ma  cabine ,  lorsque  tous  nos 
amis  ignoraient  encore  notre  retour,  j'avais  pris  la  réso- 
lution d'ajourner  à  un  avenir  douteux  rœu\Te  dont  je 
m'étais  chargé,  et  je  m'assis  pour  adresser  au  président 
Lincoln  la  demande  d'un  emploi  immédiat  dans  le  service 
public  et  l'offre  de  mon  navire  pour  le  transformer  en 
canonnière. 

Cinq  années  se  sont  écoulées  depuis  que  le  schooner 
les  États-Unis  se  traînait  vers  son  ancrage  au  milieu  des 
ténébreuses  vapeurs  du  port  de  Boston.  La  terrible  com- 
motion est  maintenant  calmée  et  fait  partie  des  événe- 
ments du  passé.  Les  destinées  des  individus  suivent  tou- 
jours celles  de  leur  pays,  et  en  présence  des  révolutions 
politiques  et  sociales,  où  les  idées  sont  flanquées  de  baion- 


46><  LA   MRH   LIBRE. 

nettes  et  où  tous  les  intérêts  sont  en  jeu,  il  n'y  a  pas 
de  place  et  de  loisir  pour  les  études  scientifiques  et  les 
travaux  qui  ne  concourent  pas  à  la  défense  de  la  patrie. 

Aussi,  pendant  longtemps,  je  ne  m'occupai  guère  de 
l'avenir  de  mon  entreprise,  et  les  résultats  acquis  ont  été 
en  grande  partie  sacrifiés  paf  ces  retards;  je  ne  saurais  dire 
maintenant  quand  il  me  sera  possible  de  la  recommencer, 
mais  je  n'y  renonce  point,  et  mes  visées  sont  toujours  les 
mêmes.  Je  désire  fonder  à  Port-Foulke  une  colonie  tempo- 
raire, en  faire  le  centre  d'une  série  d'explorations  scienti- 
fiques très-étendues,  et  mon  expérience  personnelle  dé- 
montre suffisamment  que  le  lieu  est  bien  choisi.  L'exécu- 
tion de  ce  plan  est  d'autant  plus  désirable,  que  le  gouver- 
nement prussien,  de  son  côté,  va  se  lancer  dans  les 
expéditions  arctiques,  et  suivant  les  conseils  du  célèbre 
géographe  Aug.  Petermann.  veut  essayer  d'arriver  au  pôle 
par  les  mers  du  Spitzberg. 

Cette  entreprise,  comme  la  nôtre,  momentanément  retar- 
dée par  la  guerre,  pourra  s'effectuer,  m'assure-t-on,  dans 
l'été  de  18;7  ou  1868  au  plus  tard'.  Le  docteur  Petermann 
espère,  et  avec  raison,  je  le  crois,  que  des  navires  à  vapeur 
pourront  s'ouvrir  une  route  à  travers  la  ceinture  de  glaces 
qui  entoure  le  nord  et  l'ouest  du  Spitzberg,  et  pénétrer 
par  là  dans  la  mer  libre  du  Pôle.  Cette  voie  présente  cer- 
tains avantages  sur  celle  du  détroit  de  Smith,  mais  une 
exploration  ayant  pour  base  une  station  comme  celle  que 
j'ai  projetée  au  Port-Foulke  aura  des  chances  exception- 
nelles de  succès. 

Notre  dix-neuvième  siècle  sait  profiter  des  recherches 
entreprises  dans  les  diverses  branches  de  la  science  par 
des  hommes  qui  ne  songeaient  certainement  pas  au  résul- 
tat pratique  qu'on  pourrait  retirer  plus  tard  de  leurs  labo- 
rieuses études.  Les  travaux  désintéressés  qui  reculent  les 

1.  Au  moment  oi'i  ces  pages  sont  livrées  à  la  presse  (mai  1868),  l'entre- 
prise allemande  est  en  voie  d'exécution.  (Trad) 


CHAP1T.RE   XXXVill.  ^69 

limites  de  nos  connaissances,  servent  tous  au  progrès  du 
commerce,  de  la  navigation,  des  arts,  de  tout  ce  qui  con- 
cerne le  bien-être  de  l'humanité.  Les  découvertes  qui  ont 
eu  le  plus  d'influence  sur  la  marche  de  la  civilisation 
n'avaient  à  l'origine  qu'une  valeur  abstraite  et  n'excitaient 
guère  d'intérêt  en  dehors  des  sociétés  savantes.  Le  vaste 
système  de  communications  que  la  vapeur  infatigable  étend 
au  monde  entier,  en  fécondant  toutes  les  industries,  dérive 
des  expériences  d'un  enfant  sur  le  couvercle  de  la  bouil- 
loire à  thé  de  sa  mère;  le  merveilleux  réseau  de  fils  télé- 
graphiques qui  parcourent  les  continents  et  plongent  sous 
les  mers,  en  donnant  les  ailes  de  la  lumière  à  nos  pen- 
sées, nous  vient  de  la  rencontre  fortuite  de  deux  morceaux 
de  métal  dans  la  bouche  de  Volta;  les  lentilles  du  gigan- 
tesque télescope  de  lord  Rosse,  qui  font  servir  à  des  usages 
pratiques  le  mécanisme  des  cieux,  sont  le  résultat  d'ob- 
servations sur  le  pouvoir  grossissant  des  gouttes  d'eau  ; 
l'aiguille  magnétique,  qui  guide  les  marins  vers  leur  des- 
tination lointaine,  est  issue  du  contact  accidentel  de  l'ai- 
mant et  de  l'acier;  partout,  les  progrès  les  plus  remar- 
quables ont  eu  les  commencements  les  plus  infimes  au 
premier  abord.  L'imprimerie,  les  machines  à  tissage,  la 
photographie,  toutes  ces  merveilleuses  inventions  ont  eu 
des  origines  pareilles  :  des  esprits  attentifs  ont  interrogé  la 
nature  et  levé  le  voile  qui  en  cachait  les  mystères,  sans 
se  douter  de  la  mine  féconde  qu'ils  ouvraient  aux  cher- 
cheurs futurs.  La  marche  de  la  science  est  la  marche  de  la 
race  humaine;  on  ne  demande  plus  —  à  quoi  bon?  à  ceux 
qui  viennent  nous  annoncer  des  vérités  encore  nouvelles 
pour  nous.  Quelque  part  que  les  hommes  aient  essayé 
d'agrandir  les  domaines  de  la  richesse,  de  la  puissance  ou 
de  l'utile,  la  science  les  a  guidés,  instruits,  soutenus.  Par- 
tout où  des  hommes  de  bonne  volonté  ont  voulu  planter 
au  milieu  des  peuples  barbares  l'emblème  de  la  vraie  reli- 
gion, la  science  a  marché  devant  eux,  leur  ouvrant  les  portes 


470 


LA  MER  LIBRE. 


et  leur  aplanissant  le  chemin.  Elle  a  déchiré  l'épais  rideau 
qui  couvrait  l'esprit  humain,  préparé  les  voies  au  christia- 
nisme qui  a  banni  les  superstitions  anciennes  de  l'Occident 
et  qui  chaijue  jour  précipite  dans  la  nuit  du  passé  les 
débris  du  sombre  panthéisme  de  l'Orient ,  et  le  grossier 
fétichisme  des  tribus  encore  sauvages. 

La  science  et  l'Évangile  parcourent  le  monde  en  se 
donnant  la  main,  renversent  les  barrières  des  préjugés, 
enseignent  à  l'esprit  les  choses  pratiques  de  la  vie  pré- 
sente, et  à  l'àme  celles  qui  concernent  la  vie  à  venir. 


APPENDICES 


APPENDICE  A. 


I.    —  GLOSSAIRE   DE   QUELQUES  TERMES   USITÉS  PARMI 
LES   NAVIGATEURS  DES   MERS   POLAIRES. 

Banquise.  —  Zone  de  glace,  fixe  ou  en  dérive,  couvrant  les  abords 
des  régions  polaires. 

Berg.  —  Montagm.  Voyez  Ice-berg. 

Blink.  —  Lueur.  Voyez  Ice-blink. 

Brash.  -  Glace  brisée  en  petits  fragments. 

Calf.  —  Veau.  Masse  détachée  d'une  falaise  de  glace  ou  d'un  gla- 
cier, et  flottant  ou  apparaissant  soudainement  à  la  surface  de  la 
mer.  Cette  appellation  singulière  dérive  sans  doute  de  l'épithète 
encore  plus  étrange  que  les  Esquimaux  du  Groenland  donnent 
aux  fiords^i  terminés  ou  surplombés  par  des  glaciers;  épithète  qui 
signifie  littéralement  :  la  baie  qui  vêle,  qui  met  bas. 

Drift  ice.  —  Plateau  de  glace  en  dérive  et  charriant  des  matières 
étrangères,  telles  que  roches,  terres,  etc.,  etc. 

FioRD.  —  Golfe  étroit,  profond  ;  toute  échancrure  abrupte  de  la  côte 
communiquant  avec  la  mer. 

Floe.  —  Portion  détachée  d'un  champ  de  glace. 

Glacier.  —  Masse  de  glace  formée  sur  une  lie,  ou  un  continent, 
par  les  dépôts  atmosphériques,  et  aboutissant  parfois  à  la  mer. 

HuMMOCKS.  —  Vides,  sillons,  aspérités  de  glaçons  brisés  et  super- 
posés par  la  collision  des  champs  de  glaces. 

ICE-BELT.  —  Margelle  ou  tablette  continue  de  glace,  qui,  dans  les 
hautes  latitudes  arctiques,  adhère  aux  rivages  des  terres,  au-des- 
sus du  niveau  ordinaire  de  la  mer. 

IcE-BERG.  —  Grande  masse  de  glace  flottante,  détachée  d'un  gla- 
cier. 

Ice-blink.  —  Apparence  particulière  de  l'atmosphère,  blancheur  de 
l'horizon  due  à  la  réverbération  des  glaces. 

ICE-FiELD.  —  Champ  de  glace.  Vaste  surface  de  glace  flottante,  for- 
mée à  la  mer. 

ICE-FOOT.  —  Glace  praticable  à  un  piéton.  Expression  applicaole 
aussi  à  la  tablette  de  glace  adhérente  au  rivage. 


474  LA  MER  LIBRE. 

IcE-RAFT.  —  Radeau  de  glace.  Tout  champ,  floe  ou  montagne  flot- 
tante, transportant  des  matières  étrangères. 

ICE-TABLE.  —  Une  surface  plate  de  glace, 

Land-ice.  —  Glace  adhérente  à  la  côte. 

Old-ice.  —  Vieille  glace.  Glace  âgée  de  plus  d'une  saison. 

Pack.  —  Vaste  étendue  de  glaces  flottantes,  de  toute  forme  et  de 
toute  origine,  plus  ou  moins  entassées  et  soudées  les  unes  aux 
autres. 

PoLYNiA.  —  Mot  russe  désignant  une  étendue  d'eau  ouverte,  un 
espace  de  mer  libre  de  glaces. 

Water  sky.  —  Ciel  d'eau.  Apparence  particulière  du  ciel  au-dessus 
d'tme  étendue  de  mer  ouverte.  Teinte  sombre  de  l'horizon,  due  à 
la  réflexion  des  eaux. 

YoiiNG-icE.  — Jeune  glace.  Glace  formée  pendant  le  dernier  hiver. 

(  Ferd.  de  L.  ) 


I.  —  ICE-BERG  ET  ICE-FIELD. 

« . .. .  Vice-berg,  à  la  mer,  se  reconnaît  à  la  transparence  de  la  glace, 
à  des  détritus  terrestres  et  organiques,  à  une  densité,  moyenne  plus 
grande  et  à  ses  dimensions  colossales.  On  en  a  mesuré  qui  jaugeaient 
plusieurs  millions  de  tonneaux,  et  qui,  ayant  100  ou  200  mètres  au- 
dessus  de  l'eau,  devaient  avoir  600  ou  1000  mètres  d'épaisseur  to- 
tale, d'après  la  densité  moyenne. 

Quand  ces  masses  se  trouvent  dans  certaines  conditions  calorifi- 
ques, sous  l'influx  solaire,  elles  se  fendillent,  se  gercent,  et  parfois 
éclatent  brusquement,  se  brisant  en  mille  pièces  en  produisant  un 
fracas  que  des  témoins  auriculaires,  Hayes  entre  autres,  comparent 
au  bruit  de  la  décharge  simultanée  de  plusieurs  centaines  de  pièces 
d'artillerie. 

Lorsque  Vice-berg  se  décharge  dans  des  chenaux  étroits  comme  le 
sont  tous  les  passages  entre  les  îles  de  l'Amérique  du  Nord,  il  n'a 
même  pas  le  temps  de  fondre  dans  la  mer  qui  le  baigne  ;  il  se  trouve 
saisi  de  nouveau  dans  les  glaces  de  mer,  et,  loin  de  diminuer,  il 
augmente  encore  jusqu'à  la  saison  suivante,  ou  le  hasard  des  cou- 
rants et  des  vents  occasionne  sa  fonte  ou  le  préserve  encore. 

....  C'est  surtout  aux  alentours  du  pôle  sud  que  l'on  rencontre  les 
masses  les  plus  formidables  de  glaces  flottantes  ;  elles  vont  même 
quelquefois  jusque  par  le  40»  parallèle,  poussées  comme  des  navires 
à  voiles,  ou  charriées,  entre  autres,  par  le  courant  du  Mentor;  au 
Nord,  les  ice-bergs  encombrent  toutes  les  passes  de  l'archipel  du 
Nord-Amérique,  de  môme  que  la  côte  du  Groenland  et  de  la  Nou- 
velle-Zemble. 

Si  une  mer  entourait  le  massif  des  Alpes  ou  de  l'Hymalaya,  par 
exemple,  cette  mer  serait  de  même  encombrée  et  cernée  par  des 


APPENDICES.  475 

lignes  compactes  d'icc-fter^»,  quoique  avec  une  intensité  moindre, 
corrélative  à  la  moindre  intensité  dans  les  changements  thermi- 
ques. 

C'est  en  ce  sens  que  l'on  peut  affirmer  qu'il  doit  exister  au  pôle 
sud  un  massif  de  terre  compacte  et  montagneux,  donnant  lieu  à  la 
production  d'immenses  glaciers  qui  se  déchargent  à  l'Océan  à  des 
intervalles  inégaux,  quelquefois  séculaires,  et  dont  la  ceinture  arrête 
le  navigateur. 

C'est  ainsi  que  l'illustre  Cook  avait  déclaré  ([ue  l'on  ne  dépasse- 
rait pas  la  limite  qu'il  avait  atteinte  au  sud.  L'année  de  son  voyage 
avait  pu  correspondre  à  une  plus  grande  production  de  gigantesques 
glaces  flottantes.  L'Anglais  Weddell  et  l'Anglais  John  Koss  ont  prouvé 
que  l'on  pouvait  largement  dépasser  la  limite  de  Cook  ;  peut-être 
aussi  le  hasard  de  la  période  glaciaire  les  a-t-il  mieux  servis. 

A  la  mer,  le  phénomène  de  la  formation  de  la  glace  a  un  tout 
autre  caractère.  La  neige  tombant  en  flocons  pressés  recouvre  la 
surface;  et  avant  qu'elle  ait  eu  le  temps  de  fondre  ou  d«  se  dis- 
soudre, elle  forme  comme  une  sorte  de  bouillie  épaisse.  Si  le  temps 
est  beau,  la  mer  calme,  le  vent  paisible,  tout  cela  se  prend  et  se  fige 
sur  une  petite  épaisseur,  en  formant  une  glace  moitié  franche,  moi- 
tié nevé. 

Dès  que  le  vent  se  lève,  tout  se  brise,  s'émiette,  et  produit  un  des 
spectacles  les  plus  admirables  que  l'on  puisse  voir. 

Chaque  petit  morceau  de  glace,  en  fondant,  s'entoure  d'un  véri- 
table bain  de  pied  d'eau  douce  qui  ne  se  môle  pas  avec  l'eau  de  la 
mer  ;  les  rayons  d'un  soleil  dont  la  hauteur  est  très-basse  viennent 
iriser  toutes  ces  flaques  d'eau,  en  reproduisant  sur  une  échelle 
énorme  le  phénomène  des  anneaux  colorés  de  Newton,  et  en  reflé- 
tant toutes  les  nuances  du  spectre,  mais  avec  une  telle  pâleur  gé- 
nérale de  ton  que  le  charme  s'évanouit  pour  faire  place  à  une  im- 
pression pénible  et  lugubre;  il  semble,  par  instant,  que  la  nature 
s'entrevoit  tout  entière  comme  à  travers  une  sorte  de  suaire  ou  de 
linceul  de  gaze. 

Ce  sont  là  des  embryons  de  banquise.  S'il  vient  un  grand  froid, 
tout  se  coagule,  moitié  glace  d'eau  douce,  transparente,  verte,  moi- 
tié nevé  granuleux,  neige  agglutinée  ;  puis,  si  la  neige  retombe,  la 
mer  se  prend  sur  de  vastes  espaces  ;  à  la  saison  d'hiver,  elle  se  con- 
gèle probablement  d'un  bout  à  l'autre,  dans  la  zone  des  froids,  et 
l'on  passe  en  traîneau  d'Asie  en  Amérique.  Quand  arrivent  les  fortes 
chaleurs  de  juin,  tout  se  disloque;  c'est  la  débâcle,  dont  les  débris 
forment  d'immenses  banquises  ou  champs  de  glace^  ice-fields.  Il  n'est 
pas  rare  de  rencontrer  des  plaques  ayant  plusieurs  kilomètres  de 
superficie  ;  cette  glace  de  mer  est  peu  épaisse  ;  vers  les  côies  elle 
s'accroît  sur  place  ;  mais  au  large,  elle  n'émerge  pas  de  plus  d'un 
mètre;  elle  est  très-hétérogène,  sans  transparence,  d'un  blanc  lai- 
teux, elle  ne  recèle  jamais  aucun  débris  terrestre  ou  végétal.  De 
loin ,  du  haut  de  la  mâture ,  ces  surfaces  semblent  polies  et  unies 


476  LA  MER  LIBRE. 

comme  un  miroir  ;  en  réalité,  elles  sont  fort  rugueuses  et  rappellent 
les  ondulations  que  présente  l'aspect  de  nos  champs  couverts  de 
neige,  quand  la  bise  en  a  plissé  le  manteau  blanc,  grenu  et  cristal- 
lin. Le  marin  expérimenté  ne  doit  pas  pénétrer  dans  la  mer  Arcti- 
que avant  que  la  débâcle  ne  soit  accusée. 

Dans  tous  les  lieux  où  il  y  a  des  champs  de  glace,  il  y  a  de  vastes 
superficies  de  mer;  si  les  ice-bergs  sont  mêlés  à  ces  champs,  c'est 
qu'ils  viennent  d'ailleurs,  sous  l'impulsion  des  courants  et  des  vents. 

Ainsi,  Ton  peut  considérer  comme  un  fait  établi  :  que  Vicf-berij 
naît  à  terre  et  meurt  à  l'Océan,  tandis  que  l'rce-field  a  une  origine 
entièrement  maritime,  j 

Gustave  Lambert,  Projet  <V exploration  au  pôle  Nord. 


APPENDICE  B. 


DÉRIVE  DU   PACK  OU  GLACE   DU  MILIEU 
DE   LA  BAIE  DE  BAFnN. 

(Page  50.) 

«  ....  Le  18  août  1857,  nous  nous  trouvions  à  mi-chemin  de  la 
baie  de  Melville  au  détroit  de  Lancastre,  quand  tout  à  coup,  cernés 
par  une  immense  accumulation  de  glace  en  dérive,  nous  nous  vimes 
condamnés  à  passer  l'hiver  au  milieu  du  plus  vaste  champ  de  glaces 
flottantes  dont  j'aie  entendu  parler  dans  ma  carrière  de  marin.  Inca- 
pables de  gagner  un  rivage  quelconque  ou  d'établir  un  observatoire 
fixe  sur  la  surface  instable  de  l'immense  radeau  qui  nous  entraînait, 
nous  fûmes  réduits  à  l'étude  des  vents  et  des  courants  dont  nous 
étions  les  jouets.  Contrairement  à  une  théorie  récente  (celle  du 
lieutenant  Maury),  nous  reconnûmes  que  l'influence  atmosphérique 
était  plus  forte  que  celle  de  la  mer  sur  les  mouvements  des  glaces, 
et  nous  ne  pûmes  saisir  le  moindre  indice  du  contre-courant  sous- 
marin  qui  devrait  porter  au  nord.  Au  contraire,  de  hautes  monta- 
gnes de  glace  qui,  suivant  cette  théorie,  auraient  dû  marcher  en 
sens  inverse  du  Fox^  dérivèrent,  en  lui  tenant  une  compagnie  plus 
fidèle  que  rassurante,  depuis  le  Ib'  30'  jusqu'au  cercle  arctique. 

Pendant  l'hiver,  les  forces  élastiques  des  couches  marines  ouvri- 
rent souvent  de  longues  crevasses  ou  chenaux  dans  la  voûte  solidi- 
fiée qui  les  recouvrait,  et  ces  solutions  de  continuité  dans  la  glace 
se  produisaient  si  violemment,  que  parfois  de  longues  files  de  gla- 
çons étaient  projetées,  comme  par  l'effet  d'une  mine,  à  plusieurs 
pieds  en  l'air,  et  formaient  de  véritables  chaussées  de  chaque  côté 
des  crevasses  d'où  elles  étaient  sorties.  Heureusement  pour  le  Fox, 
il  ne  se  trouva  jamais  dans  l'axe  même  d'un  de  ces  soulèvements, 
bien  que  quelques-uns  d'entre  eux  eussent  lieu  k  une  cinquantaine 
de  mètres  de  nous,  tout  au  plus.  Pendant  notre  hivernage,  nous 
nous  procurâmes,  dans  ces  sortes  de  canaux  d'eau  ouverte,  environ 
70  phoques,  qui  nous  fournirent  de  la  nourriture  pour  nos  chiens  et 
de  l'huile  pour  nos  lampes. 


478  LA  MER   LIBRE. 

La  .poursuite  de  ces  amphibies  et  quelques  rencontres  avec  des 
ours  blancs,  rencontres  où  nous  ne  fûmes  pas  toujours  assaillants, 
furent  les  intermèdes  les  plus  actifs  de  notre  captivité  ;  de  même 
que  les  clairs  de  lune,  les  aurores  boréales,  la  disparition  du  soleil 
le  5  novembre  et  son  retour  le  ^5  janvier,  formèrent  les  scènes  les 
plus  intéressantes  de  nos  spectacles.... 

Nous  ne  retrouvâmes  notre  liberté  que  le  25  avril  seulement,  par 
63»  30'  de  latitude,  et  au  milieu  de  circonstances  dont  tous  les  hom- 
mes du  bord  garderont  longtemps  la  mémoire.  Une  violente  tempête 
s'éleva  au  sud-est  .  l'océan,  soulevé  dans  ses  profondeurs,  brisa  sa 
voûte  flottante,  et,  lançant  dans  un  chaotique  désordre  les  masses 
désagrégées  du  champ  de  glace,  menaça  vingt  fois  de  broyer  le 
Fox  dans  quelque  choc  inévitable.  Nous  ne  fûmes  redevables  de 
notre  salut  qu'à  la  Providence  d'abord,  puis  à  la  supériorité  de  notre 
machine  motrice  et  de  la  forme  de  notre  étrave,  taillée  en  coin.  » 

Cap.  Mac-Clintock,  The  voyage  of  the  Fox,  etc. 

Cet  épisode  du  voyage  du  Fox  est  un  incident  très-commun  dans  la 
navigation  de  ces  mers,  comme  le  prouvent  les  exemples  suivants  : 

I.  c  ....  Le  1"  septembre  18^9,  les  vaiseaux  V Entreprise  et  Plnves- 
tigator  (envoyés  à  la  recherche  de  l'exp  édition  de  Franklin)  luttaient 
vainement  contre  les  glaces  du  détroit  de  Barrow,  qui  leur  inter- 
disaient les  abords  de  l'île  Melville ,  lorsqu'une  forte  brise,  s'éle- 
vant  tout  à  coup,  poussa  sur  nous  la  banquise  et  la  souda  autour  de 
nos  navires,  dont  les  coques  furent  mises  à  une  rude  épreuve  par 
la  plus  épouvantable  pression.  Du  haut  des  mâts  on  n'apercevait 
qu'une  seule  nappe  continue  de  glaces  agglutinées,  et  les  monta- 
gnes flottantes  qui  s'y  étaient  superposées  formaient  autour  de  nous 
une  véritable  chaîne. 

«  Nous  fûmes  alors  pleinement  convaincus  que  les  navires  étaient 
arrêtes  pour  tout  l'hiver,  et  quelque  affreuse  que  fût  cette  perspec- 
tive, elle  était  de  beaucoup  préférable  à  celle  d'être  entraîoés  le 
long  de  la  côte  ouest  de  la  baie  de  Baffîn;  car  les  montagnes  de 
glaces  échouées  sont  en  si  grand  nombre  sur  les  bancs  qui  s'éten- 
dent le  long  de  cette  côte,  qu'il  doit  être  presque  impossible  à  des 
navires  enveloppés  dans  une  banquise  d'échapper  à  une  destruction 
complète. 

<  Ce  fut  donc  avec  plus  d'inquiétude  que  d'espoir  que  nous  vîmes 
toute  la  niasse  de  glace  dériver  vers  l'est  avec  une  vitesse  de  huit  à 
dix  milles  par  jour.  Tout  effort  de  notre  part  était  devenu  totale- 
ment inutile,  car  aucune  puissance  humaine  n'aurait  pu  faire  dévier 
les  navires  d'un  seul  pouce;  ils  étaient  ainsi  complètement  soustraits 
à  notre  action,  et  fixés  au  milieu  d'un  champ  de  glace  de  plus  de 
cinquante  milles  de  circonférence,  ils  étaient  entraînés  le  long  de 
la  c^te  sud  du  détroit  de  Lancastre. 

«  Après  avoir  dépassé  l'entrée  de  ce  détroit,  la  glace  nous  em- 
porta au  midi,  le  long  de  la  côte  occidentale  de  la  baie  de   Baffin. 


APPENDICES.  479 

jusque  par  le  travers  de  la  baie  de  Pond,  au  sud  de  laquelle  étaient 
amoncelées  des  montagnes  de  glace  sans  nombre,  placées  de  ma- 
nière à  nous  barrer  le  passage,  et  nous  offrant  la  triste  perspective 
de  voir  se  réaliser  nos  plus  affreuses  prévisions.  Mais,  ad  moment 
où  nous  nous  y  attendions  le  moins,  nous  fûmes  dégagés  presque 
miraculeusement.  L'immense  champ  de  f;laco  qui  nous  enveloppait 
se  rompit  en  mille  pièces,  comme  par  l'effet  d'un  pouvoir  inconnu. 
«  L'espérance  était  revenue  dans  nos  cœurs;  tout  le  monde  tra- 
vailla avec  énergie,  et  des  remorques  furent  établies  de  chaque  côté 
des  navires  pour  leur  faire  dépasser  les  grosses  masses  de  glaces. 
L' Investigator  atteignit  un  espace  libre  dans  la  soirée  du  2k,  et  le 
lendemain  l'Entreprise  le  rallia.  Il  est  impossible  de  se  faire  une  idée 
de  la  sensation  que  nous  éprouvâmes  en  nous  voyant  encore  une 
fois  libres;  plus  d'un  cœur  reconnaissant  adressa  ses  actions  de 
grâces  au  Dieu  tout-puissant  pour  cette  délivrance  inattendue.  » 

(Sir  James  Ross.  —  Rapport  à  Vamirauté  sur  les  opérations  des  na- 
vires l'Entreprise  et  l'Investigator,  pendant  les  années  1848  à  1850.) 

IL  A  la  fin  de  septembre  1850,  les  deux  navires  américains  de 
Vexpédition  Grinneîl,  sous  le  commandement  du  capitaine  de  Haven, 
recherchaient  les  traces  de  Franklin  dans  le  canal  de  Wellington. 
Ils  y  devinrent  les  jouets  des  glaçons,  des  vents  et  des  courants. 
Enveloppés  sous  le  7'»'*  25"  de  latitude  par  une  banquise  qui  dérivait 
vers  le  sud,  ils  furent  ramenés  avec  une  force  irrésistible  dans  le 
Lancaster-Sound,  au  milieu  de  chocs  et  de  secousses  d'une  telle 
violence  qu'ils  ne  pouvaient  garder  ni  feu  ni  lumières  à  bord,  où 
tout  ne  tarda  pas  à  geler  sous  une  température  de  18"  au-dessous 
de  zéro.  Durant  l'hiver  entier,  il  leur  fut  impossible  de  se  délivrer 
de  l'étreinte  de  la  glace,  dont  les  convulsions  sous-marines  les  por- 
taient quelquefois  sur  les  flancs  et  même  sur  les  sommets  de  ses 
aspérités  extérieures.  Pendant  tout  ce  temps  les  équipages  se  tin- 
rent constamment  prêts  pour  l'abandon  des  navires,  et  pendant  trois 
semaines  n'ôtèrent  pas  leurs  habits.  Ce  ne  fut. que  le  LO  juillet  1851, 
après  dix  mois  de  cet  emprisonnement  jusqu'alors  sans  exemple,  et 
une  dérive  non  moins  extraordinaire  de  près  de  quatre  cents  lieues , 
que  le  capitaine  de  Haven  parvint  à  dégager  ses  vaisseaux ,  vers  le 
milieu  de  la  mer  de  Baffin! 

III.  Dans  le  courant  de  l'été  1867,  on  a  vu  rentrer  au  port  de  Hull 
un  baleinier  que  l'on  croyait  perdu  depuis  plus  d'une  année.  Il  avait 
passé  tout  ce  temps  emprisonné  dans  le  pack  de  la  baie  de  Baffin, 
avec  lequel  il  avait  dérivé  depuis  les  eaux  du  nord,  jusque  par  le 
travers  du  cap  Farewell.  En  proie  pendant  ce  temps  à  la  famine  et 
au  scorbut,  il  avait  perdu  plus  de  la  moitié  de  son  équipage. 

(Ferd.  de  L.) 


APPENDICE   C. 


TEMPERATURE    DU     POLE. 

(Chapitre  xzxi,  page  364.) 

LIGNES    ISOTHERMES. 

La  température  de  l'air  au  pôle  nord  a  été  l'objet  de  nombreuses 
théories,  relatives  à  l'influence  de  la  mer  et  du  soleil.  Le  10  avril 
1865,  W.  E.  Hickson,  Esq.,  a  lu  devant  la  Société  géographique  de 
Londres  un  travail  très-instructif  dont  j'extrais  ce  qui  suit  : 

«  On  avait  toujours  supposé  que  les  alentours  immédiats  des 
pôles  étaient  les  régions  les  plus  froides  du  globe,  puisqu'elles  sont 
les  points  les  plus  éloignés  de  l'équateur;  aussi  croyait-on  que  les 
dangers  et  les  difficultés  de  la  navigation  augmentaient  en  raison 
des  latitudes.  Une  opinion  toute  différente  a  commencé  à  prévaloir 
parmi  les  météorologistes,  depuis  qu'en  1817  Alexandre  de  Hum- 
boldt  publia  son  «  Système  Isothermal  >  et  démontra  que  la  dis- 
tance de  l'équateur  ne  coïncide  point  nécessairement  avec  la  tem- 
pérature moyenne  du  lieu,  et  que  l'équateur  lui-même  n'est  pas  la 
ligne  du  maximum  de  la  chaleur.  En  Afrique,  cette  ligne  traverse 
le  méridien  de  Greenwich  à  15  degrés  de  latitude  nord  et  s'élève  à 
5  degrés  plus  haut,  sur  la  limite  inférieure  du  Sahara.  En  1821,  sir 
D.  Brewster,  dans  une  étude  sur  la  température  moyenne  du  globe, 
disait  déjà  que  probablement  le  thermomètre  monterait  au  pôle  de 
5  ou  6  degrés  centigrades  au-dessus  de  ce  qu'il  marque  dans  certai- 
nes parties  de  la  zone  arctique.  Aucun  fait  n'est  venu  infirmer  cette 
conclusion  ;  tout  au  contraire,  plusieurs  tendent  à  l'appuyer.  » 

(J.-J.  Hayes.) 

LNSOLATION. 

t  La  science- de  la  météorologie^  encore  en  ébauche,  qui  se 

crée  sous  nos  yeux,  dont  1  importance  pratique  est  exceptionnelle, 
forme  un  champ  vaste,  encore  neuf,  tout  moderne,  où  le  nombre 


APPENDICES.  481 

immense  des  causes  troublantes  jette  une  telle  incohérence  appa- 
rente dans  les  résultats,  que  l'on  a  cru  pouvoir  nier  à  tout  jamais  la 
possibilité  de  déterminer  les  lois  qui  président  aux  mouvements  gé- 
néraux de  l'atmosphère  ainsi  qu'aux  phénomènes  secondaires  qui  s'y 
rattachent.  Il  semble  que,  comme  au  temps  des  fables  élégantes  do 
la  Grèce  et  de  Rome,  le  caprice  règne  en  maître  souverain  dans 
cette  couche  atmosphérique  qui  sert  de  duvet  à  la  Terre  et  que  Bo- 
rée, Notus,  Eurus  ou  Aquilo  peuvent  aujourd'hui  encore  céder  aux 
prières  ou  enfreindre  les  ordres  d'Ulysse. 

«  Et  cependant,  au  sein  des  lois  immuables  qui  président  à  l'évo- 
lution de  la  chose  inorganique,  le  caprice  n'est  plus  qu'un  vain  mot 
à  rayer  du  langage  scientifique  ;  il  n'y  a  de  caprice  que  parmi  les 
hommes.  Même  quand  nous  ignorons  ces  lois  éternelles,  sereines, 
inflexibles ,  elles  ne  nous  apportent  pas  moins  à  chaque  heure  le 
témoignage  régulier  de  leur  influence;  elles  orbites  décrites  dans 
les  cieux  par  les  grands  corps  planétaires  préexistaient  dans  le 
temps,  avant  l'époque  où  le  génie  d'un  Kepler  a  su  nous  les  dé- 
voiler. 

«  Sans  nul  doute  on  est  loin  encore  de  pouvoir  appliquer  aux  phé- 
nomènes atmosphériques  le  critérium  particulier  de  la  prévision,  ou 
de  la  prédiction,  ou  de  la  prophétie,  critérium  qui  est  le  caractère 
principal  de  toute  science  assise,  et  qui  est  l'unique  preuve  péremp- 
toire  de  la  bonté  de  ses  affirmations.  Mais  on  marche  dans  une  voie 
sûre  depuis  l'Américain  Maury,  et  l'on  a  le  droit  de  tout  attendre  de 
l'avenir  scientifique  de  la  météorologie. 

«  Les  considérations  qui  vont  suivre  relativement  à  l'influx  calorifi- 
que du  soleil  sont  des  plus  importantes  sous  le  rapport  de  la  météo- 
rologie, et  elles  prouvent  combien  seraient  précieuses  pour  le  déve- 
loppement de  la  science  du  temps  les  observations  relevées  aux  pôles 
de  la  Terre. 

«  Ces  recherches  sur  Vinsolation\  ou  quantité  de  chaleur  versée 
par  le  soleil  aux  divers  lieux,  aux  diverses  heures  et  aux  diverses 
.saisons,  auront-  du  moins  le  faible  mérite  d'avoir  été  conçues  et 
formulées  au  milieu  des  glaces,  c'est-à-dire  au  sein  même  des  obsta- 
cles que  nous  aurons  à  vaincre  pour  atteindre  le  but  que  nous  nous 
proposons. 

«  Je  m'efi'orçais  alors  d'allier  l'une  'i  l'autre  ces  deux  faces  essen- 
tielles de  toute  activité  humaine  :  la  théorie  et  la  pratique.  Isolée, 
la  théorie  nous  perd  dans  le  vide  des  abstractions  quintessenciées; 
isolée  à  son  tour,  la  pratique  exclusive  nous  ensevelit  dans  un  em- 
pirisme routinier. 

e  Je  vais  essayer  de  faire  comprendre  comment  les  régions  chaudes 
des  tropiques  ont  une  température  à  peu  près  uniforme,  tandis  que 


1.  lois  de  l'insolation;  Comptes  rendus  de  r Académie  des  snences  du 
du  28  janvier  18e7.  Courte  note,  introduction  d'un  travail  étendu. 

31 


482  LA  MER  LIBRE. 

les  régions  polaires  subissent  alternativement  un  froid  extrême  et 
une  chaleur  également  extrême.  Cette  dernière  affirmation  joue  un 
rôle  des  plus  importants  dans  la  question  du  pôle  nord. 

«  ....  La  Terre  circule  autour  du  soleil  dans  le  plan  de  l'éclipti- 
que  ;  la  ligne  qui  aboutit  au  soleil  forme  avec  la  ligne  des  équinoxes 
l'angle  de  longitude  héliocentrique,  longitude  qui  se  décrit  en  raison 
d'un  degré  environ  par  jour,  et  qui  détermine  les  époques  et  les  di- 
verses saisons. 

«  Le  plan  perpendiculaire  à  la  ligne  de  longitude  héliocentrique 
coupe  la  Terre  suivant  le  cercle  dHllumination.  Dans  sa  rotation 
diurne,  la  Terre  présente  successivement  au  soleil  ses  divers  points 
f)0ur  en  recevoir  lumière  et  chaleur  ;  la  partie  située  en  avant  du 
cercle  d'illumination  est  éclairée  et  chauffée;  la  partie  postérieure 
ne  reçoit  ni  chaleur  ni  lumière.  La  considération  du  cercle  d'illumi- 
nation permet  d'exposer  très-simplement  le  plus  grand  nombre  des 
apparences  astronomiques. 

«  L'axe  de'  rotation  fait  avec  le  plan  d'illumination  un  angle  varia- 
ble avec  le  temps,  angle  que  l'on  prouve  être  égal  à  la  déclinaison 
du  soleil,  et  qui  détermine  encore  l'époque.  Cette  déclinaison, 
d'ailleurs,  se  déduit  facilement  de  l'obUquité  de  l'écliptique,  23"  28' 
et  de  la  longitude  céleste. 

«  Le  rayon  solaire,  ou  si  l'on  veut,  la  direction  de  l'onde  calorifi- 
que, frappe  la  surface  de  la  Terre  sous  des  incidences  inégales.  Lors- 
que le  rayon  incident  est  normal  à  la  surface,  la  quantité  de  chaleur 
perçue  est  un;  pour  toute  autre  incidence,  cette  quantité  de  chaleur 
est  représentée  par  le  cosinus  de  l'angle  d'incidence. 

«  Or  on  prouve  que  la  perpendiculaire  abaissée  d'un  point  quel- 
conque de  la  surface  sur  le  plan  d'illumination  est  exactement  égale 
à  ce  cosinus  cherché. 

«  Pour  avoir  la  moyenne  des  quantités  de  chaleur  versées  dans 
un  jour  par  une  latitude  donnée,  il  faut  donc  abaisser  des  perpendi- 
culaires de  tous  les  points  du  pourtour  de  l'arc  diurne  du  paral- 
lèle de  latitude  sur  le  plan  d'illumination,  et  preùdre  la  moyenne 
de  toutes  ces  lignes.  On  n'arrive  en  général  à  la  simplicité  qu'a- 
près de  longs  détours,  et  ce  n'est  qu'à  la  suite  de  calculs  pénibles 
et  compliqués  que  j'ai  pu  trouver  ce  procédé  simple  et  élémen- 
taire. 

<  Avec  un  peu  de  calcul  intégral,  on  prouve  que  la  moyenne  cher- 
chée est  précisément  égale  à  la  perpendiculaire  abaissée  du  centre 
de  gravité  de  l'arc  diurne  du  parallèle. 

«  Si  le  centre  de  gravité  de  l'arc  diurne  coïncidait  avec  le  centre 
de  gravité  de  la  flèche  du  segment  correspondant  d'arc  de  parallèle, 
on  obtiendrait  une  courbe  qui  est  une  ellipse  parfaite,  et  dont  les 
diamètres  conjugués  et  les  axes  principaux  se  construisent  très- 
facilement  et  graphiquement.  Mais  ce  centre  de  gravité  cherché  est 
un  peu  plus  éloigné,  et  il  oscille  entre  0,50  et  0,64  de  la  flèche,  en 
atteignant  cette  dernière  valeur  vers  l'équateur. 


APPENDICES.  483 

c  En  construisant  la  courbe  point  par  point,  on  obtient  une  tigure 
très-simple  qui  peint  la  marche  du  phénomène. 

€  Pour  tous  les  parallèles  de  jour  constant  où  le  soleil  ne  se  cou- 
che pas,  les  centres  de  gravité  se  trouvent  sur  l'axe  même  de  rota- 
tion, et  la  partie  correspondante  de  la  courbe  est  une  ligne  droite 
qui  prouve  qu'au  21  juin  la  chaleur  perçue  va  en  croissant  depuis 
le  cercle  polaire  jusqu'au  pôle. 

t  Le  jarret,  ou  point  de  rebroussement  de  la  ligne  représentative 
du  phénomène,  suffit  à  préciser  le  caractère  d'un  minima  qui  n'est 
pas  au  pôle. 

<  Du  21  mars  au  21  juin  et  du  21  juin  au  21  septembre,  \e  jarret 
se  déplace  en  parcourant  l'arc  de  circonférence  décrit  sur  le  rayon 
de  la  Terre  comme  diamètre.  Le  centre  de  gravité  de  cette  partie 
de  circonférence  donne,  par  la  perpendiculaire  correspondante,  la 
valeur  moyenne  des  minima  pendant  les  six  mois  indiqués,  et  c'est 
à  la  situation  que  prend  alors  l'axe  de  rotation,  à  la  date  marquée 
par  cette  situation,  d'après  la  déclinaison  ou  la  longitude,  à  la  lati- 
tude qui  ressort  du  dessin,  que  se  trouve  le  parallèle  de  minimum 
de  température.  Ce  parallèle  avoisine  le  80"  degré. 

«  Cette  courbe,  qui  permet  de  comparer  les  moyennes  d'insola- 
tion diurne  pour  un  jour  donné,  sur  tous  les  points  du  globe,  ou  (jui 
représente  les  quantités  de  chaleur  versées  par  le  soleil,  ne  spécifie 
point  les  températures  propres  de  chaque  parallèle,  même  en  suppo- 
sant que  l'on  puisse  se  fier  aux  indications  du  thermomètre,  guide 
infidèle  sous  ce  rapport  et  qui  obéit  à  nombre  d'autres  causes  lo- 
cales. 

«  En  premier  lieu,  les  divers  points  de  la  Terre  étant  soumis  tour 
à  tour  à  rinsolation  diurne  et  au  refroidissement  nocturne,  il  faut 
multiplier  les  moyennes  de  la  courbe  indiquée,  par  le  rapport  à  vingt- 
quatre  heures  du  nombre  d'heures  de  jour.  La  partie  linéaire  de  la 
courbe  n'est  pas  altérée,  puisqu'alors  le  jour  est  constant;  mais,  à 
partir  du  jarret,  le  coefficient  de  multiplication  va  sans  cesse  en  dé- 
croissant; et  vers  les  parages  équatoriaux,-  ce  coefficient  est  0,50 
environ,  puisque  le  jour  dure  environ  douze  heures. 

«  Je  vais  préciser  à  l'aide  de  quelques  chififres  :  la  moyenne  d'in- 
solation au  pôle  est  représentée  par  le  nombre  0,40,  ou  sinus  de 
23"  28'  ;  cette  même  moyenne  est  représentée,  vers  l'équateur,  par 
le  nombre  0,64.  Le  premier  nombre  ne  sera  point  altéré  par  le  fac- 
teur diurne,  tandis  que  le  second  nombre  devient  0,32,  c'est-à-dire 
qu'au  21  juin  le  soleil  verse  au  pôle  une  quantité  de  chaleur  repré- 
sentée par  40,  si  le  nombre  32  représente  la  chaleur  versée  au  tro- 
pique du  Cancer. 

«  Ainsi,  en  dehors  d'autres  conditions  spéciales  que  j'indiquerai 
plus  loin,  il  devrait  faire  plus  chaud  au  pôle  nord  qu'à  l'équateur, 
si  cette  date  particulière,  du  24  juin,  était  immuable,  c'est-à-dire  si 
l'axe  de  rotation  faisait  un  angle  constant  de  23»  28'  avec  le  cercle 
d'illumination. 


484  LA  MER  LIBRE. 

«  Ce  résultat  n'a  rien  de  surprenant  quand  on  réfléchit  qu'an 
pôle  il  est  midi  toute  la  journée^  et  qu'à  l'équateur  les  pertes  de  la 
nuit  compensent  notablement  les  gains  calorifiques  du  jour'. 

c  D'ailleurs,  les  mômes  considérations  indiquent  la  température 
de  —  60  comme  devant  être  celle  de  l'hiver  dans  les  parages  circum- 
polaires. La  moyenne  annuelle,  prise  convenablement,  en  tenant 
compte  des  durées,  dépasse  25  degrés  au-dessous  de  zéro.  On  doit 
donc  observer  dans  ces  parages  le  plus  extrême  froid,  non  moins 
qu'une  extrême  chaleur  en  partie  combattue  par  les  conditions  gla- 
ciaires. 

t  C'est  en  conséquence  du  refroidissement  nocturne  que  le  moment 
le  plus  chaud  de  la  journée  n'est  point  à  midi,  bien  qu'à  ce  moment 
la  chaleur  versée  soit  la  plus  considérable  ;  le  maximum  de  chaleur 
cemmence  après  la  deuxième  heure.  De  même  dans  notre  hémi- 
sphère le  mois  le  plus  chaud  n'est  pas  le  mois  de  juin,  époque  où 
les  moyennes  d'insolation  sont  les  plus  fortes,  et  c'est  vers  le 
deuxième  mois  qu'a  lieu  le  maximum.  Au  pôle  nord,  cette  considé- 
ration acquiert  plus  d'importance  à  cause  de  l'absorption  de  la  cha- 
leur dépensée  pour  fondre  les  glaces,  et  par  la  longueur  d'un  refroi- 
dissement semestriel;  la  débâcle  des  glaces  commence  en  juin;  c'est 
la  période  dangereuse,  et  la  mm*  ne  devient  franche  de  glace,  au 
loin  des  terres,  qu'en  août,  septembre  et  octobre;  ou  du  moins  ces 
mois  sont  les  plus  favorables*. 

«  Une  seconde  cause  spéciale  à  l'atmosphère  vient  encore  modifier 
la  loi  caractérisée  par  la  courbe  des  moyennes  d'insolation  et  par  les 
indications  précédentes.  Vous  savez  que  l'atmosphère  constitue  au- 
tour de  la  Terre  comme  une  sorte  de  vêtement  qui  remplit  deux 
buts  :  il  nous  abrite  en  partie  des  rayons  solaires,  en  absorbant  près 
de  moitié  de  la  chaleur  directement  envoyée,  et  il  conserve  aussi 
autour  de  nous  cette  fraction  de  chaleur  qui  nous  parvient.  Sans 
cette  couche  atmosphérique,  la  chaleur  solaire  se  réfléchirait  sur  la 
surface  pour  se  disséminer  dans  l'espace,  en  ne  nous  octroyant  pres- 
que aucun  de  ses  bienfaits  ;  quant  à  la  part  absorbée  par  ce  manteau 
protecteur,  cette  part  se  transforme,  soit  par  aspiration,  soit  par 
compression,  en  cette  force  particulière,  ou  vent,  que  nous  utilisons 
pour  nos  navires  et  nos  usines  ;  force  bienfaisante  quand  elle  est  ré- 


1.  Voici  deux  hypothèses  qui  permettent  de  caractériser  l'insolation  po- 
laire :  s'il  existait  une  planète  dont  Taxe  de  rotation  fût  incliné  de  45  degrés 
sur  le  plan  d'illumination,  le  pôle  de  cette  planète  subirait  une  température 
de  70  degrés;  et  si  l'axe  de  rotation  se  trouvait  dans  la  direction  du  soleil 
en  faisant  alors  un  angle  de  90  degrés  avec  le  cercle  d'illumination,  la  tem- 
pérature polaire  atteindrait  100  degrés;  l'eau  n'existerait  à  ce  point  qu'à  l'état 
de  vapeur. 

2.  Une  réflexion  analogue,  qui  m'est  suggérée  par  une  notabilité  mari- 
time, explique  aussi  comment  les  côtes  Est  des  continents  sont  toujours  plus 
froides  que  les  côtes  Ouest,  à  saisons  égales  et  latitudes  égales. 


APPENDICES.  48i 

glée,  maîtrisée  et  recueillie;  force  qui  sème  l'épouvante,  la  destruc- 
tion et  la  mort  quand  elle  agit  en  ouragan.  Toutes  les  grandes  puis- 
sances sont  ainsi  fécondes  quand  on  peut  les  régler,  désastreuses  et 
destructives  quand  elles  saillent  en  désordre  et  par  choc. 

t  Or,  en  admettant  que  l'épaisseur  de  l'atmosphère  soit  environ 
le  quatre-vingtième  du  rayon  terrestre,  le  calcul  apprend  que  cette 
épaisseur  varie  depuis  sa  plus  petite  valeur,  dans  le  sens  du  zénith, 
jusqu'à  douze  ou  treize  fois  plus  vers  l'horizon  ;  l'absorption  de  la 
chaleur  solaire  est  donc  plus  grande  quand  le  soleil  est  bas  vers  l'ho- 
rizon que  quand  il  est  midi,  ou  bien  quand  les  circonstances  conve- 
nables de  latitude  et  d'époque  lui  permettent  de  passer  au  zénith. 
On  voit  donc  que  les  rayons  solaires  perçus  au  pôle  doivent  être 
frappés  d'un  coefficient  de  diminution  eu  égard  à  la  faible  hauteur 
du  soleil  au-dessus  de  l'horizon.  La  chaleur  versée  est  donc  moindre 
que  ne  l'indique  la  moyenne  d'insolation;  eL  il  faut  demander  à  une 
autre  forme  de  courbe  la  représentation  graphique  du  phéno- 
mène *. 

«  De  plus,  après  avoir  tenu  compte  de  l'intensité  de  l'insolation, 
de  sa  durée  et  de  l'absorption  atmosphérique,  on  doit  se  rappeler 
combien  la  réalité  s'écarte  de  l'hypothèse  préliminaire  relative  à 
l'homogénéité  de  la  surface  de  la  Terre. 

«  Lorsqu'une  chaîne  de  montagne  court  Est  et  Ouest,  les  deux 
versants  Nord  et  Sud  de  cette  chaîne  jouissent  de  climats  locaux 
souvent  très-différents,  suivant  Vexposition.  Des  points  très-ra^ro- 
chés,  mais  où  les  terres  présentent  de  grandes  inégalités  comme 
pouvoir  émissif  et  absorbant,  donnent  des  moyennes  thermométri- 
ques très-inégales.  Les  terrains  sablonneux  de  diverses  parties  du 
continent  africain,  par  exemple,  présentent  des  températures 
moyennes  presque  doubles  des  températures  accusées  sous  les 
mêmes  latitudes  au  milieu  de  l'Océan. 

c  Les  lignes  isothermes  ne  peuvent  donc  affecter  quelque  régula- 
rité que  dans  les  espaces  immenses  à  peu  près  homogènes,  tels  que 
la  Sibérie  ou  les  deux  grands  Océans. 

t  En  ajoutant  à  ces  causes  locales  l'influence  des  grands  courants 
océaniens  et  aériens,  on  voit  combien  sont  démesurément  complexes 
les  bases  sur  lesquelles  on  peut  asseoir  les  lois  générales  thermo- 
métriques;  combien  il  faudra  de  pénétration  aux  chercheurs  pour 
démêler  dans  des  observations  isolées  et  multipliées  ce  qui  appar- 
tient à  l'ensemble  et  ce  qui  découle  daccidents  locaux,  et  combien 
nous  sommes  loin  du  but  scientifique  que  peut  se  proposer  la  bran- 
che de  la  météorologie  qui  a  pour  but  la  théorie  des  climats. 


1 .  Cette  absorption  plus  considérable  des  rayons  solaires  par  ratmospbère 
le  malin  et  le  soir,  explique  aussi  la  naissance  corrélative  des  brises  du  ma- 
tin et  du  soir  chaque  Calorie,  absorbée  par  la  masse  de  l'air,  donne  lieu  k 
un  déploiement  de  Force  mécanique  de  426  kilogrammes. 


486  LA  MER  LIBRE. 

•  Les  observations  faites  aux  environs  du  pôle  ont  à  ce  point  de 
vue  une  importance  capitale  pour  l'avenir  scientifique;  et  en  me 
bornant  à  cette  esquisse  si  condensée,  je  crois  avoir  suffisamment 
précisé  ce  que  l'on  peut  attendre  d'observations  polaires.  »  (Gus- 
tave Lambert,  Projet  de  voyage  au  pôle  nord.) 


Nota.  —  On  sait  que  M.  Gustave  Lambert,  ancien  élève  de  rÉcole 
polytechnique,  professeur  d'hydrographie,  homme  d'action  autant 
que  de  science,  après  avoir  consacré  plusieurs  années  à  étudier  de 
visu,  sur  des  vaisseaux  baleiniers,  les  chemins  du  pôle,  s'est  fait, 
parmi  nous,  le  promoteur  infatigable  et  jamais  découragé  d'une 
exp